Cather­ine Belsey, A Future for Crit­i­cism (Oxford: Wiley-Black­well, 2011).

Aus­si curieux que cela puisse être, le man­i­feste de Cather­ine Belsey – qui, à la suite de Roland Barthes, nous invite dans son chapitre lim­i­naire au « plaisir du texte » –  ne s’inscrit pour­tant pas dans le sil­lage de la cri­tique cog­ni­tive anglo-sax­onne qui prit son essor à l’aube du XXIe siè­cle avec la val­ori­sa­tion des émo­tions. Il ne tient qu’à exam­in­er les sources citées en notes de fin de texte pour s’en assur­er. On pour­rait presque dire, à en juger par sa teneur, que A Future for Crit­i­cism est un ouvrage syn­thèse qui emprunte aux pub­li­ca­tions précé­dentes de l’auteur, à savoir deux ouvrages remar­qués sur Shake­speare et son intérêt crois­sant pour la théorie lit­téraire avec : Crit­i­cal Prac­tice (1980), Desire : Love Sto­ries in West­ern Cul­ture (1994) et Post­struc­tural­ism : A Very Short Intro­duc­tion (2002).

Cather­ine Belsey souhait­erait nous per­suad­er de l’utilité de la lec­ture-plaisir, et elle prêche à un con­va­in­cu (voir bib­li­ogra­phie). Mais la façon peu ortho­doxe avec laque­lle elle déplie son raison­nement, par­fois spé­cieux, rend toute son entre­prise mal­ha­bile et, au bout du compte, peu convaincante.

Dans le sec­ond chapitre inti­t­ulé « piété », elle dénonce les rouages d’un sys­tème qui mène à une recherche con­formiste tout en offrant une per­spec­tive his­tori­cisante de l’évolution de l’université bri­tan­nique, de l’étude des clas­siques jusqu’à l’hégémonie de la cri­tique post­colo­niale et des « gen­der stud­ies » qui, au fil des ans, ont fini par s’ériger en ortho­dox­ie. Après un détour par la psy­ch­analyse et la philoso­phie (citant Louis Althuss­er, Roland Barthes, Jacques Lacan, Sig­mund Freud Jacques Der­ri­da et Matthew Arnold – on ne peut décem­ment pas accuser notre pam­phlé­taire de faire preuve d’anglo-centrisme dans ses recherch­es !), Belsey s’interroge sur la pra­tique de la cri­tique et le goût de lire en rap­pelant le bon mot de Sir Philip Sid­ney dans : An Apol­o­gy for Poet­ry – le but de la fic­tion est « d’instruire et de pro­cur­er du plaisir » (p.33). Elle promet de revenir sur cet aspect de la séduc­tion du verbe et enchaîne sur le droit de la cri­tique à être absconde en avançant que « de nou­velles idées ne peu­vent être for­mulées par une ter­mi­nolo­gie désuète et ce qu’on nomme « dif­fi­culté » n’est rien de plus que l’inconnu » (p.35). Pour Besley, ce n’est pas le jar­gon qui fait obsta­cle à la lec­ture des appareils cri­tiques, mais l’ennui (« dull­ness », p.36) que véhicu­lent ces textes. Il con­vient donc d’avoir le goût de l’écriture afin de ren­dre son tra­vail attrayant à autrui mais Cather­ine Belsey ne donne aucune recette miracle.

A pri­ori, l’on ne com­prend pas bien com­ment on passe du con­stat de travaux uni­ver­si­taires arides au chapitre suiv­ant sur la « biogra­phie », mais met­tant le plaisir à toutes les sauces, la voilà à évo­quer « le plaisir de l’interprétation » dans la biogra­phie cri­tique (« crit­i­cal biog­ra­phy », p.37) qui, nous con­fie t‑elle, a ten­dance à avoir de plus en plus de cachet chez les Anglo-Sax­ons. En citant « La mort de l’auteur » de Barthes, Besley tente de cir­con­scrire l’art de l’interprétation, sans abor­der les ques­tions rel­a­tives à l’intentionnalité de l’auteur, la lib­erté d’interprétation ou la fidél­ité au texte… Il aurait été fort utile de con­vo­quer le sémi­oti­cien de Bologne, Umber­to Eco, jamais cité dans cet ouvrage. Après avoir par­cou­ru le rôle de l’auteur selon Fou­cault, Belsey revient aux émo­tions avec une remar­que pleine de bon sens :

           

Les gens dévelop­pent des rela­tions per­son­nelles étroites avec leurs auteurs favoris. Nous réagis­sons de manière émo­tion­nelle à la per­spi­cac­ité, la sen­si­bil­ité et au don lyrique présents dans leurs oeu­vres, et en un rien de temps, nous sem­blons partager une intim­ité par­ti­c­ulière avec ces êtres excep­tion­nels. Elevés ain­si, ils devi­en­nent des objets de désir; leur nature insai­siss­able, ou l’origine mys­térieuse de leur tal­ent, ne fait qu’accroître leur pou­voir de séduc­tion et l’interprétation cède à l’idylle.[1]

Là où il y avait matière à dévelop­per le pou­voir de séduc­tion de l’écrivain sur tout un chapitre, Cather­ine Belsey réus­sit l’exploit de syn­thé­tis­er toute une prob­lé­ma­tique com­plexe en quelques lignes avant d’aborder son prochain chapitre con­sacré au réalisme.

Il est curieux de voir une école lit­téraire coif­fer un chapitre, qui plus est lorsqu’elle se trou­ve affublée d’un sobri­quet tout aus­si sin­guli­er : « le genre par défaut » (« the default genre », p.55), notam­ment pour abor­der des aspects comme la mimé­sis et la « représen­ta­tion véridique » (« life­like rep­re­sen­ta­tion », p.54), aspects qui ne sont pas étrangers aux autres écoles comme le roman­tisme, le clas­si­cisme et le nat­u­ral­isme. Le réal­isme n’a en effet pas le mono­pole de la vraisem­blance que l’on retrou­ve même au cœur de nom­breux romans de sci­ence-fic­tion. Sur un plan psy­chologique, Belsey observe à bon droit que l’imitation est une sec­onde nature chez l’homme, et il suf­fit de s’intéresser au lud­isme infan­tile pour s’en con­va­in­cre. En dis­ant « La mimé­sis imite le monde ; la mimé­sis n’est pas le monde » (p.59), elle énonce à sa manière ce que le philosophe Clé­ment Ros­set a déjà iden­ti­fié avec finesse dans ses travaux. Dans Le Démon de la tau­tolo­gie, il rap­pelle que le « principe d’identité qui énonce que A est A » (p.11) est celui qui définit le réel. Par con­séquent, dire que A’ (la fic­tion) est comme A (le réel), c’est avouer implicite­ment que A’ n’est pas A.

« Sans tran­si­tion », pour repren­dre la for­mule fétiche d’un jour­nal­iste à la retraite, l’on passe allè­gre­ment du réal­isme à la cul­ture, chapitre dans lequel Besley flirte avec la cri­tique cog­ni­tive anglo-sax­onne lorsqu’elle s’interroge : 

Au jour d’aujourd’hui, que nous dit la neu­ro­bi­olo­gie à pro­pos du proces­sus de la con­science humaine ? Est-ce que les théories de la cog­ni­tion con­fir­ment ou infir­ment les intu­itions des romans et pièces de théâtre récents ?[2]

Même si il eût été plus judi­cieux de se deman­der dans quelle mesure les intu­itions des romans et pièces de théâtre récents con­fir­ment ou infir­ment les théories de la cog­ni­tion (et non l’inverse qui ferait accroire que les sci­ences s’inspirent de la fic­tion), ces deux inter­ro­ga­tions res­teront sans répons­es. Besley pousse la provo­ca­tion jusqu’à affirmer que parce que la cri­tique est essen­tielle­ment affaire de lin­guis­tique et de tex­tu­al­ité, elle n’a aucune leçon à recevoir des autres disciplines : 

            And it fol­lows that crit­i­cism is not in the last analy­sis sub­ject to cor­rec­tion by oth­er dis­ci­plines. They have their objects of knowl­edge and we have ours. What­ev­er we have to learn from eco­nom­ics or bio­science, soci­ol­o­gy and social his­to­ry, our main province is sig­ni­fi­ca­tion: we trace meanings.

Il me paraît dan­gereux de don­ner tant de lib­erté au lecteur pro­fes­sion­nel que je défi­nis dans Plaidoy­er pour un renou­veau de l’émotion en lit­téra­ture comme « toute per­son­ne soumise à une oblig­a­tion de lec­ture quel que soit le con­texte : fût-il insti­tu­tion­nel ou pro­fes­sion­nel. Il peut s’agir d’un jour­nal­iste, libraire, bib­lio­thé­caire, cri­tique lit­téraire, édi­teur, cor­recteur, pro­fesseur comme d’un élève ou d’un étu­di­ant qui doit se pli­er à l’étude d’une œuvre » (p.20). Le dis­cours cri­tique s’inscrit dans la caté­gorie doc­u­men­taire, et non celle de la fic­tion. A ce titre, il n’a pas la lib­erté de con­tredire ou ignor­er le dis­cours sci­en­tifique, quel que soit le champ dis­ci­plinaire auquel ce dernier appartient.

Au stade du six­ième chapitre con­sacré à l’Histoire avec un grand H, une stratégie sub­tile se des­sine : les sept par­ties de ce man­i­feste sont alignées sur le mode de la sim­ple jux­ta­po­si­tion. Mais c’est le dernier chapitre qui retient notre atten­tion, celui con­sacré au désir. Alors que le mythe d’Orphée et d’Eurydice per­met à Besley d’analyser la dynamique du désir qui repose sur la perte ou la pri­va­tion, dynamique con­fir­mée par l’apport psy­ch­an­a­ly­tique de Jacques Lacan (la marotte de Besley !), l’on devine où elle souhaite en venir : le désir est au cœur du proces­sus lit­téraire, comme Barthes, lui-même, s’accordait à dire : « pass­er de la lec­ture à la cri­tique, c’est chang­er de désir, c’est désir­er non plus l’œuvre, mais son pro­pre lan­gage. Mais par là même, aus­si, c’est ren­voy­er l’œuvre au désir de l’écriture, dont elle était sor­tie. Ain­si tourne la parole autour du livre : lire, écrire : d’un désir à l’autre va toute lit­téra­ture » (p.77). En sup­pléant les choses, les mots génèrent des mon­des virtuels dont l’absence se fait cru­elle­ment sen­tir chez le lecteur, acti­vant ain­si la mécanique du désir :

La fic­tion itère le proces­sus de la perte à la fois sur un plan thé­ma­tique et formel, ou, en d’autres ter­mes, sur un plan textuel. En guise de con­so­la­tion, elle crée des mon­des imag­i­naires et effectue un com­men­taire par là même sur notre pro­pre monde. Elle a un pou­voir lénifi­ant, per­suasif, et provo­ca­teur.[3]

Au risque d’être par­fois pon­tif­i­ante, Cather­ine Belsey a toute­fois le courage de ses opin­ions et n’hésite pas à met­tre en avant son posi­tion­nement lorsqu’elle déter­mine la « pos­ture » (con­cept cher à Jérôme Meizoz) du cri­tique. A tout pren­dre, A Future for Crit­i­cism a au moins le mérite de nous rap­pel­er que la ques­tion du désir et du plaisir au cœur du proces­sus lit­téraire n’est pas affaire de friv­o­lité, tant s’en faut. Les émo­tions en lit­téra­ture posent une série de ques­tions com­plex­es que la cri­tique cog­ni­tive com­mence à traiter. Et l’Education nationale n’est pas en reste puisque, après la tech­nic­ité qui sous-tend l’art de la fic­tion et la sin­gu­lar­ité que con­stitue l’œuvre lit­téraire, elle prend finale­ment acte de la portée du pathos. Les dernières direc­tives des nou­veaux pro­grammes de français au lycée en date du 30 sep­tem­bre 2010 abon­dent dans ce sens. A plaider pour le développe­ment d’une con­science esthé­tique, les nou­velles con­signes font la part belle au rôle cru­cial des émo­tions : « Dans cette appréhen­sion de l’univers de la fic­tion, on n’oubliera pas que la décou­verte du sens passe non seule­ment par l’analyse méthodique des dif­férents aspects du réc­it qui peu­vent être mis en évi­dence (procédés nar­rat­ifs et descrip­tifs notam­ment), mais aus­si par une rela­tion per­son­nelle au texte dans laque­lle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprou­vés par le lecteur jouent un rôle essen­tiel ».  En toute hon­nêteté, le plaisir ou l’admiration à la lec­ture du man­i­feste de Besley a été min­ime, mais il faut aus­si savoir compter avec les décep­tions et le déplaisir dans nos vies affectives.

Bib­li­ogra­phie

Roland BARTHES, Cri­tique et vérité, Paris : Le Seuil, 1966.

Clé­ment ROSSET, Le Démon de la tau­tolo­gie, Paris : Edi­tions de Minu­it, 1997.

Jean-François VERNAY, Plaidoy­er pour un renou­veau de l’émotion en lit­téra­ture, Paris, édi­tions Com­plic­ités, 2013.


[1] “Peo­ple devel­op close per­son­al rela­tion­ships with their favourite authors. We respond emo­tion­al­ly to the insight, the sen­si­tiv­i­ty, the lyric gift dis­played in their work, and in no time at all it seems as if we have a spe­cial inti­ma­cy with these excep­tion­al beings. Thus ele­vat­ed, they become objects of desire; their elu­sive­ness, or the mys­te­ri­ous ori­gin of their skill, only enhances their pow­er to seduce; inter­pre­ta­tion sur­ren­ders to romance.” (p.52)

[2] “In our own time, what does neu­ro­bi­ol­o­gy tell us about the process of human con­scious­ness? Do the­o­ries of cog­ni­tion con­firm or deny the insights of recent nov­els and plays?” (p.74)

[3] “Fic­tion repeats the process of loss both the­mat­i­cal­ly and for­mal­ly, or, in oth­er words, tex­tu­al­ly. By way of con­so­la­tion it cre­ates imag­i­nary worlds and com­ments in the process on our won. It has the pow­er to soothe, per­suade, and also to chal­lenge.” (p.126)

 

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Jean-francois Vernay

Essay­iste, écrivain de fic­tion et chercheur en lit­téra­ture, Jean-François Ver­nay a signé plusieurs ouvrages dont Panora­ma du roman aus­tralien des orig­ines à nos jours (Paris, Her­mann, 2009) et Plaidoy­er pour un renou­veau de l’émotion en lit­téra­ture (Paris: Com­plic­ités, 2013), désor­mais disponibles en tra­duc­tion sous les titres de A Brief Take on the Aus­tralian Nov­el (Ade­laide : Wake­field Press, 2016) et The Seduc­tion of Fic­tion: A Plea for Putting Emo­tions Back into Lit­er­ary Inter­pre­ta­tion (New York : Pal­grave Macmil­lan). Son dernier pro­jet en date investit le champ des études lit­téraires cog­ni­tives par l’exploration de l’irrésistible pou­voir de séduc­tion de la fic­tion auquel le lecteur se soumet volon­tiers tel un amoureux transi.

 

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