Lorsque l’on m’a demandé de par­ler de la poésie de Jean Lavoué, 3 mots me sont spon­tané­ment venus à l’esprit :

 

Fragilité                          Fra­ter­nité

Sim­plic­ité

Jean fut pen­dant plus de 40 ans en prox­im­ité avec la poésie de René Guy Cadou, Cadou qui, comme il l’a dit dans un entre­tien avec Kari­na Berg­er, a été la fig­ure poé­tique et spir­ituelle qui l’a inspiré le plus. Leur prox­im­ité ne fut pas que lit­téraire, elle fut aus­si en human­ité car comme Cadou, Jean a su rejoin­dre ceux qui souf­frent au cœur même de sa pro­pre expéri­ence de fragilité ; lui aus­si a su tra­vers­er de façon lumineuse l’expérience de l’absence, l’absence de sa sœur décédée à 18 ans dans un acci­dent, et l’expérience de sa maladie.

La fragilité, une blessure qui n’est pas un enfer­me­ment mor­tifère, mais une voie de lib­erté intérieure comme nous le dit Bernard Ugeux dans son livre Tra­vers­er nos fragilités : «  On ne peut vrai­ment join­dre les mains que lorsqu’elles sont vides… »

Héberg­er l’I­nouï — Poésie Jean Lavoué, musique Pier d’Andréa.

Attein­dre la lib­erté intérieure, c’est con­sen­tir à la réal­ité même douloureuse : «  Quand la mal­adie par­fois ter­rasse, se sen­tir à jamais/ de la vul­néra­bil­ité » avec ces mots de Jean, nous com­prenons qu’il a su vivre la sainte blessure et vivre aus­si en poésie  cette parole de Matthieu (5–3) : «  Quelle chance pour ceux qui sont en manque jusqu’au fond d’eux-mêmes ». Jean nous dit dans son ouvrage Voix de Bre­tagne – Chant des pau­vres : « La pau­vreté fon­da­men­tale celle qui nous fait man­quants, mar­qués à jamais d’une cica­trice inguériss­able ( …) d’où la poésie a jail­li comme un mir­a­cle inespéré. »

Alors, Jean a su regarder les oiseaux du ciel et les lys des champs. Il a mis en pra­tique ces paroles de Jean Sul­li­van dans Paroles du pas­sant : «  Le bon­heur est aus­si dans le regard, une cer­taine atten­tion aux étoiles, à l’herbe des champs. » C’est ce bon­heur que l’on aperçoit en enten­dant ces vers de Jean : «  Et si le silence se fai­sait en soi aus­si fin d’un brin d’herbe. »Une poésie qui traduit ce que nous dit aus­si Gabriel Ringlet poète dont Jean se sen­tait proche : «  Vous ver­rez que l’amaryllis pousse par­fois près des bar­belés et qu’une lumière peut encore sur­gir au milieu des épines. » (Eloge de la fragilité)

Ces auteurs comme Jean, nous rap­pel­lent ce que Saint Paul nous a dit : «  C’est quand je suis faible que je suis fort ».

Jean le savait, il ne faut pas refuser les épreuves, les blessures car elles peu­vent men­er à « une fête transfigurée »

Si tu te sens vulnérable
Incer­tain de tes jours
Tu recevras en toi
La vie comme un cadeau. 

Les poèmes de Jean témoignent que la sen­si­bil­ité, la vul­néra­bil­ité sont pour le créatif, pour le poète un atout et que la fragilité se change en force, car l’accepter  c’est s’accepter, c’est élargir notre human­ité et se recon­naitre vivant, c’est aus­si con­sen­tir à se laiss­er aimer, s’offrir à l’amour qui nous attend :

Frag­ile mortel
Porté par cet amour immense offert
Injus­ti­fi­able
Dont tu ressors lavé
Dans la nudité des pre­miers jours. (Ecrits de l’arbre dans le soleil)

Et te voici maintenant
Presque aus­si pau­vre que lui
……..                              
Décou­vrir dans les secrets de sa pro­pre mort
Sa plus belle promesse d’amour,
Cet incon­nu fiché au cœur de sa vie  ( Chant ense­mencé )

La fragilité est une voie d’accès à l’intériorité car on est alors sen­si­ble à la dimen­sion trag­ique du réel, avancer même blessé c’est devenir plus lucide : « Fou celui qui se croit à l’abri » dira Chris­t­ian Bobin.

© Le Télégramme

Pour Jean comme pour René Guy Cadou, la poésie s’est faite « rumeur brisée du monde. »

Comme Charles Péguy Jean  a su, « sur fond de peine, tiss­er la joie » car il savait comme François Cheng que les absents  ces « âmes muettes » ne cessent d’être là.

Jean a su nous dire que si la graine frag­ile accepte l’obscurité de la terre, elle pour­ra s’épanouir et devenir arbre ?

Je con­clu­rai ce thème de la fragilité avec ce poème extrait de  son recueil Ecrits de l’arbre dans le soleil qu’il dédie à Chris­t­ian Bobin :

Nous héri­tons tous de pas­sants vulnérables
Qui ouvrirent pour nous  des voies,
Sans con­naitre le but,
Ils nous firent pour­tant le cadeau 
De leur absence lumineuse. 

Si ces vers évo­quent la déchirure de l’absence féconde, ils évo­quent aus­si la fra­ter­nité qui fut au cœur de sa vie et de sa poésie.

Je cherche comment 
partager encore avec toi
le pain du poème.

Fra­ter­nité, c’est le titre de l’un de ses recueils Fra­ter­nités des lisières, c’est aus­si le sous-titre de son essai René Guy Cadou la fra­ter­nité au cœur , Jean avait lui aus­si la fra­ter­nité au cœur, très loin de l’esprit indi­vid­u­al­iste, il n’a cessé de s’ouvrir aux autres , la trans­mis­sion est un don qu’il fai­sait aux autres , c’est dans cet esprit qu’il vivait les échanges sur son blog ou sur sa page face­book et qu’il entre­prit de se faire éditeur.

Il se sen­tait en fra­ter­nité avec Simone Weil, Chris­tine Singer, René Guy Cadou,  Xavier Grall , Gilles Baudry, Chris­t­ian Bobin, Philippe Mac Leod, François Cheng François Cass­inghena Trevedy ou Philippe For­ci­oli pour ne citer que ceux-là. Et l’on a pu lire sur sa page face­book :  «  J’ai gardé l’habitude de partager de temps à autre cer­tains de ses textes ( il évoque alors Chris­tiane Singer) comme ceux de Chris­t­ian Bobin ou d’Etty Hille­sum. Voici trois auteurs qui m’accompagnent au fil de ce réseau et m’aident à garder une ligne de poésie fidèle à l’accueil incon­di­tion­nel, à la pas­sion de l’homme, à la fidél­ité aux ressources inépuis­ables de la vie quels que soient les obsta­cles et les circonstances. »

Il a su entretenir un esprit de com­mu­nauté poé­tique. Une fra­ter­nité de la ten­dresse et une ten­dresse pour l’humanité, il a regardé l’autre comme un com­pagnon, dont nous avons besoin, trop frag­iles que nous sommes pour rester seuls, la poésie et les ren­con­tres pour une présence au Monde.

Jean Lavoué a su nour­rir son écri­t­ure de la fréquen­ta­tion des autres poètes, ren­con­tres et lec­tures pour nour­rir son expéri­ence d’intériorité. La poésie est une nour­ri­t­ure  qui se partage et il nous invite au banquet :

La poésie nous redonne son oxygène
… comme le pain
Elle rompt l’ordinaire des jours
( Pas­sio Veg­e­tal­is )

Dans la demeure où l’âme
du mon­dea fait son nid
La table est tou­jours ouverte
Et le ban­quet n’aura pas de fin.

Jean Lavoué n’est pas seule­ment en fra­ter­nité avec les hommes, il l’est avec la nature, l’arbre en est le symbole :

Arbre de haute lignée
Oh mon frère
Toi que l’on ne regarde pas 
………………………………………….
Le sang qui me raconte
Ta sève le prolonge.

Jean a su être le spec­ta­teur d’une œuvre, celle de la nature, il a su la regarder, elle est une expéri­ence esthé­tique au sens de aisthé­sis ( fac­ulté de percevoir par les sens) . La nature, il la con­tem­ple et il médite :

Je regarde le ciel 
Comme un présent sans fin.

Jean-Louis Clouët à pro­pos de René Guy Cadou par­lait de la «géo­gra­phie trem­blante du chemin » J’ose le plagi­er et par­ler pour Jean de la « poésie trem­blante du chemin ».

Des clair­ières en attente, Jean Lavoué, Médi­as­paul 2021.

Ses march­es dans la nature habitée de silence, l’initient et le guéris­sent. Au rythme de sa marche, sa poésie s’écrit :

Avez-vous déjà pra­tiqué la marche
Spa­cieuse       
L’espace s’élargit à l’infini autour de vous
Et vous devenez le témoin silencieux
De tout ce qui respire en vous.

Jean Lavoué un homme et un poète qui marche. S’ouvrir en marchant au silence et accueil­lir car comme l’a dit Xavier Grall : «  toute marche est une marche spir­ituelle », en écho aux mots de Xavier Grall,  ces vers de Jean :

Marcher accueil­lir
Cueil­lir dans le silence de la nature
Les bribes d’un poème ou d’un chant
Con­stitue pour moi un exercice 
spir­ituel à part entière. 

La marche pour un chemin d’authenticité et accéder  en sim­plic­ité à l’essentiel.

Com­ment ne pas penser à ces mots du Petit Prince de Saint Exu­pery refu­sant l’offre du marc­hand : «  Si j’avais  cinquante-trois min­utes à dépenser, je marcherais tout douce­ment vers une fontaine. »

Jean a su en sim­plic­ité cul­tiv­er le temps de la lenteur néces­saire à la con­tem­pla­tion, alors advi­en­nent la grâce et la poésie, la poésie  qui est quête de sim­plic­ité, cette sim­plic­ité s’incarne dans son écri­t­ure, un univers fait de choses sim­ples et famil­ières, une sim­plic­ité néces­saire à la lib­erté spir­ituelle. Le minus­cule, l’ordinaire, le rien amè­nent comme en témoigne le philosophe André Comte Sponville à l’oubli de soi. Les poèmes de Jean sont comme il le dis­ait pour la poésie de René Guy Cadou, « lavés de tous les arti­fices ». Il a su chas­s­er l’inutile, le super­flu pour s’approcher de l’essentiel, il s’est ain­si ouvert au mer­veilleux, à l’inattendu, alors s’est invitée la joie :

Quand ton poème sera aus­si pauvre
Qu’un peu­pli­er se bal­ançant dans la lumière
Alors tu n’auras plus rien à faire
Qu’à être là
Poreux aux mur­mures du silence. 

Jamais Jean ne s’égare, ne se perd car il sait être dans cette sim­plic­ité qui est «  sans cer­ti­tude, sans but, sans prise, sans inten­tion. »  ( Nous sommes d’une source p. 51 )

Ecrire avec peu de mots, de pau­vres mots ; pour faire advenir la poésie du silence, du vide, pour faire advenir la lumière Jean accède bien à ce vide lumineux qui, dit-il, a pour nom la joie, quand on est allégé de soi-même.

Pour Jean, comme l’a dit René Guy Cadou, «  La vie fut sim­ple et nue au bord du paysage. »

Trou­vez votre cœur et changez –le en encrier » dis­ait Max Jacob à son ami René Guy Cadou, Jean a trem­pé sa plume dans cet encrier, il a su par­ler à l’encre de l’âme, écrire de la poésie pour que la vie puisse repren­dre. Il nous invite à «  Suiv­re les sen­tiers de l’inutilité et de la poésie. » Il fut un sourci­er en fra­ter­nité. Il s’est fait ce servi­teur inutile mais servi­teur de l’essentiel. Il est «  cet épis­toli­er du vent qui se con­fie aux arbres » selon le souhait d’un autre poète Jacques Robi­net ; je ne sais pas si Jean Lavoué le con­nais­sait, mais je sais pour les avoir con­nus l’un et l’autre qu’ils sont  d’une même com­mu­nauté poé­tique et fraternelle.

Jean l’homme et le poète   a été là, sim­ple­ment, il a regardé, il a con­tem­plé, il a ren­du grâce, il a su devenir plus pau­vre pour accéder à l’essentiel et ouvrir des voies imprévues. Il a été ce poète qui se pré­parait «  A la grande paix qui nous espère.

Jean était épris de beauté, de joie, de lumière.

La lumière Hélène Cadou à pro­pos de René Guy Cadou a dit dans le Bon­heur du jour : « Toi qui don­nais lumière aux arbres. » En écho ces mots de Jean Lavoué dans Pas­sio Veg­e­tal­is s’adressant à l’arbre : « Comme ta lumière m’appelait. » , par-delà le temps et l’espace, j’aime imag­in­er Jean et René Guy en cette même lumière frater­nelle et éternelle.

Jean a eu une parole libre. Quand la poésie est accueil­lie, elle est terre de nais­sance et le poème accueil­li fait naitre le poète. Ecrire, c’est aller à la ren­con­tre de « cet incon­nu qui nous habite », à la ren­con­tre de la Présence car la poésie et par­ti­c­ulière­ment celle de Jean Lavoué est un lieu de révéla­tion, de dévoile­ment en ce sens elle est évangélique.

Hom­mage ren­du à Jean Lavoué dans le cadre du fes­ti­val lit­téraire l’Esprit du Large à l’abbaye de Saint Jacut-de-la-Mer le same­di 29 mars 2025 

Présentation de l’auteur

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Ghislaine Lejard

Ghis­laine Lejard a pub­lié plusieurs recueils de poésie, dernières paru­tions en 2015 : Si brève l’éclaircie (ed Hen­ry), en 2016 : Un mille à pas lents (ed La Porte), 2018 a col­laboré avec 25 textes au livre de Bruno Roti­val Silence et Partage (ed Medi­as­paul, 2019 Lam­beaux d’humanité en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Rosin ( ed Zin­zo­line). . Ses poèmes sont présents dans des antholo­gies, dans de nom­breuses revues et sur des sites. Elle col­la­bore régulière­ment pour des notes de lec­ture ou des arti­cles à des revues papi­er et des revues numériques. Des plas­ti­ciens ont illus­tré de ses poèmes, des comé­di­ens les ont lus. Elle organ­ise des ren­con­tres poé­tiques. Elle a été élue mem­bre de l’Académie lit­téraire de Bre­tagne et des Pays de la Loire, en 2011. Elle est mem­bre de l’association des écrivains bre­tons ( AEB). Elle est aus­si plas­ti­ci­enne, elle réalise des col­lages. Elle a par­ticipé à des expo­si­tions col­lec­tives en France et à l’étranger et a réal­isé des expo­si­tions per­son­nelles. Ses col­lages illus­trent des recueils de poésie. Elle col­la­bore avec des poètes à la réal­i­sa­tion de livres d’artiste http://ghislainelejard.com/ https://fr.wikipedia.org/wiki/Ghislaine_Lejard Elle ani­me des ate­liers de col­lage. Elle pra­tique l’art postal, a réal­isé à Nantes et en région nan­taise des expo­si­tions d’art postal ; elle a ini­tié le con­cept de « rich­es enveloppes », asso­ciant col­lage et poésie, de nom­breux poètes y ont déjà participé.