De Remo Fasani, il y a fort peu de choses à savoir. Fort peu de choses à savoir, et beau­coup à appren­dre. Toute dis­pari­tion donne à la vie de se déploy­er comme un enseigne­ment : la mesure est red­outable, parce qu’il arrive le plus sou­vent qu’il n’y ait rien du tout à appren­dre, ou, au mieux, rien qu’on ne sache déjà, avec sa pau­vreté de gri­saille, répéti­tive et infinie comme la con­di­tion com­mune. On a éprou­vé à maintes repris­es la tristesse des céré­monies funèbres : non pas seule­ment parce que l’absence est dif­fi­cile (qu’une vie soit aimée pour elle-même veut sim­ple­ment dire qu’elle est au soutène­ment de la sienne pro­pre), mais parce que, la plu­part du temps, l’existence s’est repliée sur soi, tau­tologique, muette et vide, et sans issue — au moins pour ceux qui restent en vie. Et l’on ne sait pas quoi faire de ce fige­ment soudain, et peut-être de cette stéril­ité ; au fond, per­son­ne n’en veut. Il faut les remet­tre en d’autres mains. La foi, ou la con­fi­ance, sert à cela ; in manus tuas com­men­do spir­i­tum eius. Il y a plus sou­vent à pleur­er de l’insignifiance des vies que du trag­ique des fins. Le Juge­ment, qui est peut-être absol­u­ment réel, est aus­si une inven­tion néces­saire, sans quoi le vide et même le secret de telle vie sont peu sup­port­a­bles : on restau­re tous les degrés d’une « divine comédie », et l’on pense à bon droit que cette imag­i­na­tion n’est pas vaine. De loin en loin, ceux que repren­nent les activ­ités du jour se font une rai­son, dans le sou­venir ou par­fois la sen­sa­tion aiguë qu’il y eut, à un moment ou à un autre, un geste de piété ou d’affection, une pas­sa­tion d’on ne sait quoi ; ce qui est fort peu, ou l’évidence même. Cela, dit-on, aura suf­fi ; à cet égard, le temps de la justesse est le temps étrange du futur antérieur, qui nous fait croire, en somme, que l’avenir ne con­tient que du passé parce que ce passé est tou­jours à naître. Ce qui fonde, et sans preuve, la com­mu­nauté du présent. Ou bien on dit, comme Mon­taigne : « N’a‑t-il donc pas vécu ? ». L’épisode prend fin, après quoi c’est à nous de peu­pler la même énigme. La leçon ne se laisse pas saisir. Mais celle de Fasani con­tin­ue d’exister : comme l’intermédiaire à pas légers jusqu’au monde et jusqu’à soi.

 

Il serait pos­si­ble de retrac­er la car­rière de Remo Fasani. Les notices ne man­quent pas. Les moyens d’y accéder non plus. Nous l’avons fait, som­maire­ment, quand il était en vie, dans le numéro de Con­férence qui précède. La vie, pré­cisé­ment, mesurait l’incomplétude et l’approximation. Elle souri­ait sans bruit. Comme les blancs dans une gravure, ces repos de l’œil qu’a ménagés la mor­sure : par bon­heur, car elle ne les attein­dra jamais. Cer­tains savent admirable­ment les réserv­er, comme dis­ent les graveurs. À cha­cun après eux de pou­voir les habiter.

Fasani était, demeure cette réserve même. Ceux qui font beau­coup de bruit dans leur vie, occu­pent beau­coup d’espace, brassent beau­coup d’affaires, au moment où ils meurent — sans qu’ils aient jamais eu, ou bien rarement, l’idée de mourir, idol­âtres qu’ils sont de la vie encom­brée —, font encore un bruit mat, et l’instant qui suit, c’est comme s’il nous plongeait dans une cham­bre sourde ; on n’entend rien, et l’on conçoit hon­teuse­ment cette pen­sée : « Ça fait du bien quand ça s’arrête ». Mais le silence des dis­crets est l’école de l’attention. Ils dis­parais­sent, et tout se met à bruire. Et la ques­tion s’élève presque éper­du­ment : qu’ai-je à faire, qu’est-ce enfin qu’il faut enten­dre ? La vie s’ouvre comme une eau clar­i­fiée, pro­fonde, vertigineuse.

 

Le vieil insti­tu­teur pro­lé­tarien que fut Albert Thier­ry définis­sait, nous dit Jean-Claude Michéa dans son dernier livre, « l’essence morale et poli­tique de la “vie ordi­naire” par le refus de par­venir, c’est-à-dire une indif­férence naturelle — ou un mépris réfléchi — envers tout ce qui relève de la course au pou­voir, à la richesse ou à la “célébrité” ». Remo Fasani fut un homme ordi­naire ; cer­tains de ces hommes ordi­naires, ce qui n’a rien de très extra­or­di­naire non plus, écrivent des choses justes et silen­cieuses. Il peut y avoir de très grandes inten­sités de justesse, très éprou­vantes, et donc très dis­crètes. Du reste, avec cer­tains esprits, la recom­man­da­tion qu’on aimerait faire est tou­jours à recom­mencer, la décou­verte tou­jours à repren­dre : le sil­lon ne se creuse pas. Et c’est tant mieux : le risque serait l’ornière.

Dans sa dernière cham­bre, ouverte sur la mon­tagne, à Grono, Remo Fasani dis­po­sait de peu de choses : un lit, un fau­teuil, une table. Sur la table, et sur l’appui de la fenêtre, ce presque rien qui fait un monde immense : un cray­on à papi­er, quelques feuilles épars­es, la Divine comédie qu’il ne ces­sait d’étudier, la con­cor­dance des œuvres de Dante. L’inventaire est achevé.

Fasani avait relu les épreuves des textes qu’on va lire. Il avait relu celles des Nové­naires, son dernier recueil ; sans hâte, avec un grand sérieux et un peu d’amusement. Pub­li­er ne comp­tait pas beau­coup. Bien des pages avaient été aban­don­nées, la leçon se fai­sait en elles et ailleurs qu’en elles. Pour chaque vie, rien ne presse. On tâchait de pénétr­er dans son regard bleu et loin­tain, par­fois si vif. Traduire était un chemin.

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