QUI ÉTAIT ALFRED EDWARD HOUSMAN ?

Son père exerçait la pro­fes­sion de « coun­try solic­i­tor », cor­re­spon­dant à cer­taines fonc­tions de notaire et d’avoué. Le garçon, né à Fock­bury, un faubourg de Broms­grove, dans le Worces­ter­shire, le 26 mars 1859, est l’aîné de sept enfants. Leur mère décède lorsque Alfred atteint l’âge de 12 ans. En 1873 le père se remarie avec une cou­sine de la branche paternelle.

Après des études à Birm­ing­ham puis à Broms­grove, Alfred est admis en 1877 comme bour­si­er au St John’s Col­lege d’Oxford dans la sec­tion des études clas­siques (latin-grec). Il y fait la con­nais­sance de Moses Jack­son, lequel sera l’objet secret d’un amour inas­sou­vi. Au cours des deux pre­mières années il réus­sit bril­lam­ment ses exa­m­ens, mais, pour se con­sacr­er à l’étude minu­tieuse de Prop­erce, nég­lige les autres matières faisant par­tie du cur­sus com­plet (his­toire et philoso­phie antiques). De fait, il n’obtient pas sa licence et quitte Oxford pro­fondé­ment humil­ié. Il est mu par un vif désir de prou­ver sa valeur réelle. Jack­son l’aide à trou­ver un poste de rédac­teur à l’Office nation­al des brevets sur la pro­priété indus­trielle : il y tra­vaillera pen­dant dix ans.

A l’écart de l’Université, Hous­man pour­suit néan­moins des études clas­siques et pub­lie des arti­cles très appré­ciés sur les poètes latins qu’il aime, Prop­erce donc, Horace, Ovide, et sur les Trag­iques grecs. Il se con­stru­it peu à peu une répu­ta­tion d’érudit et en 1892 se voit pro­pos­er la chaire de Latin à l’University Col­lege de Londres.

En 1911, il est nom­mé Pro­fesseur de Latin à Trin­i­ty Col­lege de Cam­bridge où il achèvera une car­rière désor­mais bril­lante : il est notam­ment l’auteur d’un com­men­taire sur les cinq livres de l’Astro­nom­i­con de Mar­cus Manil­ius, poète didac­tique du 1er siè­cle (dans la lignée de Lucrèce). Très dis­cret sur sa pro­pre poésie, Hous­man n’en a par­lé qu’une fois lors d’une con­férence publique inti­t­ulée « The Name and Nature of Poet­ry », en 1933, trois ans avant son décès à Cam­bridge.  Son urne funéraire a trou­vé place dans une église de Lud­low, dans le Shrop­shire où il avait trou­vé l’inspiration de son recueil A Shrop­shire Lad.

L’ŒUVRE POÉTIQUE

Hous­man n’a pub­lié de son vivant que deux recueils : A Shrop­shire Lad paraît en 1896 à compte d’auteur (après divers refus essuyés chez quelques édi­teurs) ; Last Poems date de 1922, mais la com­po­si­tion de ces « derniers » remon­tait aux années d’avant la Pre­mière Guerre mon­di­ale. Son frère Lau­rence pub­liera de façon posthume More Poems (1936) et Col­lect­ed Poems (1939). 

Le recueil fon­da­teur de la notoriété du poète ne s’est dif­fusé que lente­ment, sans doute à cause des réti­cences de l’auteur lui-même à pren­dre très au sérieux des écrits dic­tés par l’émotion, face à ses travaux de pro­fesseur dont la recon­nais­sance par le monde uni­ver­si­taire con­sti­tu­ait une revanche par rap­port à ses anci­ennes décon­v­enues d’Oxford.   

Cepen­dant le suc­cès est venu, encour­agé par l’intérêt de nom­breux musi­ciens du XXe siè­cle pour les élé­ments pas­toraux et tra­di­tion­nels de cette œuvre. Le pio­nnier par­mi ces com­pos­i­teurs fut Arthur Somervell en 1904, suivi de Ralph Vaugh­an Williams dont les six mélodies de On Wen­lock Edge (1909) sont très con­nues. Georges But­ter­worth, qui mou­rut en 1916 pen­dant la bataille de la Somme, laisse un sou­venir « aug­men­té » par son tra­vail, entre 1909 et 1912, sur des chan­sons tirées de A Shrop­shire Lad. Citons encore John Ire­land, l’américain Samuel Bar­ber… Leurs com­po­si­tions sont listées dans un cat­a­logue qui, en 1976, en com­pre­nait déjà 400. S’y est ajoutée récem­ment une pièce du néo-zélandais con­tem­po­rain David Downes. De nos jours ces œuvres musi­cales sont dev­enues des « clas­siques » con­stam­ment réenregistrés.

La célébrité de l’auteur est donc établie lorsque les jeunes appelés au front de la guerre de 14–18 glis­sent ce recueil devenu pop­u­laire dans leur bis­sac. Plus tard vien­dront les hom­mages d’un T.S. Eliot ou d’un Alan Hollinghurst (Book­er Prize en 2004). Sir Tom Stop­pard, auteur de Rozen­crantz et Guilden­stern sont morts, et scé­nar­iste du film Shake­speare in Love, fait jouer en 1997 The Inven­tion of Love, une pièce drôle et pro­fonde sur l’amitié qui liait Hous­man et Jackson.

PLACE DE A.E. HOUSMAN DANS LA POÉSIE ANGLAISE

Quelles sont les qual­ités assur­ant la péren­nité de son œuvre ?
« Un P’tit Gars du Shrop­shire » évoque une vision idéal­isée du paysage anglais et de la vie rurale, qui sont déjà en voie de trans­for­ma­tion, sinon de dis­pari­tion, à l’époque où Hous­man écrit ses poèmes. Le thème de la mort des êtres jeunes, sans les con­so­la­tions de la reli­gion, du flétrisse­ment rapi­de de la beauté et de la vie, du voy­age sans retour de jeunes sol­dats bri­tan­niques tombés au com­bat en terre étrangère (quoique impéri­ale), touche à des fibres sen­si­bles présentes en chaque lecteur. La Pre­mière Guerre mon­di­ale ne fera que con­firmer ce sen­ti­ment de fragilité des hommes pris dans les remous de l’Histoire. Voilà qui explique pourquoi, même aujourd’hui, Hous­man n’est pas l’auteur d’une œuvre « morte » (à l’instar de nom­bre d’autres, de la fin du XIXe siè­cle ou du début du XXe, bal­ayées par la moder­nité que représen­tent les œuvres d’Eliot, de Joyce, du groupe de Bloomsbury…)

Il ne faut néan­moins pas sous-estimer l’influence du con­texte poli­tique et moral des dernières décen­nies du XIXe siè­cle qui voient la con­damna­tion d’Oscar Wilde à la « geôle de Read­ing » sous l’accusation d’homosexualité, puis son exil en France où l’auteur du Por­trait de Dori­an Gray meurt en 1900 dans la misère.
Dans A Shrop­shire Lad l’« amour qui ne dit pas son nom » se laisse tout de même entrevoir. L’aveu demeu­rant ambigu, le recueil entre­tient une sub­ver­sion restée secrète. L’homme Hous­man est resté « à part », Jack­son s’étant refusé à son amour, et ayant choisi de le fuir par un mariage (où l’ami n’a pas été invité) et un tra­vail en terre étrangère (aux Indes en pre­mier lieu ; il meurt à Van­cou­ver en 1923). Hous­man avait don­né son cœur en sachant qu’il n’y aurait pas de réciproque. La souf­france morale l’a sans doute poussé à se libér­er par l’expression poé­tique : son amour, que son époque juge « illicite », se déguise par exem­ple en adultère.

Cette poésie con­voque une cul­ture lit­téraire dont les influ­ences les plus mar­quantes sont des bal­lades écos­sais­es, les chan­sons de Shake­speare extraites de pièces comme La Nuit des Rois ou Cym­be­line, la poésie de Hein­rich Heine, sou­vent trans­posée en musique (Schu­bert, Schu­mann, Brahms…). Elle sur­git sous le coup de l’inspiration « pure », que favorisent d’exaltantes prom­e­nades dans la cam­pagne anglaise ou, au con­traire, des états de faib­lesse et de mal­adie tra­ver­sés par l’auteur. Les per­son­nages, les « car­ac­tères » évo­qués, n’ont rien de roman­tique : vil­la­geois, paysans, jeunes hommes frustes, coquettes faisant mine de résis­ter à leurs soupi­rants, mau­vais garçons empris­on­nés et pas­si­bles de pendai­son, cepen­dant que le décor rur­al est mag­nifié comme dans la grande pein­ture anglaise d’un Con­sta­ble ou d’un Turn­er. Il arrive que des poèmes nais­sent « tout armés » ain­si que nous venons de le dire ; ils sont alors dic­tés par l’émotion, comme par une forte évi­dence, et n’exigent que de min­imes retouch­es. Tan­dis que d’autres chem­i­nent beau­coup plus lente­ment, récla­mant des mis­es au point laborieuses, jusqu’à la sat­is­fac­tion com­plète de leur créateur.

Hous­man ne s’est exprimé publique­ment qu’une fois sur l’art poé­tique dans cette con­férence – The Name and Nature of Poet­ry – qui eut un grand reten­tisse­ment à l’université de Cam­bridge. « Trans­fuser l’émotion et non trans­met­tre la pen­sée », telle lui sem­blait être la fonc­tion priv­ilégiée du poème.

Delia Mor­ris et André Ughetto
Avril 2011

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