Le Fil de givre d’Isabelle Lévesque : une lecture

En 2017, Isabelle Lévesque nous offrait Voltige ! (L’Herbe qui trem­ble), un chant d’amour ou une danse amoureuse, qui nous avait entraînés dans une folle ronde : tan­tôt tour­mente, tan­tôt tran­scen­dante, sa force cen­trifuge tou­jours nous décen­tre, active le moteur désir­ant au cœur de notre vie, qui ne demande que cela : tourn­er et sor­tir d’elle-même, ent­hou­si­aste. 

Ce drôle de mou­ve­ment fou de l’amour déraisonne, lève l’ancre de la rai­son qui nous arraison­nait, abolit les mesures de con­trôle qui s’amoncellent entre nous et le monde. Quelque chose d’essentiel, de vivant, de vibrant, d’unique, peut-être, sem­ble approché. Para­doxale­ment, le mou­ve­ment cen­trifuge de la danse amoureuse pro­duit un effet cen­tripète : notre per­son­ne se remet à creuser son pro­pre sil­lon, gagne en con­cen­tra­tion, s’individualise.

À tra­vers une parole sen­si­ble ten­due entre échos d’expériences intimes et sens à portée uni­verselle, Isabelle Lévesque a pleine­ment joué son rôle de poétesse. Les deux extrémités du fil poé­tique ont leur rôle à jouer, même si c’est d’abord l’extrémité indi­vidu­elle que tire l’auteure.

 

Isabelle Lévesque, Le Fil de givre, avec des 
pein­tures de Marie Alloy, Al Man­ar, 2018

 

Dans les poèmes en vers et en prose de son recueil Le fil de givre, accom­pa­g­né de belles pein­tures de Marie Alloy, qui a paru au print­emps 2018, c’est le même fil que tire Isabelle Lévesque. Mal­gré les ver­tiges don­nés par des expéri­ences sou­vent impos­si­bles à rassem­bler en un tout cohérent, il faut oser sauter le pas, pour que la danse de la vie regagne de l’élan, que soit entraînée dans un mou­ve­ment notre vie toute entière, sans que soit aban­don­née der­rière elle l’une de ses par­ties. « Le saut devient danse », lisons-nous à la pre­mière page du livre.

 

*

Ces poèmes, qui, de prime abord, peu­vent paraître abstraits, ne le sont pas, ils déti­en­nent seule­ment une part de mys­tère, que l’écrivain partage avec le lecteur, et ne ren­voient qu’à des expéri­ences vécues, men­tales ou physiques. De sorte qu’ils savent comme par eux-mêmes – mais en fait, par l’art poé­tique – se fray­er un chemin liq­uide dans la masse cal­caire (Isabelle vit auprès du Plateau du Vex­in), com­pacte et ances­trale, des sou­venirs. Cepen­dant, là-bas une com­plic­ité intime lie l’eau et le cal­caire, le liq­uide et le minéral, une com­plic­ité toute faite de temps, dans sa modal­ité de durée à l’échelle géologique, autrement dit de patience.

Le Fil de givre, pein­ture de Marie Alloy.

Le livre com­mence ain­si : 

 

Au ren­dez-vous de pierre.
Escalier droit, march­es larges. Jour au pied de la falaise. […]. Le saut devient danse.
 […] J’entends les mots que tu hiss­es et les nuages rejoints se font tor­rents. (p. 9)

 

Par ces chemins sin­ueux que l’auteure leur assigne de son mieux, les sou­venirs trou­vent par­fois une issue à la sur­face de la con­science, révélant ain­si une part de leur secret. Pour l’heure, l’élément minéral domine, les chemins « cou­verts de lierre » (ibid.) sont périlleux, et dans ce même poème, la « pierre » en excip­it fait écho à celle en incip­it :

 

Désor­mais vigne se cueille.
Je te retrou­verai tout à l’heure ou jamais, le ciel est une forter­esse de pierre. 

 

 

La même « pierre » scelle encore le pas­sage vers les hau­teurs de la con­science, gravis par « degrés » (ibid.). « Désor­mais » et « ou jamais » : deux ensem­bles de trois syl­labes, mis en relief par l’auteure grâce à l’italique, riment ensem­ble, défi­ant récipro­que­ment, mais sans encore pou­voir la dépass­er, leur appar­ente con­tra­dic­tion tem­porelle, celle de l’avenir qu’ouvre le présent (ce que sig­ni­fie « désor­mais ») et celle du présent à l’avenir fer­mé (ce que sig­ni­fie « jamais »). Quant au « mais », il rature chaque mot de l’intérieur, con­spire pour leur réconciliation.

 

*

« Pas le vide. Nuit claire » (ibid.). Les jalons sont déjà présents, il suf­fi­ra d’ouvrir les yeux, et de faire con­fi­ance au temps, qui fini­ra bien par nous élever, « ronde ascen­sion » (p. 57), et ouvrir la « forter­esse du ciel » (ibid.). La nuit est claire, n’est jamais absolue. « Pein­dre, écrire, renouer les fibres déliées » (p. 20).

Pour l’heure, le lien frag­ile doit encore être tis­sé, ou retrou­vé – retis­sé –, si bien qu’il y manque le « l » final : « Fi du jour ! » (p. 10). Ce « l » qui tombe, par exem­ple, n’est pas une réduc­tion pos­i­tive, mais une perte, dans le procès de resti­tu­tion du sens. « Un son se perd, le sort, pire vic­toire en voyelle. » (p. 12). Com­ment rassem­bler le sens sans les phras­es, les phras­es sans les mots, les mots sans les let­tres, quand ces dernières, bien « loin » (ibid.) de tout accord de paix, sont en lutte, peu­vent s’annuler l’une l’autre, surtout les vin­dica­tives voyelles, dont la sonorité naturelle prime les trop sour­des con­sonnes, dis­crètes par nature, et dépen­dantes de leurs sœurs. « Les con­sonnes assour­dies trébuchent » (ibid.). « La voyelle, accen­tuée, vig­i­lante, écarte le car­refour des con­sonnes. » (p. 32).

*

Le Fil de givre, pein­ture de Marie Alloy.

« Fi du jour ! ». De même que les ténèbres noc­turnes ont d’emblée été rel­a­tivisées, le jour, aus­si accueil­lant soit-il, doit être repoussé, pour laiss­er place au tra­vail de la matière des sou­venirs – du présent immé­di­ate­ment trans­muté en sou­venir. Cette matière est nuancée comme l’est la lumière dans la vie, faite de jour et de nuit : c’est une « ombre » (p. 10). Ain­si, un tra­vail ardu aux tré­fonds de la langue sera néces­saire, à tra­vers un dou­ble biais :

D’abord, un biais pho­tographique, c’est-à-dire la révéla­tion des dégradés du noir au blanc :

 

Temps fer­ment, noc­turne inversé,
ponc­tu­a­tion de l’ombre
tour­nant pleine-lumière  (ibid.).

 

L’espoir tient pré­cisé­ment dans la pré­car­ité de la lumière, et non dans le plein feu du soleil. Vac­il­lante dans la nuit, la flamme demeure vaillante.

Ensuite, un biais de gravure, la langue creu­sant la matière des mots pour lui don­ner, out­re la couleur, un aspect prop­ice à l’expression recher­chée : « Nous ne graverons aucun signe pour dur­er » (p. 63), et :

 

Phrase et le verbe échap­pé rejoint. 
Rien ne finit qu’il faille creuser un sil­lon, ces lignes où des signes attisent.
Trace. Ves­tige. Les mots solides  […] (p. 54)

 

 

*

Que se joue-t-il dans les ten­sions entre ces extrêmes – non, ces pôles –, nuit et jour, voyelles et con­sonnes, passé et futur, etc. ? C’est juste­ment cette ten­sion qui met en mou­ve­ment, ou per­met de le retrou­ver ; qui, relançant ce mou­ve­ment, par suite entraîne pos­i­tive­ment chaque pôle dans une « danse », afin que leur polar­ité ne con­stitue pas une sim­ple oppo­si­tion néga­tive ; enfin, qui per­met, à par­tir de ce dynamisme, qu’un avenir puisse encore advenir. 

Ain­si, tan­tôt il s’agit de « flétrir le soir » (p. 16), tan­tôt de « défroiss­er le jour » (p. 18). Le jour est prop­ice pour flétrir le soir, le soir est prop­ice à défroiss­er le jour. La nuit n’est pas néga­tive, et ne doit pas étouf­fer le jour. Cha­cun doit trou­ver sa place vis-à-vis de l’autre, qui doit suiv­re, comme un cycle, comme une ronde – comme une danse.

 

*

 

Le Fil de givre, pein­ture de Marie Alloy.

La poétesse ne désire pas cristallis­er le fil, à sceller le givre en glace immuable, d’une solid­ité con­fort­able, peut-être. Elle cherche à puis­er la force néces­saire à son poème dans la lec­ture qu’elle fait du givre, son regard glis­sant le long de sa sin­ueuse écri­t­ure prim­i­tive, son œil faisant du fil de givre un fil de lec­ture, com­préhen­si­ble, déchiffrable, poten­tielle­ment trans­mis­si­ble et partageable.

 

Où la parole première ?
Flo­con mag­né­tique.  (p. 53)

 

Le fil de givre tiré, fait fil de lec­ture, a naturelle­ment pour voca­tion d’être partagé : de don­ner un livre, comme le présent recueil, bien sûr, mais préal­able­ment, d’être conçu ensem­ble. Ain­si, la poétesse n’est pas seule dans ce tra­vail. Du moins désire-t-elle le croire, se savoir vrai­ment épaulée, chem­i­nant main dans la main dans une direc­tion com­mune. Mais le plus sou­vent, la col­lab­o­ra­tion pren­dre la forme d’un corps à corps avec l’homme aimé. Soli­taire corps à corps (cos­mique) autour du duel corps à corps (amoureux). Le corps à corps épuise corps et âme.

 

Tu es en fleur
ou
presque
déjà

– tu es partout  (p. 12)

 

Dans les 9 courts vers du poème suiv­ant (p. 13), nous comp­tons 4 « tu » et un seul « nous » final. Effec­tive­ment, la présence sen­suelle de l’être aimé envahit tout, per­turbe davan­tage l’ouvrage (poé­tique et mémoriel) qu’il ne le favorise. Ain­si les écrivains sont-ils accom­pa­g­nés, le plus sou­vent, eux qui se con­sacrent à un tra­vail très solitaire.

Néan­moins, c’est le pro­pre de l’amour de sub­limer le temps en inten­si­fi­ant l’expérience, quitte à se croire capa­ble de « retenir le monde » ou d’ « attrap­er le soir. Rien n’est moins sûr. » (p. 14, là encore, l’auteure souligne). « Tu courais con­tre le temps », lisons-nous p. 18. La « lutte con­tre le temps » ne peut dur­er qu’un temps.

« Rien n’est moins sûr. » Après cette pré­coce prise de con­science, le nuage de « tu » se mue en un nuage de « il » (5 occur­rences dans les 9 petits vers du poème suiv­ant, p. 15), un pronom déjà plus dis­tant, ou plus lucide. 

Le pou­voir de l’amour devient ain­si une force ambiguë, con­tre laque­lle la poétesse va devoir lut­ter, et déter­min­er si elle peut com­pos­er avec lui. Lut­ter pour le temps, restau­r­er sa place dans la vie. Ce faisant, com­ment ne pas lut­ter con­tre l’amour ? Ques­tion douloureuse et déli­cate, qui est peut-être au cœur du livre.

 

*

 

Com­ment retiss­er l’assise du temps pour refaire le monde, lorsque nous l’avons « défait » (p. 18), et que l’amour con­tin­ue d’entretenir le désir, et récipro­que­ment ? « Ce que nous fûmes résonne » (p. 19). Dans la rela­tion amoureuse, si rapi­de­ment blesse la nostalgie !

Désir omniprésent, poly­mor­phe, puisqu’il est semé par l’être aimé, lui-même « partout » (p. 12, déjà cité). Forme ignée, aéri­enne, gazeuse, ou aqua­tique, comme dans le poème de la page 20, tein­té de mélancolie.

 

Les points écartés
à la sur­face changent l’écume en sel. 

 

Comme en chemin retour vers son orig­ine, l’éros perd de sa fer­til­ité, et du sel naît une écume sans Aphrodite. Plus tard, il sera à nou­veau asso­cié à l’élément minéral :

 

Marche dans l’eau claire,
con­tre la pierre. Le sel (jadis : relief du ciel).  (p. 53)

 

Mais l’élément aqua­tique est des plus mobiles (« L’eau des méta­mor­phoses », écrit l’auteure, p. 52), car il sait se mêler aux autres :

 

Pour qu’une humide escale prenne terre
et féconde.  (ibid.)

 

L’omniprésence de l’être aimé trans­forme la con­tem­pla­tion avec la matière mémorielle en con­fronta­tion avec lui et ses mul­ti­ples traces, par lesquelles pro­pre­ment il s’inscrit partout, et per­siste longtemps, sans que l’amante ne parvi­enne véri­ta­ble­ment à décider si elle désire ou non cette per­tur­ba­tion, puisque cette dernière est inhérente à la rela­tion amoureuse. Les choses réson­nent de sa présence, même s’il est absent.

 

Tu es passé, le bord-fos­sé dis­court et
falaise, moitié craie, silex en aparté. La voix,
l’inaudible couché au pied du vail­lant.  (p. 21)

 

Là encore, le temps, réal­isant la com­plic­ité entre les élé­ments, sera un puis­sant via­tique. Car l’aquatique et la ter­restre don­nent le minéral : celui des falais­es cal­caire (cette eau solid­i­fiée, un peu fri­able) auprès desquelles vit l’auteure.

 

L’eau prise en sortilège.
L’érosion n’a rien suivi
du mar­itime attrait d’un mas­sif poli. (p. 53)

 

*

 

Écrire, si c’est pour relancer le mou­ve­ment entraî­nant de la vie pour réc­on­cili­er ses aspects, passe désor­mais par la lutte. Oui, la danse s’est faite lutte.

« J’oublie, je cogne. » (ibid.). Il faut oubli­er pour mieux écrire, mais il est impos­si­ble d’oublier lorsque l’autre vous rap­pelle sans cesse à son sou­venir, con­trari­ant et favorisant en même temps la volon­té poé­tique. « Por­tant haut les mots, tu lisais les poèmes. Tu sec­ouais mes ombres » (ibid.). Si bien que l’amante entend « un mot cogne pour con­jur­er l’oubli ».

Or, écrire de la poésie n’est pos­si­ble qu’à par­tir d’une dilata­tion silen­cieuse des sens, ouverts sur le monde et ses man­i­fes­ta­tions. La poétesse se retrou­ve ain­si à com­bat­tre sur tous les fronts, entre voix et silence, activ­ité et pas­siv­ité : préser­vant sa capac­ité con­tem­pla­tive (les poèmes sont mar­qués, par exem­ple, par de nom­breux mar­queurs saison­niers, jusqu’à l’hiver, et au-delà – p. 25), médi­tant sur le rôle de sa rela­tion amoureuse, débusquant les ombres pour mieux les accueil­lir en son sein (p. 23). Autant d’aspects qu’elle com­posera en un bou­quet sub­til – « fleur » du sexe mas­culin (p. 12), « coqueli­cots » fétich­es folle­ment cueil­lis (p. 18 et p. 34), « jacinthe » et « jon­quille » annonçant le print­emps (p. 25), « lys immac­ulé » enlu­mi­nant le recueil de poésie –, avant que ne prenne le pas, jusqu’à la fin du livre, un her­bier plus prim­i­tif, com­posé de sim­ples – « feuilles », « herbes », « lierre ».

 

*

 

L’auteure « cogne » pour oubli­er, afin d’écrire. À l’approche de la fin de l’hiver, c’est-à-dire à l’approche d’un nou­veau cycle vital, pour espér­er elle aus­si par­ticiper au nou­veau print­emps qui doit venir, elle doit 

 

Bat­tre le vent
Frap­per fort » (p. 25),
jusqu’à tranch­er l’hiver.

Pour que le soir ne soit pas
la fin. (p. 48).

 

Mais alors, c’est elle qui « saigne, flanc touché » (ibid.). Dans le dan­ger de l’extinction, la pos­si­bil­ité d’être non seule­ment traquée mais chas­sée, l’idée du « fil de givre » (p. 39), aus­si pré­caire paraisse-t-elle, ne peut pas encore émerg­er. Dans ce poème, la métaphore cynégé­tique pour évo­quer la rela­tion amoureuse prend tout son sens. « J’écris je saigne ici, flanc touché, le chas­seur et sa proie. » (p. 25).

Nous com­prenons aus­si que deux amours s’opposent, cherchent à cohab­iter : celui de l’homme et celui de l’écriture (d’où naî­tra l’idée de co-écriture).

Le print­emps renaît, comme doit revenir l’écriture.

 

Elle écrit. C’est sa vie[…] Ce qui cesse com­mence.  (p. 62)

 

Ce mou­ve­ment cyclique posi­tif s’oppose au cycle négatif de l’éternel retour, pas celui de Niet­zsche, celui des men­songes. Celui-ci, par exemple :

 

 […] au risque du songe, nous écrivons
l’histoire qui n’a pas com­mencé. Éter­nel aveu fos­soyé par le passé. » (p. 60)

 

Il appa­raît alors que le recueil retrace à sa manière, comme une his­toire, la dialec­tique de l’élaboration poé­tique, faite de moments négat­ifs et de dépasse­ments suc­ces­sifs. La proie seule n’est jamais chan­tée, elle l’est avec le pré­da­teur. L’hiver n’est pas vain­queur, sans la tiédeur future du print­emps. Etc. Et récipro­que­ment. Dans un poème, « je saigne », le vent bat­tu et la « flamme » de l’ « ici » (p. 25) don­nent dans un autre en écho le « tu saignes », le « Il bat » et le « nous brûlons » (p. 40).

 

*

 

Après cette acmé des poèmes des pages 24 et 25, un pas est franchi, la vio­lence retombe.

 

Pas de taille
à regarder venir
le pire. 
 (p. 26)

 

Les amants ont « trop filé le noir » (p. 28), il faut se con­fi­er à « la graine promise » (p. 27) de l’espoir d’un print­emps. La nuit embrassée au début du recueil, du moins hon­orée (p. 14), cède du ter­rain au jour, au sup­posé « Matin clair, dis-tu » (p. 30). « Braise effraie. Rompt la nuit. » (ibid.).

C’est dans ce con­texte plus favor­able, mais avec la blessure au flanc, que doit se recom­pos­er, à nou­veau frais, le tis­sage de la langue poé­tique, sa laine nuageuse.

Pour l’heure, « Rien de plus indi­ci­ble que le mot sans let­tre en gorge. » (p. 25). C’est que la douleur est un savoir, fait de « silence », ce pré­cieux « sec­ours » (p. 30). Mutique, « Sans ques­tion » le poète reçoit « Réponse » (ibid.).

Ain­si, l’aventure se pour­suit depuis le « Silence plus grand que l’ombre » (p. 36), depuis une sorte de tab­u­la rasa du lan­gage. Silence, puis « mur­mures » (ibid.). Tout est à recom­pos­er, il s’agit de « relire notre his­toire » (p. 32). Mais rien n’est à créer, car tout est déjà présent, sous les cen­dres ou la neige : il ne s’agit pas tant de créer que de ramass­er et rassem­bler auprès de soi.

La poétesse reprend d’abord la con­ju­gai­son et ses groupes (verbes des trois groupes, verbes réfléchis et irréfléchis) :

 

Les mur­mures épel­lent les verbes par groupes :

se blot­tir arriv­er join­dre

 

Puis elle rassem­ble autour d’elle les let­tres, « voyelle » et « con­sonnes », pour sus­citer la renais­sance du « son » (ibid.), le son artic­ulé né de leur alliance.

Sur cette base frag­ile, dans le lex­ique du lien qui est au cœur du recueil, il est pos­si­ble d’envisager encore l’être ensem­ble, le « nous », et son homonyme à l’impératif, « Noue » (p. 33), qui est aus­si son qua­si synonyme.

 

Nous sommes,
loin d’une apparence trompeuse,
noués à l’herbe.  (p. 37)

 

*

 

Avec cette laine cardée, cette rela­tion rafraîchie du lan­gage, le mys­tère de la réal­ité sen­si­ble, « indéchiffrable » (p. 38), revient envahir la poétesse. Elle l’avait effrayé avec ses frasques, trop loin de lui, « Comme et si loin. » (p. 24). C’est par lui seul que peut se nouer le fil de givre, car il se man­i­feste sous la forme d’un « paysage nu con­fon­du [qui] brusque notre mémoire. » (p. 38) : un poète n’est relié avec lui-même que lorsqu’il est relié au mys­tère de l’être.

La rela­tion amoureuse, quant à elle, peut à nou­veau s’écrire, rede­venir l’apparence d’une écri­t­ure, une his­toire com­mune, avec son lan­gage pro­pre, mutique lui aus­si. « Je t’embrasse. » (p. 39). Le « Fil de givre » serait-il cet invis­i­ble dans la rela­tion, qui relie, la Rela­tion même, impal­pa­ble, qui entoure (ibid.) ? L’amour dit avoir retrou­vé son vrai mystère.

 

*

 

Pour­tant, un nou­veau moment négatif survient par sur­prise. Le retour de la force amoureuse se fait à nou­veau au détri­ment des con­di­tions du tra­vail poé­tique : « j’ai per­du le fil. » (p. 40).

Et le jeu reprend entre l’amour de l’homme et celui de l’écriture, un jeu douloureux, laborieux, beau, presque jamais sim­ple, puisque en même temps l’autre, qui aime le poème (qui aime l’amante au tra­vers de ses poèmes ?) lui aus­si (« lisait les poèmes », p. 22), peut encour­ager à écrire :

 

Tu veux. Des poèmes.
Je m’attelle. Tu souris. Alorspos­si­ble. (p. 31)

 

*

 

Les ter­mes de la réc­on­cil­i­a­tion doivent à nou­veau être posés. Com­ment approcher une « guerre vain­cue » (p. 47), quand « les armes cesseront leur fra­cas » (p. 49) ? À ce stade, la solu­tion sem­ble se situer dans l’invention d’une forme de co-écri­t­ure. Celle-ci exis­tait déjà, mais sous le mode plus dis­ten­du, moins con­stru­it, voire ambiva­lent, de l’incitation à écrire. Une écri­t­ure à deux mains serait pos­si­ble, comme nous par­lons de « piano à qua­tre mains ».

 

Nous écrirons
la for­tune faite du songe.[…] Tu caresseras le pro­jet, corps
ves­tige, nous serons sin­guliers.  (p. 46)

 

Et plus loin :

 

Et nous fer­ons poèmes par bribes  (p. 48)

 

Écri­t­ure volu­mineuse, patiente, douce, déjà plus pic­turale, car elle a le goût des couleurs, au-delà des nuances du gris, que l’on pose par touch­es suc­ces­sives, à com­mencer par le « bleu », cousin du noir d’encre :

 

Nous poserons le bleu, ses gouttes vives
éton­neront la braise  (ibid.)

 

Écri­t­ure où cha­cun doit trou­ver, avec et grâce à la tolérance de l’autre, sa pleine place. Sit­u­a­tion presque impos­si­ble, soumise à la vive men­ace d’être « l’indistinct » (p. 50), une men­ace que lance l’être aimé aux pires moments, ou créant ces moments les pires, comme une malé­dic­tion, revenant « sans fin » (ibid.).

« Le bleu » juste posé dis­paraît alors (« – Où est ce bleu, nuance du soir […] ? », p. 51). Par amour, la poétesse ne cesse de ten­ter de faire entr­er la voix aimée dans son chœur, tan­tôt avec tous les out­ils poé­tiques, tan­tôt en s’en débar­ras­sant – dans les deux cas, par amour. Si bien que se con­stru­it un grand poème amoureux, un courageux hom­mage. Un poème cour­tois écrit pour son guer­ri­er par sa dame. « Cha­grin des heures, por­tant belles phras­es – poèmes mêlés, pas de roman. » (p. 55).

 

*

 

« Aimer tient en un verbe rond. » (p. 62). Finale­ment, ce rêve d’un accord entre les deux amours (l’homme et de l’écriture) s’avère comme tel impos­si­ble, car il ne con­stitue pas une réc­on­cil­i­a­tion – comme s’il y avait une paix ini­tiale –, mais un con­trat soumis aux aléas de la vie. Il s’agit d’un ouvrage tou­jours à repren­dre, et donc à con­fi­er à l’espérance, à l’ « escale » à venir : « ils devien­dront. » (p. 52).

De sorte que la dialec­tique de négo­ci­a­tion, rang après rang, a tramé toute une écri­t­ure, généré tout ce beau livre – a été por­teur de poésie. N’est-ce pas l’essentiel ? La poésie n’est pas aus­si vive que lorsqu’elle est inquiète.

« Rassem­bler les ténèbres feintes ». (p. 58) Le poème se hâte de tout rassem­bler autour de lui, à largeur humaine des bras, espérant l’apaisement uni­versel. « La pen­sée des feuilles nous rassem­ble » (p. 59). Le recueil en dépend. Il n’a pas d’autre sens. Mais lui aus­si doit avoir un terme (« Trop vécu le livre », p. 58), et l’inventaire s’impose :

 

Je n’oublie ni la mer
ni la roche,
je n’oublie pas le chemin[…].
Je n’oublie aucun geste.  (p. 57)

 

*

 

En dépit de ses secrets, le livre d’Isabelle Lévesque déjoue pleine­ment le mythe fal­lac­i­eux de l’absence de capac­ité nar­ra­tive de la poésie. Son livre est un livre d’aventure, un con­te lyrique (p. 56), une fable amoureuse, un poème biographique, un réc­it ini­ti­a­tique, un livre pro­posant naturelle­ment plusieurs niveaux de lec­ture, où cha­cun peut trou­ver un fil à lui, à tir­er vers lui, mys­tère à la clé.

C’est un don qui nous est fait, celui de l’espoir lucide de demeur­er ensem­ble tout en restant soi-même, encore et mal­gré tout ; d’aimer sans démesure (« Nous ne graverons aucun signe pour dur­er », p. 63), mais infin­i­ment. « Nous res­terons unis. » (p. 59).

Oui, de vivre ain­si, avec, rassem­blés et mêlés, ces trois aspects : aimer et écrire ensem­ble, chem­i­nant à deux vers l’origine, qui n’est que let­tre, aus­si pre­mière soit-elle : « nous rejoignons l’initiale » (p. 62, dernier poème).

Présentation de l’auteur

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Mathieu Hilfiger

Math­ieu Hil­figer, né en 1979 à Stras­bourg, crée une œuvre poly­mor­phe sans dis­crim­i­na­tion de formes : poèmes en vers et en prose, théâtre, frag­ments, pros­es, arti­cles, lec­tures, entre­tiens, etc., sou­vent présen­tés dans de nom­breux ouvrages et revues (dont la Revue des Belles-Let­tres, OsirisArpaNuncPas­sage d’encresThau­maPhoenixLe Coq-HéronLes Cahiers du sens et Recours au poème). Il s’intéresse par­ti­c­ulière­ment à la ques­tion de l’origine, qui tra­verse toute son œuvre, jusqu’à la pré­pa­ra­tion d’une thèse de doc­tor­at en littérature.

Il dirige la mai­son d’édition lit­téraire Le Bateau Fan­tôme (http://lebateaufantome.com), dont les titres sont conçus et imprimés en France sur des papiers écologiques d’excellence. Il dirige égale­ment les édi­tions Le Bal­let Roy­al : www.leballetroyal.com.

Livres parus en 2017 : Ful­mi­na­tions (Hen­ry, poésie) et Aux Archives (Édilivre, théâtre).

À paraître en 2018 : Sam­son sur la colline (Thot, théâtre) et Braver la nuit (Le Silence qui roule, poésie).

Lire son entre­tien sur Recours au Poème

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