Faut-il se fier à ses pre­mières expressions ?

Vin­cent Lais­ney, auteur de L’âge des céna­cles (2013) chez Fayard, nour­rit man­i­feste­ment une pas­sion pour les socia­bil­ités et la vie lit­téraires. Dans En lisant en écoutant, qui sonne comme un hom­mage appuyé au célèbre titre de Julien Gracq et à sa cri­tique impres­sion­niste,1Julien Gracq. « En lisant en écrivant », Œuvres com­plètes II (Paris : Gal­li­mard, 1995). La cri­tique impres­sion­niste de Julien Gracq, que l’on peut déduire de sa mono­gra­phie inti­t­ulée André Bre­ton (Paris : José Cor­ti, 1948), com­porte bien une dimen­sion affec­tive par la prise en compte de l’impact de l’œuvre lit­téraire sur le lecteur mais elle n’a fait pas l’objet d’une théori­sa­tion en bonne et due forme. c’est par petites touch­es pointil­listes que Lais­ney mène l’enquête her­méneu­tique d’un siè­cle de lec­ture à haute voix.*

 

Vin­cent Lais­ney, En lisant en écoutant. Brux­elles : Les Impres­sions nou­velles, 2017, 224 pages, 17 EUR.

Petite pré­ci­sion : la lec­ture est à pren­dre ici dans sa sec­onde accep­tion, à savoir l’extériorisation – et non l’intériorité – d’un phénomène cog­ni­tif. Comme le rap­pelle l’auteur, il est ques­tion de « l’oralisation d’un texte mémorisé ou non devant un pub­lic » (31–2). Ce pro­jet pluridis­ci­plinaire, prend pour point de départ l’analyse pic­turale de Une Lec­ture (1903), une huile sur toile de Théo van Rys­sel­berghe qui immor­talise cette pra­tique dix-neu­vièmiste qui

con­tre­vient à nos représen­ta­tions d’un siè­cle dom­iné par l’imprimé, où le Livre serait l’aboutissement ultime. Il est en effet acquis que le phénomène majeur de la cul­ture post-révo­lu­tion­naire […] est le tri­om­phe de la pub­li­ca­tion, à savoir, la dom­i­na­tion crois­sante, et bien­tôt écras­ante, de la com­mu­ni­ca­tion imprimée, sous les espèces var­iés du livre, du jour­nal, de la revue, sans par­ler des autres pro­duits de l’imprimerie (affiche, illus­tra­tion, image). Cette hégé­monie de l’imprimé a, par ric­o­chet, infor­mé la vision que nous avons de la lit­téra­ture du XIX siè­cle, assim­ilée à une ascèse du bien écrire (le vers ciselé, l’art pour l’art, l’écriture artiste, etc.), en lieu et place d’un art du bien dire, suran­né, car­ac­téris­tique de l’âge clas­sique. (19)

A ces mis­es en voix cor­re­spon­dent plusieurs objec­tifs vari­ables selon l’intéressé : affine­ment de l’œuvre en cours (à l’image de l’étape du filage au théâtre qui per­met les derniers ajuste­ments), recherche d’un adoube­ment, sinon d’une forme de recon­nais­sance dans le regard d’autrui (s’exposant ain­si autant à l’approbation qu’à la dés­ap­pro­ba­tion de l’auditoire), rite de pas­sage pour inté­gr­er le sérail ger­manopratin, déclencheur d’écriture (pour Mus­set, par exem­ple), moment priv­ilégié de socia­bil­ité (pour Vigny), pour ne citer qu’eux.

Véri­ta­ble per­for­mance ver­bale, cet exer­ci­ce de lec­ture – qui emprunte tan­tôt au style déclam­a­toire de la comédie (voire à l’envolée lyrique de la poésie), tan­tôt à une « dic­tion inex­pres­sive, détim­brée, met­tant en valeur le texte et rien que le texte » (166)2L’on pense soudain aux représen­ta­tions post­mod­ernes de grands clas­siques de l’opéra qui ne s’encombrent pas de fior­i­t­ures tels que décors et cos­tumes pour par­venir au même effet : une atten­tion exclu­sive à l’oralisation du texte. – n’est pas sans dan­gers ou dérives : auto-glo­ri­fi­ca­tion, inter-glo­ri­fi­ca­tion ou le poi­son des flagorner­ies (asi­nus asinum fricat !), ennui, angoisse du pla­giat, dis­trac­tion de l’auditoire, iras­ci­bil­ité du pub­lic (lire le cas Rim­baud), etc. Dans son étude fouil­lée, Lais­ney va même jusqu’à décel­er une véri­ta­ble scéno­gra­phie de la lec­ture, selon qu’il s’agit de lec­tures per­for­mances ou de lec­tures dis­cus­sions (le dada de Jean-Éti­enne Delé­cluze). Mais une grande majorité des lec­tures cénac­u­laires qu’il évoque ont pour objet prin­ci­pal la poésie et le théâtre, des formes d’écriture dont la final­ité est pré­cisé­ment de se prêter à une mise en voix. Il est de temps à autre fait men­tion d’œuvres en prose comme Génie du chris­tian­isme (1802) et Les Mar­tyrs (1809) de Chateaubriand, mais les exem­ples de lec­ture de romans restent trop rares. L’on en vient naturelle­ment à se deman­der si ces lec­tures sont un phénomène homogène général­is­able à tous les gen­res ou pas.
Le pape de la lec­ture est incon­testable­ment Gus­tave Flaubert à qui un vibrant hom­mage est rendu :

Pour Flaubert, la lec­ture n’est pas un exer­ci­ce anodin, c’est une pierre de touche grâce à laque­lle s’évalue sans risque d’erreur la per­fec­tion musi­cale d’un texte. […] Aux yeux de Flaubert, un livre est une par­ti­tion, et la voix un out­il infail­li­ble pour dif­férenci­er la bonne lit­téra­ture de la mau­vaise. (125)

Cette par­en­thèse sur la musi­cal­ité du style qui s’évalue à l’aune de l’oreille musi­cale aurait pu don­ner lieu à des réflex­ions nour­ries de l’apport des sci­ences cog­ni­tives qui s’intéresse de très près à la par­en­té évi­dente entre la lec­ture de la lit­téra­ture et la musique. Aus­si les lecteurs anglo­phones pour­ront-ils con­sul­ter avec prof­it l’ouvrage paru sous la direc­tion de Michael Arbib, Lan­guage, Music and the Brain (MIT Press, 2013). Paul Valéry, que cite Lais­ney, avait déjà ouvert dans « Sou­venirs lit­téraires » une brèche en son temps en évo­quant les préoc­cu­pa­tions de Mallarmé :

Mal­lar­mé avait longtemps réfléchi sur les procédés lit­téraires qui per­me­t­traient, en feuil­letant un album typographique, de retrou­ver l’état que nous com­mu­nique la musique d’orchestre; et par une com­bi­nai­son extrême­ment étudiée, extrême­ment savante des moyens matériels de l’écriture, par une dis­po­si­tion toute neuve et pro­fondé­ment méditée des blancs, des pleins et des vides, des car­ac­tères divers, des majus­cules, des minus­cules, des italiques, etc., il était arrivé à con­stru­ire un ouvrage d’une apparence véri­ta­ble­ment sai­sis­sante. Il est cer­tain qu’en par­courant cette par­ti­tion lit­téraire, en suiv­ant le mou­ve­ment de ce poème visuel, dont cer­tains mots ou cer­tains pas­sages se répon­dent, imprimés qu’ils sont dans le même car­ac­tère, s’ajustent à dis­tance exacte­ment comme des motifs, ou bien comme des tim­bres dans un morceau de musique, on conçoit, on croit enten­dre une sym­phonie d’une espèce toute nou­velle. On com­prend com­bi­en il serait pré­cieux, dans la poésie, de pou­voir faire des rap­pels, des rac­cords, de pour­suiv­re un thème au tra­vers d’un thème et d’enlacer des par­ties indépen­dantes d’une pen­sée. Mal­lar­mé avait osé orchestr­er une idée poé­tique. (160–1)

Grâce à cette mono­gra­phie, Lais­ney sort de l’ombre un pan mod­este de l’histoire lit­téraire des lec­tures à haute voix, tan­dis que le reste de la fresque reste à dépeindre :

les lec­tures offi­cielles pour faire recevoir une pièce, les lec­tures mondaines dans les salons, les lec­tures impro­visées dans les cafés de la bohème, les lec­tures ponctuelles dans les ban­quets, les lec­tures publiques dans les salles de con­férence, les lec­tures dans les cer­cles fumistes et les cabarets, les lec­tures dans les théâtres poé­tiques fin-de-siè­cle, etc. On y ver­rait alors qu’une grande par­tie de la pro­duc­tion lit­téraire du XIXe siè­cle a été réc­itée avant d’être imprimée. (34)

Dans un for­mat prop­ice au grap­pil­lage, à l’image du Pourquoi lire (Paris : Gras­set, 2010) de Charles Dantzig, En lisant en écoutant rap­pelle à notre bon sou­venir la fonc­tion orig­inelle de la lec­ture – celle d’une pra­tique résol­u­ment sociale accom­pa­g­née du partage d’un moment de con­vivi­al­ité. Même si, dans le cadre d’étude que s’est imposé ce Maître de con­férences à l’Université de Paris Ouest, cette pra­tique demeure en vase clos, con­finée qu’elle est à des cer­cles lit­téraires ou des céna­cles (quand d’aucuns y ver­ront des cliques et des coter­ies), gageons qu’une his­toire lit­téraire d’envergure des lec­tures à haute voix ver­ra bien­tôt le jour. Ce pour­rait être la prochaine étude de Lais­ney, une que nous dégus­terons avec gour­man­dise, comme celle-ci.

 

* — cet arti­cle a fait l’ob­jet d’une pre­mière pub­li­ca­tion dans la revue COn­TEXTES : http://contextes.revues.org/6286

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Jean-francois Vernay

Essay­iste, écrivain de fic­tion et chercheur en lit­téra­ture, Jean-François Ver­nay a signé plusieurs ouvrages dont Panora­ma du roman aus­tralien des orig­ines à nos jours (Paris, Her­mann, 2009) et Plaidoy­er pour un renou­veau de l’émotion en lit­téra­ture (Paris: Com­plic­ités, 2013), désor­mais disponibles en tra­duc­tion sous les titres de A Brief Take on the Aus­tralian Nov­el (Ade­laide : Wake­field Press, 2016) et The Seduc­tion of Fic­tion: A Plea for Putting Emo­tions Back into Lit­er­ary Inter­pre­ta­tion (New York : Pal­grave Macmil­lan). Son dernier pro­jet en date investit le champ des études lit­téraires cog­ni­tives par l’exploration de l’irrésistible pou­voir de séduc­tion de la fic­tion auquel le lecteur se soumet volon­tiers tel un amoureux transi.

 

https://www.recoursaupoeme.fr/critique-de-la-critique-a-la-mode-anglosaxonne/

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