Le trésor des humbles

Par |2025-09-06T07:22:46+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Dominique Sampiero, Focus|

Un arti­cle paru dans Les Let­tres Français­es de juin 2025

« Nous vivons à côté de notre véri­ta­ble vie » écrit Mau­rice Maeter­linck dans Le tré­sor des hum­bles. A quoi fait ain­si écho Philippe Mac Leod dans Sagess­es : « Nous n’aimons pas la vie. Nous aimons ce qu’elle nous donne mais nous ne l’aimons pas pour elle-même. Nous ser­vons d’autres vies : des vies sans vie, de bois ou de fer­raille. Nous ne savons pas nous tenir en elle ». Et à force de pour­suiv­re des sim­u­lacres de vie, nous ne savons plus recevoir la vraie vie, qui pour­tant se tient devant nous, dans la frag­ile ondu­la­tion d’un brin d’herbe ou le mir­a­cle d’un vis­age, et qué­mande notre regard et notre parole. 

L’homme qui la décou­vre, cette vraie vie, frémis­sante et hum­ble, offerte, peut la qual­i­fi­er d’éternelle, parce qu’en elle affleure l’inattendu qu’il attendait, parce que dans sa douce effrac­tion, qui force les ver­rous intérieurs, se révèle, se donne et se reçoit le plus grand amour – parce qu’il lui sem­ble alors impos­si­ble qu’elle soit avalée par le pas­sage du temps et ne dure pas tou­jours, quelque part. C’est bien à guet­ter ses man­i­fes­ta­tions que s’attache Dominique Sampiero dans La vie éter­nelle, par le moyen d’une extrême atten­tion aux hum­bles (aïeux, voisins et vil­la­geois peu­plant sa mémoire et son Aves­nois) et d’une inhab­i­ta­tion de leur regard : le poète est en effet « expert en atten­tion », selon le mot de Jean Cas­sou qu’aimait à citer Jean Follain.

La pre­mière des trois séquences du livre, inti­t­ulée Le silence des ignorés (ce qui peut s’entendre du silence qu’ils font comme du silence que l’on fait sur eux), nous fait ren­con­tr­er « Yves, un voisin, l’homme à tout faire du vil­lage, le guet­teur, le dévoué », au moment où il regarde par­tir la jeune femme qu’il avait prise sous son aile, qu’il aurait volon­tiers adop­tée, celle-ci, enceinte, fuyant « là où devenir mère lui tien­dra com­pag­nie sans le regard lourd des autres ».

Dominique Sampiero, La vie éter­nelle, fron­tispice de Godelieve Simons, Le Tail­lis Pré, 2025, 178 pages, 18 euros.

L’homme ne gardera d’elle que son nom inscrit en « let­tres majuscules…au dos d’un tick­et de caisse » qui ne quit­tera plus la poche de sa chemise, même s’il con­tin­uera de rêver que l’enfant portera « presque son nom à lui » et qu’il en devien­dra le par­rain. Le réc­it en prose se fait presque vie de saint, d’un saint d’à côté, délais­sé par « la femme qu’il a aimée et qui lui doit de l’argent », con­sacrant sa vie à « son frère en fau­teuil roulant qu’il a soigné jusqu’à sa mort comme son pro­pre enfant ». Vivant la vie des pau­vres gens, fils d’une « mère par­tie trop jeune à genoux dans ses lessives », souf­frant tant de l’injustice des accu­sa­tions le visant (un san­gli­er « qu’on lui reproche d’avoir tué en dehors de sa par­celle de chas­se »), lui qui porte le nom du saint patron des juges et des avo­cats, qu’il « en a per­du l’estomac, en vrai, pas au sens fig­uré ». Et pour­tant il a répon­du à « l’injuste incul­pa­tion » par une plus grande bon­té et une plus grande mis­éri­corde, devenant « seul Christ dans le hameau » et pas­sant désor­mais « son temps à par­don­ner ».

 

Dominique Sampiero, Poème lis­i­ble par moi seul, Encre sur toile, 29x29cm. 

Comme le « pau­vre Mar­tin » de la chan­son de Brassens (« Sans laiss­er voir, sur son vis­age / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Ni l’air jaloux ni l’air méchant / Il retour­nait le champ des autres / Tou­jours bêchant, tou­jours bêchant »), Yves bêche le jardin des autres, peut réciter par cœur « les adress­es et les soucis des veuves aban­don­nées der­rière leurs volets », accom­pa­gne la jeune fuyarde, sa pro­tégée, d’une prière secrète pour elle et son enfant, éprou­ve grat­i­tude pour « la douce lumière des fenêtres qui lui ferme les paupières chaque soir » et ten­dresse pour « le trem­ble­ment du mer­le sous la pluie ». A son igno­rance (« Yves sait qu’il ne sait rien ou si peu mais avec minu­tie ») est révélé ce qui est caché aux sages et aux savants : que tout dans la nature vit, par­le et qué­mande notre atten­tion et notre amour, nous sup­plie d’aller à l’essentiel, de venir à l’éternel ; que le ciel n’est pas un lieu mais tout regard où passe la bon­té (« Le ciel en par­ler ne sert à rien, il entre et sort dans cha­cun de ses regards »). Le poète n’a pas d’autre clé que son atten­tion et sa con­vic­tion que la vie est partout, que tout est regard, que tout a une âme qui réclame de par­ler à la nôtre : « que penser de l’âme des flaques qui, en un seul regard, cap­turent les avers­es, les nuages, les mer­les ».

 

Dominique Sampiero, Le Poème passe à tra­vers.

La deux­ième séquence du livre, inti­t­ulée Le tao de la pous­sière, est con­sacrée aux « gens de la fenêtre », d’hier et d’aujourd’hui, à tous ceux, ancêtres ou incon­nus, demeu­rant en sta­tion der­rière la vit­re, « corps plié en deux sur la chaise de [leur] médi­ta­tion ». Frères et sœurs d’Occident, sans le savoir, des philosophes et poètes de l’Orient attachés à la médi­ta­tion de l’impermanence des choses et à la con­tem­pla­tion des dix mille acci­dents du monde flot­tant. Il peut certes faire noir dans leur vie, « comme dans un puits qu’on aurait fer­mé », il y a certes en eux un par­ti pris de l’éloignement, de la réclu­sion et de l’obscurité. Ils sont pour­tant au poète sa « famille sans vis­age », son tré­sor des hum­bles. Ils ne pos­sè­dent qu’une « pau­vreté dépouil­lée d’arguments et de force », ne vivent que de leur regard, que suf­fit à occu­per le va-et-vient d’un grand chien noir. Mys­tère que leur présence mutique inter­ro­geant ceux qui passent devant leur fenêtre, dev­inant un instant leur pro­fil der­rière l’épaisseur de la vit­re et imag­i­nant un temps la sub­stance de leur vie. Mys­tère que leur présence pas­sant dans les pas­sants, leur présence « restée en sus­pens dans [leur] corps flou ». Le poète apprend d’eux le renon­ce­ment à toute emprise, l’ouverture de son regard et de son « intérieur » à tout ce qui se présente à son heure : ain­si le bal­ance­ment du hêtre « entre chien et loup ». Ces gens de la fenêtre sont finale­ment la présence réelle, sig­nalée par le « lumignon d’un lam­padaire ».

Le livre se clôt par Le bruit de la page blanche, l’auteur y con­fes­sant sa recherche d’un livre qui soit via­tique et con­so­la­tion, qui soit « notre père, notre mère, la fin de toutes nos peurs ». Un livre abolis­sant la sépa­ra­tion entre le monde et soi, entre l’extérieur et l’intérieur, entre le paysage et le livre : « le livre s’est ouvert sur le paysage et chaque souf­fle de notre parole est un nuage retourné au ciel ». C’est qu’en effet, comme l’écrit P. Mac Leod dans L’infini en toute vie, « Si près de nous pal­pi­tent tant de paroles pré­cieuses que nous ne savons plus déchiffr­er. / Ain­si de ces roches nues qui se dressent çà et là ». Il n’y a au monde de stéril­ité et de sécher­esse, d’avarice, que celles de notre cœur et de notre âme, que celles de notre regard et de notre parole. Recherche donc d’un livre qui sache nous retourn­er « comme un gant dans[n]otre pro­pre his­toire », qui puisse nous dire « qui nous sommes et où nous vivons / ce que nous allons devenir après le dernier souf­fle ». Ce qu’offre aus­si la page blanche, c’est une vir­ginité, une nou­velle nais­sance, la pos­si­bil­ité d’effacer les peines et les douleurs passées qui ne passent pas. Ce qu’offre enfin la page blanche, c’est ce qu’elle ouvre, c’est la fenêtre ouverte qu’elle est, le vis­age qu’elle promet, neuf et immac­ulé. Le vis­age qu’elle annonce et révèle : « Notre vis­age demain quand nous ouvrirons les yeux pour tou­jours ».

Présentation de l’auteur

Dominique Sampiero

Dominique Sampiero est né dans l’Avesnois, région de prairie, de forêt, de bocage du Nord de la France, l’hiver où l’abbé Pierre lance son appel pour les sans-logis, quelques jours après la mort de Matisse et le même mois que la démis­sion de Mar­guerite Duras du Par­ti Communiste.

Insti­tu­teur et directeur en école mater­nelle à par­tir de 1970 et pen­dant une ving­taine d’années, mil­i­tant des péd­a­go­gies Freinet, Montes­sori, Rudolph Stein­er et de la pen­sée human­iste de Françoise Dolto, il démis­sionne de l’Education nationale en 2000 pour se con­sacr­er entière­ment à l’écriture.

Poète (Prix Gan­zo 2014 pour La vie est chaude, édi­tions Bruno Doucey et pour l’ensemble de son œuvre), romanci­er (Le rebu­tant, Gal­li­mard, prix du roman Pop­uliste 2003), auteur de livres jeuness­es (P’tite mère, Prix sor­cière 2004) mais aus­si scé­nar­iste (Ça com­mence aujourd’hui, Prix inter­na­tion­al de la cri­tique à Berlin, et Holy Lola, deux films réal­isés par Bertrand Tav­ernier) auteur de théâtre (Tchat­Land / Le bleu est au fond) et réal­isa­teur de courts métrages (La dormeuse / On est méchant avec ceux qu’on aime), il reste pro­fondé­ment attaché à sa région natale et une grande par­tie de son écri­t­ure par­le de la lumière des paysages et des vies minus­cules en lutte avec leur pro­pre silence et l’oubli.

Son dernier roman Le sen­ti­ment de l’inachevé paru en Avril 2016 chez Gal­li­mard est une plongée dans l’enfance à tra­vers laque­lle il racon­te une his­toire d’amour qui lais­sera une empreinte forte dans son élan vers l’écriture. La petite fille qui a per­du sa langue (Gal­li­mard jeunesse Giboulées. Illus­tra­tions Bruno Liance ) a été écrit avec des enfants en dif­fi­culté sco­laire. Les édi­tions de la Rumeur Libre ont pub­lié le pre­mier tome de l’ensemble de ses textes poétiques.

Pho­to de Jacques Van Roy.

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Frédéric Dieu

Frédéric Dieu est poète et cri­tique lit­téraire. Juriste de for­ma­tion, il est  mem­bre du Con­seil d’Etat.  Frédéric Dieu a pub­lié deux recueils de poèmes chez Ad Solem : Matière à joie (2017) et Pro­ces­sions (2012), puis, chez Cor­levour, Seule chaire (2021) ; aux édi­tions de Cor­levour, Seule chair, Prix inter­na­tion­al de poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2022.

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