« Poésie Ô lap­sus » - Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et inter­mit­tente, dont le seul sujet, en rai­son du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre six fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les néces­sités de l’instant ou du jour, son auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ouvrir à chaque fois toutes ces fenêtres ou quelques-unes seule­ment. Michel Host

Mars / avril 2013

                                                                                                                               

 

 

 

SOMMAIRE

-       UNE PENSÉE OU PLUSIEURS / LE POÉTIQUE (réflex­ion 1) / p. 2

-       LE POÈME / LES POÈMES   /  p. 6

     — Pub­li­ca­tions anci­ennes de Gas­ton Marty

     — Pour Picha, de Pas­cale de Trazegnies

-     LE POÈTE : annonce du Poète Pierre Gabriel.  / p. 11

-       AUTRE(S) CHOSE(S)  /  p. 11

-       Apho­rismes d’Aymeric Brun  (année 2001 / Choix)

-       Apoph­tegmes & Foutra­que­ries de la Mère Michel 

               

     —  FEU(X) SUR DAME POÉSIE : deux recueils récem­ment pub­liés.  /  p. 18

 

-       Jean Fou­cault. Entre les laps et l’ennuimonde

 

-       Clau­dine Bohi. Avant les mots

 

     — LIEUX DE POÉSIE   (4 lieux) / p. 20

1 – LE CARRÉ aux­er­rois

2 – POÈTES EN LIBERTÉ (revue poétique)

3 – NOUVEAUX DÉLITS ( revue de poésie vive)

4 – « MES » CARRÉS (par la Mère Michel) 

 

______________________________________________________.

UNE PENSÉE OU PLUSIEURS — Du poé­tique (réflex­ions 1) ___________.

 

§ 1 — Je suis (nous sommes, nous devri­ons être) en quête du poé­tique… La chose était annon­cée dès le Scalp III. Tout lecteur est invité à chercher à l’unisson, à nous com­mu­ni­quer ses pro­pres réflex­ions, elles trou­veront ici leur écho. Il lui suf­fi­ra de m’écrire sur : recoursaupoeme@gmail.com

L’échec d’une telle réflex­ion me paraît annon­cé. À quoi allons-nous aboutir ? Impasse ou con­fu­sion, je ne sais trop. Déjà je suis dis­posé à n’argumenter que par bribes de pen­sées, par élé­ments dis­joints, mal reliés les uns aux autre, dans l’impossibilité où je me vois de dis­pos­er d’un plan sous-ten­du par la logique, ou même par le seul bon sens. Les ques­tions sont (dans l’état actuel de ma pen­sée de ces choses) celles-ci : pourquoi cette page-ci est déclarée poé­tique et celle-là prosaïque ? Qu’est-ce qui nous per­met, en somme, de déclar­er tel texte poé­tique et tel autre non. Une con­stata­tion : le doute est rarement porté, pour ne pas dire jamais, sur le car­ac­tère poé­tique d’un vers, d’une stro­phe, d’un poème déclaré tel, d’une page de prose romanesque qui tranche sur d’autres… La déc­la­ra­tion – C’est poé­tique ! - suf­fit-elle pour que le qual­i­fi­catif soit admis par tout le monde ? Ou bien est-ce affaire d’appréciation per­son­nelle du lecteur ? La ques­tion, selon l’énoncé que j’en pro­pose, ne soumet-elle pas toute éventuelle réponse à ma pro­pre sub­jec­tiv­ité ? Ou encore, cela tiendrait-il à un « sujet » ou à un « thème » par­ti­c­uli­er, et à son traite­ment, à sa forme ? À des émo­tions partagées, à des sen­ti­ments ? Déjà je pense : oui, c’est bien cela, en par­tie du moins… mais émo­tions et sen­ti­ments y suffisent-ils ?

 

§ 2 —  De Pas­cale de Trazeg­nies (com­mu­ni­ca­tion libre / mars 2013)

 « Si la poésie pou­vait se résumer en une image, ce ne serait ni une fleur, ni un oiseau, ni un nuage.

   Ce ne serait pas non plus un tas d’or.

   Ni une méduse, une algue, une marée, une murène, un pois­son ventouse.

   Ce ne serait cer­taine­ment pas un con­cept comme l’amour (…) ou la lib­erté… Si la poésie pou­vait se résumer en une image, ce serait la mort.

   Plane sur la poésie un par­fum d’interdit. La poésie doit et se doit de frôler les lim­ites vers les abîmes. La poésie, même joyeuse, porte son linceul. La poésie se croit plus forte que tout. Elle défie les règles, elle défie la rai­son, elle défie le temps.

   La poésie est l’addiction par excellence.

   La poésie est ce qui reste dans la nuit des temps, une chan­son, une ode, une bal­lade, une maxime, une bulle qui entre à votre insu dans votre cerveau et en ressort inopiné­ment, sans crier gare. Ce sont tous ces mots de l’Odyssée, et de l’Iliade, et des pièces de Shake­speare, et des diva­ga­tions de Ker­ouac, ce sont les envolées des Enfants du par­adis, c’est la chan­son­nette des mamans dans le cou des bébés, c’est ce que psalmodi­aient les mori­bonds dans les camps des nazis.

   Car la poésie est gratuite.

   Elle défie la mort… La défie seule­ment… Elle porte en elle toute l’humanité morte et à venir, peu importe.

   Elle nous porte.

   Elle est nous-mêmes. »

 

§ 3 – Ces inter­ro­ga­tions ont-elles une impor­tance par­ti­c­ulière ? Qui se les est déjà posées ? Dans quel ouvrage ? Je ne puis répon­dre à coup sûr. Elles m’importent, ne serait-ce que par leur com­plex­ité, leur claire obscu­rité. Elles me préoc­cu­pent assez, en tout cas, pour que je m’aventure dans cette ten­ta­tive d’éclaircissement.  

§ 4 – Il y a un désir aus­si, un élan. C’est un peu comme lorsque les pre­miers mots d’un roman s’inscrivent sur le papi­er ou l’écran, et que dans leur mou­ve­ment pro­pre  — « Les mots sont des pen­sées », dis­ait Ana­tole France, qui n’était pas un sot et dont on a grand tort de rire ! – ils pren­nent de telles forces que l’écrivain s’éloigne de ce qu’il avait imag­iné être « son sujet ». Il dérive, quitte le rhumb auquel il voulait se fier, pour s’échouer, lui et le romanci­er avec son texte sous le bras, en des lieux impen­sés. Rien que de très courant, en fait. C’est ain­si que se firent la plu­part des décou­vertes. Mais nous n’avons pas tant de pré­ten­tions. C’est à la fois exci­tant et effrayant.

§ 5 – Bien enten­du, Pla­ton ayant com­paré la poésie (au sens plein qu’il don­nait à ce terme) à une « chi­enne qui aboie con­tre son maître », à une bête « glapis­sante », je me suis empressé de relire La poé­tique d’Aristote, qui voulut faire de cette chi­enne une bête aimable, utile et com­préhen­si­ble. « La » Poé­tique ? C’est la tra­duc­tion courante et admise du titre aris­totéli­cien. Pour­tant le Sta­girite (ou ceux qui en grec rendirent publique sa réflex­ion), dit seule­ment : « Au sujet de… à pro­pos de la poésie » : ΠΕΡΙ ПОІНТІΚНΣ. À pro­pos du poé­tique, mais aus­si de l’art du poète. Est-ce bon­net blanc et blanc bon­net ? Je ne le crois pas : la poésie reste assez chargée de forces mal définiss­ables et de sor­tilèges impres­sion­nants (oui, telle tragédie, telle inter­pré­ta­tion nous aura fait forte impres­sion !) pour exiger qu’on ne l’approche qu’avec pru­dence. Nous savons que le verbe « faire » (poiein) est à l’origine du mot poésie. Nous l’assimilons, non sans out­re­cuid­ance, à « créer ». La créa­tion est dev­enue une caté­gorie de l’action artis­tique dans nos sociétés. Peu d’artistes, pein­tres, sculp­teurs (dis­tinc­tions quelque peu obsolètes, j’en con­viens !), poètes, écrivains… éprou­vent l’ombre d’un doute quant à leur fonc­tion de créa­teurs. Même si cela me stupé­fie, je dois con­venir que les fables religieuses ont inter­féré et brouil­lé le mes­sage. N’empêche que le sens grec doit à la fin s’imposer, au cen­tre de la chose.

§ 6 —  Donc : « au sujet de… à pro­pos de… ». N’empêche que, pour la sec­onde fois, Aris­tote, vers la fin de son livre (com­posé de ses cours dont cer­tains chapitres ont été per­dus au cours des temps) ne manque pas de trans­former son dis­cours et sa réflex­ion en une sorte de traité tech­nique (selon les critères du temps) qui per­me­t­tra aux dra­maturges de « réus­sir » une tragédie, celle-ci étant alors le poème par excel­lence et le lieu du poé­tique. Cela s’éloigne de nos caté­gories mais reste tout à fait acces­si­ble à notre réflexion.

§ 7 —  Cette poésie au sens que lui don­nèrent les Grecs, est liée à l’imitation (la mimê­sis) d’une part, à la nature d’autre part. Selon Aris­tote, le cou­ple mimê­sis / nature engen­dre la réflex­ion, puis la con­nais­sance, et le goût de la con­nais­sance qui est l’une des car­ac­téris­tiques de l’humain. C’est ain­si que de généra­trice de leur­res et de tromperies qu’elle était pour Pla­ton, la poésie prend le rang d’institutrice de notre pen­sée et de son expres­sion pour Aris­tote, le dis­ci­ple rebelle. Retenons ces asser­tions, car elles mar­quent l’esprit : « Dès l’enfance, les hommes sont naturelle­ment enclins à imiter, et l’homme dif­fère des autres ani­maux en ceci qu’il y est plus enclin qu’eux et qu’il acquiert ses pre­mières con­nais­sances par le biais de l’imitation, et tous les hommes trou­vent du plaisir aux imi­ta­tions.» (La Poé­tique, 4, trad. de Bar­bara Gernez, Les Belles Let­tres, clas­siques en poche N°9). Il y a là des ter­mes essen­tiels comme « enfance », « con­nais­sances » et « plaisir ». Plus loin, au chapitre 19, Aris­tote traite de l’expression et de la pen­sée, en don­nant à ces ter­mes un sens assez dis­tant de celui qu’ils ont pris de nos jours, en français du moins. Reste que cette dis­tance peut être réduite.

§ 8 – Pour­suiv­ons cette grossière ébauche de réflex­ion à par­tir de La Poé­tique, par ces allu­sions à Homère : « L’Illi­ade est sim­ple et pathé­tique, l’Odyssée est com­plexe (c’est une recon­nais­sance d’un bout à l’autre) et éthique. Et de plus il (le livre, le poème) sur­passe tous les autres par l’expression et la pen­sée. «  (La Poé­tique, 24) […] Homère, par­mi les nom­breux avan­tages qui le ren­dent digne d’éloges, pos­sède celui d’être le seul, par­mi les poètes, à ne pas ignor­er ce qu’il doit pren­dre à son pro­pre compte. En son nom, en effet, le poète ne doit dire que très peu de choses car ce n’est pas par là qu’il est imi­ta­teur. » (Id, 24). Dans la pre­mière asser­tion, j’ai la faib­lesse de lire une jus­ti­fi­ca­tion du fait que lire l’Illi­ade m’a, dans l’ensemble, tou­jours fatigué, voire bar­bé, quand l’Odyssée m’est un enchante­ment ; dans la sec­onde, je lis, peut-être à tort, que l’art est dans son dis­cours pro­pre et non pas dans son com­men­taire, celui-ci fût-il engagé par l’artiste ou le créa­teur…  L’essentiel : pourquoi l’Illi­ade est moins poé­tique à mes yeux, à mes oreilles, que l’Odyssée ? J’essayerai, plus loin, de don­ner un com­mence­ment de réponse à cette question. 

§ 9 —  Entrons dans le vif du sujet. Lais­sons Homère : dif­fi­culté du grec, aléas des tra­duc­tions suc­ces­sives… Lais­sons Shake­speare pour les mêmes raisons. Peut-être nous attacherons-nous, plus tard, et un instant – para­doxe ! – à L’Épopée de Gil­gameš, car l’akkadien me paraît une pure orig­ine en soi, une source de langue. En venir aux sources donc, et de notre langue. Que penserez-vous de ces deux stro­phes de La Vie de saint Alex­is (XIe siè­cle), trans­po­si­tion en « roman », après le latin, et sans doute le syriaque :

Le monde était bon au temps des anciens / Car il y avoit foi, jus­tice et amour, / Et croy­ance aus­si, dont il n’y a plus main­tenant. / Le monde a changé de forme et per­du sa couleur ; / Il ne sera jamais plus comme il fut pour nos ancêtres. 

Au temps de Noé, au temps d’Abraham, / Au temps de David que Dieu aima tant, / Le monde était bon : il ne vau­dra jamais autant. / Il est vieux et sans force, et tout entier va sur son déclin. / Il a tant empiré que tout le bien se perd. 

La ver­sion « romane » m’offre-t-elle un sur­croît d’émotions poétiques ? :

Bons fut li secles al tens ancienur, /  Quer feit i ert e jus­tise ed amur ; / Si ert cre­ance dunt or n’i at nul prut ; / Tut est muez, per­dut zd sa colur ; / Ja mais n’iert tel cum fut as anceisurs.

Al tens Noë ed al tens Abra­ham / Ed al David, qui Deus par amat tent, / Bons fut li secles ; jamais n’ert si vailant. / Velz est e fraisles, tut s’en vat dec­li­nant, / Si’ st ampairet, tut bien vait remanant.

Extrait des Tré­sors de la poésie médiévale

Textes choi­sis, étab­lis, traduits et annotés par André Chas­tel (avec la col­lab­o­ra­tion de Jacques Mon­frin. Le club français du livre, 1959)

§ 10 – Avis extraits de « L’expérience poé­tique », revue SARASWATI, n°10, décem­bre 2009 [Saraswati, B.P. 70041, 17102, SAINTES CEDEX ] : (Enquête menée auprès de 51 poètes con­tem­po­rains). À la ques­tion : Qu’est-ce qui vous a con­duit à écrire spé­ci­fique­ment de la poésie ? -, ils répondent :

« Alors des sources coulent, des feux s’allument, des musiques nais­sent et les mots dis­ent autrement… » (René Cailletaud)

« … la poésie est l’écriture de l’instant, alors que le roman c’est l’écriture du temps, du déroule­ment du temps. » (Michel Cosem)

« Très jeune, je me suis sen­ti révolté con­tre l’ordre prosaïque du monde. » (Jean-François Hérouard)

« Alors que j’éprouvais la plus grande méfi­ance pour la parole usuelle, prirent forme l’idée et le désir de ce que pour­rait être un lan­gage pleine­ment per­son­nel, qui émerg­erait de l’intériorité même et s’attacherait à traduire le secret per­son­nel sans le divulguer ni l’épuiser.» (Gilles Lades)

Si j’avais eu à répon­dre, j’aurais dit : « La poésie m’est trans­mu­ta­tion de la langue des pro­fondeurs, langue incon­nue, celle des sen­ti­ments et des intu­itions qui, selon des cadences habituelles ou inhab­ituelles, avec ou sans moi se traduit en langue française. »

Nous con­tin­uerons de tir­er le fil de la pelote du « poé­tique » dans les Scalps suiv­ants, qui sont ouverts à tous les avis et com­men­taires qu’on peut me faire par­venir à : recoursaupoeme@gmail.com  —  Voir au §2 : la com­mu­ni­ca­tion de Pas­cale de Trazegnies.

 

  

LE POÈME / LES POÈMES ___________________________________.

Les poèmes. Nous les cueil­lons dans les recueils anciens, moins con­nus, de Gas­ton Mar­ty, et les inédits de Pas­cale de Trazegnies.

 

Poèmes de Gas­ton Marty

(au sujet de Gas­ton Mar­ty / cf. Scalp 1 – mai 2012 / LE POÈTE)

LES AIGUILLAGES DE L’AUBE

Tel qu’entre les joncs le chas­seur à l’affût des tri­an­gles migra­teurs lais­sons venir les vagues pétri­fiées en vagues pier­res par la fleur la main par la main la cor­beille la rosée des marais puis la vie autrement où l’espace édi­fié jamais ne détru­it l’espace révolu.

Absences vous n’avez été qu’à la minute de naître comme l’éclair du ciel sere­in à se deman­der si le monde existe plus loin. On dis­ait réprou­vées les hautes herbes folles masquant les troncs noir­cis mais je les aimais autant que les sèch­es masures. Fétu de joie et peines en grappes  de soli­tude dorée sur la table je rassem­blais les rues cassées du haut de mon bal­con couleur olive sur flancs de platanes.

La cuisinière et son creuset inter­dit ses fos­s­es attisées enger­bant les souch­es enchevêtrées ô mat­inée d’enfance comme un oise­let au cou­vert des venelles du vieux cen­tre. Comme une mal­adie éter­nelle les branch­es jau­nis­sent sur galeries et tuiles fraîch­es émoulues sous les volées fulgurantes.

On nous dit de partager mais quelles miettes si par escapade nous décou­vrons de quelle riv­ière sour­dent les ver­dures aux vis­ages des feuilles. Il suf­fi­rait j’imagine de sup­pli­er le monde d’entrer en poésie ou suiv­re au matin délié la bru­ine alliant prairies pelous­es cœur des sar­ments pour qu’entre nuit et jour réver­bère et soleil émergé le train de l’aube brise ses aiguillages.

In Gas­ton Mar­ty / L’Onde et la braise / Ed. « La Nou­velle Proue » / Com­piègne 1988

 

 

MOITIÉ GARE MOITIÉ CANAL

Places ébauchées au pas­sage de rien / tous les univers s’y moulent et démoulent / arrivée départ telle­ment suprêmes aube ou crépuscule

Ombrée par l’histoire du sable cette ville / fut moitié gare moitié canal et le vée des brisures / sites cap­i­taux qu’on n’avait courage à choisir

Aus­sitôt se présente la rousseur des quais / désor­mais privés de gloire avec leurs ronge­ments de gran­it / écla­tants si nos regards les scru­tent de près

 

COMME FALAISE

Il n’était plus ici rumeur de ville 
Mais pierre bleue un extrait de jour et nuit

Cas­sant comme une falaise dussent y foi­son­ner les nuages
je m’’essayais à ce bleu brusqué ou sans trouble

Par­fois enfoui bleu de la plus belle eau
et en sa qual­ité la remon­tée des oiseaux

 

In Gas­ton Mar­ty, Haut nouage, Cahiers Frois­sart, Valen­ci­ennes, 2001

 

Bien plus tard les instants de la rue
étaient puri­fiés par l’aube
à la faveur d’un nou­veau rinçage
où s’achèvent le lavoir pier­reux et les étangs de sel
Et ce seront march­es forcées
pour que le lever devi­enne une fête,
à cheval sur veille et lumière
quand cette aube à nous réservée brûle de naître
À ce moment elle s’imprime dans la nuit
en la sub­stance même du fer forgé,
et plus solen­nel que nature tel est désormais
à cette pâleur notre pre­mier serment

                                                      In Gas­ton Mar­ty, Vis­age de source, Ed. Lit­térales, 2006

 

Un poème de Pas­cale de Trazeg­nies (inédit)

(au sujet de Pas­cale de Trazeg­nies / cf.  Scalp 3 – décem­bre 2012 – jan­vi­er 2013 / FEU(X) SUR DAME POÉSIE

 

POUR PICHA

Ils sont là
Ils sont à l’intérieur d’un huis clos
Ils ne voient jamais le jour

Dehors est le bruit
Ici le frôlement
Tous les possibles

Ici, dedans, par­mi nous
Pas de cris
Des murs ouatés
Et des sols froids

Sur nos lèvres aucun goût
Ou celui d’avant
Dans nos yeux la brûlure
Jusqu’à les faire rentrer

La fente est celle du voyeur
Qui n’entre jamais
Restant der­rière la barrière

La fleur est celle qui pousse
A l’intérieur des ventres
Qu’on ne voit pas
Qui n’existent pas

Seules les mamelles comme des boules de bil­lard légères
Mais trop lourdes
Pour les épaules du petit garçon perdu
Tondu

Je pleure à l’intérieur
Et rit le spectre
De ma mémoire

Des chiens des loups des sangsues
Courent après mes doigts
Je n’en ai déjà plus

Et bien­tôt mes oreilles
Mes cils
Mon calice

Et bien­tôt…
Quoi ?
Il n’y en a pas

Du con­tinu
Du vent qui rase sous les portes

Je suce la ven­touse du poisson
Et la nuit rem­plit le vide
De l’immeuble

Le bas-fond
La haute tour
De ma déli­cieuse captation

Sans toi
Sans vous
Sans personne

Que des ombres
Des spectres

Ain­si des trous se trans­for­ment en lumières
Du creux devient de la matière

Ma jambe n’est plus qu’une échasse
Et les chiens lapent
Là où était
Le centre

Pas­cale de Trazeg­nies, décem­bre 2012

(après avoir vu les tableaux de Picha /  http://galerieforetverte.com/art-contemporain/picha)

 

 

 

LE POÈTE ________________________________________________.

Comme annon­cé et donc promis, pour chaque scalp prélevé sur l’ennemi prosaïque, toutes les rubriques ou quelques-unes seule­ment peu­vent être ouvertes et leurs dépouilles accrochées tri­om­phale­ment ou non  à l’entrée de ma tente. Pour cette fois, nous atten­drons le Scalp V, pour rap­pel­er que vécut et écriv­it un poète que j’aime et appré­cie infin­i­ment. Il s’agit de Pierre GABRIEL.

Il est à mes yeux un « clas­sique »  — je ten­terai de définir les dif­férents sens du mot rel­a­tive­ment à sa poésie -, ce qui ne sig­ni­fie pas « suran­né » ou d’un autre âge, car le poé­tique, quand il s’impose d’évidence, tran­scende les âges, les modes, les manies, les célébra­tions dithyra­m­biques insignifi­antes comme les anathèmes lancés par les fana­tiques de la dernière fan­taisie universitaire… 

On peut, d’ores et déjà, aller à son nom sur divers moteurs de recherche et pren­dre la mesure de l’intérêt qu’il a sus­cité et sus­cite encore. 

 

 

AUTRE(S) CHOSE(S) ______________________________________.

 

APHORISMES  & QUESTIONS D’AYMERIC BRUN (année 2001 / Choix)

 

4 juil­let. – Le principe qui a for­mé le monde le con­duit-il, le gouverne-t-il ?

5 juil­let. – La tristesse, le décourage­ment et l’abattement du Christ.

6 juil­let. – Qui ne sent que l’univers nous écrase sans nous connaître ?

9 juil­let. – Les pre­miers hommes ado­raient ce qu’ils craig­naient ; ils révéraient ce qui les effrayait.

12 juil­let. – Parce que leur pre­mier père a péché, les hommes devront-ils tou­jours vivre misérablement ?

16 juil­let. – De la déli­catesse, de la légèreté et de la politesse : voilà ce que pos­sé­dait celui que l’on appelait autre­fois un homme bien né. (De quel coin de ma mémoire cette expres­sion que je n’avais encore jamais util­isée a‑t-elle surgi ?)

17 juil­let. – Aucun peu­ple n’a embrassé la reli­gion des Hébreux ; tous s’en sont moqués.

18 juil­let. – Cer­tains Pères jouirent longtemps du monde avec une volup­té exquise.

20 juil­let. – Epargn­er la vie de ses enne­mis est un crime devant Dieu.

21 juil­let. – J’ai par­fois le sen­ti­ment d’être un tout petit enfant.

22 juil­let. – Il existe une si grande dis­pro­por­tion entre le principe qui a créé le monde et nous-mêmes que nous ne pou­vons le connaître.

24 juil­let. – Incom­préhen­si­ble que Dieu soit, et que nous soyons.

25 juil­let. – Jamais, sans doute, le français n’a été aus­si mag­nifique, aus­si splen­dide, qu’au milieu du XVIIe siècle.

26 juil­let. – Je haïrais un Dieu qui, loin d’accueillir après leur mort toutes ses créa­tures en son sein, n’en sauverait qu’un petit nom­bre et con­damn­erait le reste à souf­frir éter­nelle­ment des sup­plices effroyables.

28 juil­let. – Je me détache avec une félic­ité extra­or­di­naire des choses qui fai­saient mes délices.

29 juil­let. – Je n’étais pas avant de naître ; je ne serai plus après être mort.

30 juil­let. – Il me sem­ble qu’il n’existe aucun dieu.

2 août. – Je ne sais pourquoi je suis né, ni pourquoi je con­tin­ue à vivre, alors que beau­coup de mes sem­blables ont péri depuis longtemps.

3 août. – Je pense sou­vent à André Chénier com­posant ses Iambes dans la prison de Saint-Lazare en atten­dant d’être guillotiné.

6 août. – Je suis dif­férent de l’homme que j’étais il y a un instant.

9 août. – La mort nous pré­cip­ite dans le néant.

15 août. – Les hommes con­ser­vent de leur pre­mier état le sen­ti­ment con­fus d’un bon­heur indicible.

17 août. – Les saints craig­naient unique­ment de péch­er : ils pri­aient sans cesse Dieu de les soutenir dans le com­bat qu’ils menaient con­tre leur concupiscence.

18 août. – Nous sen­tons avec un dés­espoir inex­primable que nous ignorerons tou­jours pourquoi nous sommes au monde.

19 août. – Peu de choses nous touchent, et peu de choses nous plaisent.

21 août. – Mon cœur se serre à la pen­sée des sup­plices que les hommes ont fait subir à leurs sem­blables depuis que la Terre existe.

22 août. – Qui s’afflige en moi-même d’être cap­tif du monde ?

25 août. – Seul Paul Léau­taud sem­ble avoir remar­qué com­bi­en la cor­re­spon­dance de Flaubert est sou­vent basse et vul­gaire (– et plate et insipi­de, ajouterais-je, – même si elle con­tient, il va sans dire, de grandes beautés).

26 août. – Aux deux sortes d’hommes dont par­le Pas­cal, com­ment ne pas ajouter les pécheurs qui se croient pécheurs et le sont en effet ?

27 août. – Chaque peu­ple ado­rait autre­fois ses pro­pres dieux.

28 août. – Demeur­erai-je tou­jours dans mon corps ?

30 août. – Il faut avouer que Dieu a agi très juste­ment en con­damnant la postérité d’Adam à vivre dans la mis­ère, quoique, depuis lors, par un prodi­ge qu’il n’appartient pas à notre rai­son imbé­cile d’approfondir, et que nous devons nous con­tenter d’admirer sans chercher à en percer le mys­tère, beau­coup d’hommes aient passé toute leur exis­tence dans une mol­lesse et une oisiveté encore plus grandes que notre pre­mier père. Mais n’est-ce pas là un mir­a­cle extra­or­di­naire, et ne sommes-nous pas bien injustes de reprocher à l’Eternel de ne plus se man­i­fester à ses créa­tures par des signes sen­si­bles, quand, dans son infinie bon­té, il se décou­vre chaque jour à nous en lais­sant se pro­duire des choses con­traires à tout ce qui est enseigné dans les Ecritures ?

31 août. – Il me sem­ble que l’on ne saurait jamais véri­ta­ble­ment être au monde.

2 sep­tem­bre. – Je com­bats avec hor­reur la force qui me conduit.

3 sep­tem­bre. – J’ai pen­dant longtemps refusé d’utiliser des points d’exclamation. Rien ne me sem­blait plus grossier, plus vulgaire.

4 sep­tem­bre. – J’éprouve une aver­sion extra­or­di­naire pour les choses qui m’attachent au monde.

6 sep­tem­bre. – Ma rai­son est à la fois matérielle et spirituelle.

7 sep­tem­bre. – Feuil­leté le Jour­nal d’Amiel (si long et si peu dense), tout comme celui des frères Goncourt (dont je n’ai, jusqu’à présent, par­cou­ru que de très courts extraits, bien que j’aie sou­vent souhaité le lire), les Mem­oirs of a Woman of Plea­sure (si plates et si déce­vantes), plusieurs romans de l’abbé Prévost (dont je goûte extra­or­di­naire­ment le style) et l’His­toire de Juli­ette (qui sem­ble écrite avec de la lave : les phras­es brû­lent et dévorent le lecteur).

9 sep­tem­bre. – Je me promène con­tin­uelle­ment en esprit dans des forêts, dans des parcs, dans des jardins, que mon imag­i­na­tion pare des plus belles couleurs.

12 sep­tem­bre. – Insignifi­ance pro­fonde du Jour­nal de Claudel. Quoi de plus ris­i­ble et de plus mépris­able que la suff­i­sance de cet homme ?

14 sep­tem­bre. – Je ne sais si je péri­rai, tant mon attache au monde me sem­ble légère.

16 sep­tem­bre. – Je suis extrême­ment dif­férent, à cer­tains égards, de l’enfant, puis de l’adolescent que j’ai été ; et néan­moins je me recon­nais en eux.

18 sep­tem­bre. – Je voudrais ne pas être au monde, tant les choses dont ma con­cu­pis­cence m’excite à jouir m’inspirent un vio­lent dégoût.

19 sep­tem­bre. – L’univers est matériel.

20 sep­tem­bre. – Mon esprit est enfer­mé dans un corps.

24 sep­tem­bre. – Le Christ du Gre­co, comme celui de Belli­ni, appar­tient à la pein­ture, et non à l’Evangile.

25 sep­tem­bre. – J’essaie vaine­ment de me détach­er des choses qui me charment.

26 sep­tem­bre. – Le véri­ta­ble chré­tien regarde tous les hommes comme ses frères.

27 sep­tem­bre. – Repris, avec un plaisir légère­ment moins vif qu’autrefois, Les Cahiers de Malte Lau­rids Brigge.

28 sep­tem­bre. – Les hommes ont ignoré pen­dant des dizaines de mil­liers d’années la forme et la super­fi­cie de la Terre.

30 sep­tem­bre. – Quelle duplic­ité extra­or­di­naire me per­met d’incliner à la fois à Dieu et au monde ?

 

APOPHTEGMES & FOUTRAQUERIES DE LA MÈRE MICHEL

En forme d’A‑B-C

AFRICAINS

Un romanci­er français nous a récem­ment assuré qu’on ne peut vivre une vie sans avoir con­sacré un livre aux Africains. Il s’est d’ailleurs exé­cuté, la chronique a applau­di. Les Africains sont heureux de l’apprendre et ils ont main­tenant une belle jambe.

 

AGRICULTURE

Entre deux orages, les cul­ti­va­teurs moisson­nent obstinément.

Le fer­mi­er, comme moi,  « fait des lignes ». Sauf que le livre du blé se réécrit chaque année.

 

ALLEMANDE (Langue — )

Fort belle langue que le jar­gon hitlérien décon­sid­éra longtemps.

 

AMI

Son moi m’est praticable.
L’ami, l’amie, ne les nég­li­geons ni ne les mal­traitons, ils sont les joy­aux de notre couronne.

 

ARÈNES

L’homme ayant renon­cé à l’élevage des diplodocus, on pense que les Espag­nols met­trons fin un jour à celui des tau­reaux de combat.

 

BOÎTES (de toutes sortes)

La boîte de récep­tion des imèles, je l’appelle boîte de décep­tion. Et tout est dit.

Dernière sor­tie en « boîte » : c’était en 1903. Je por­tais un huit-reflets et n’usais pas encore d’un déambulateur.

 

BOURGEOISIE

Can­cer de l’âme indi­vidu­elle et sociale.

Longue mal­adie. Bien trop longue.

Ta main droite, bour­geois,  tou­jours ignore ce que fait ta main gauche, et vice ver­sa. Tu ne peux chang­er. Ton addic­tion mal­adive à l’argent te pour­rit l’âme, le cerveau, le cœur. Elle te met un ban­deau sur les yeux, pas celui de For­tune, mais celui de l’aveuglement. Si tu te l’es mis toi-même, ton cynisme te fais plus répug­nant encore.

 

CAMPAGNE (à la -)

Là-bas, si on ouvrait la chas­se à l’homme, on vous tir­erait comme des lapins.

 

CATHÉDRALE DE LANGRES

À droite de la nef de la com­pos­ite et triste cathé­drale de Lan­gres, on descend la rue du car­di­nal de La Luzerne ! On racon­te que celui-là en mangea de belles quan­tités, et même qu’il en fuma, et qu’enfin seule­ment il put croire.

 

COÏT

Prêt d’organes.

 

CRITIQUE LITTÉRAIRE

Idiot même pas utile.

La haute idée qu’il se fait de son tal­ent est d’ordinaire son seul talent.

 

 

 

FEU(X) SUR DAME POÉSIE ___________________________________.

Deux recueils qui pour­raient n’en faire qu’un

-      Clau­dine Bohi – avant les mots – (dessins de Mag­a­li Latil) – Edi­tions érès – Coll. PO&PSY – 33, av. Mar­cel Das­sault – 31500 – Toulouse. 2012. [www.edition-eres.com] / 60 pp. / 10 € 50.

 

-      Jean Fou­cault – entre les laps et l’ennuimonde - (Gravure de Brigitte Dusserre Bres­son) – Pré­face de Chris­tine Van Ack­er – Edi­tions Les car­nets du Dessert de Lune – 67, rue de Venise – 1050 Bruxelles–B-/2012. / 70 pp. / 10 € — dessertdelune@skynet.be/ www.dessertdelune.be

 

Il s’avéra  (à ma lec­ture du moins) que Jean Fou­cault, sans l’avoir voulu„ appor­tait une réponse à Clau­dine Bohi, cela explique l’ordre dans lequel je par­le de leurs deux recueils.

Clau­dine Bohi, en se situ­ant « AVANT LES MOTS », tout en usant des mots néan­moins (je le recon­nais, a‑t-elle d’autre choix ?), m’a paru en quête d’un secret, peut-être d’un mys­tère…  « d’une parole ». Laque­lle ? De « la langue sans per­son­ne », mais laque­lle ? D’ « une peau peut-être / sa trace / peut-être pas »… Le lecteur (moi en l’occurrence) ne pré­tend pas savoir rien de ces choses. Il se laisse emporter (par­fois envahir) par un flux de pen­sée dis­jointes, jetées comme au fil d’une rêver­ie qu’il pour­rait faire lui aus­si, dont il lui est arrivé de suiv­re le courant dans ses méan­dres à lui, dans ses pro­pres rêver­ies et quêtes essen­tielles. « La chair [n’est] pas là encore, pas même rêvée ». Tout est nuit, effrac­tion… Qu’y a‑t-il alors ? Qu’entend-on ? Et moi, l’humain, qu’ai-je d’humain ? L’illustration en con­tinu de Mag­a­li Latil, je veux dire qui se suit elles-même de page en page, des­sine des ter­ri­toires d’entre-marges, fron­tières, lim­ites, bar­rières ser­pentueuses, effrayantes ici ou là, et même mon­strueuses. Les franchir paraît très risqué si l’on tient à pour­suiv­re cette quête, voire impos­si­ble. Le monde d’ « avant les mots » nous tient bien, pour peu qu’on y réfléchisse ! Et Clau­dine Bohi nous rap­pelle que nous évi­tons par trop d’y réfléchir. Ce ques­tion­nement pre­mier nous plonge dans un ver­tige con­tinu, dans un espace entre terre, air et eau où le référen­tiel (au sens le plus direct : notre sys­tème ordi­naire de références) se raré­fie, s’amenuise, s’atténue dans une étrange mobil­ité. L’incertain, jusqu’au vide, est con­vo­qué : « Il n’y a pas de com­mence­ment… le vide est épousé… »  Je n’irai pas plus loin dans les cita­tions. Un « souf­fle » vien­dra, un « cœur » bat­tra, sous un ciel « impal­pa­ble »… Et aus­si l’idée de vide fon­da­teur, de ce que vivre est un pont qu’on ne franchi­ra peut-être pas…  Vivre est bien hasardeux pour peu que l’on vive, c’est du moins ce que je lis en lisant, car ma lec­ture ne peut pré­val­oir sur aucune autre, bien enten­du. Je l’ai sou­vent dit, je crains la stu­pid­ité cri­tique, je suis fait pour admir­er ou détester. À la fin  — allons‑y d’une dernière cita­tion – « tou­jours par­ler vient // par­ler est sim­ple­ment / ten­ter de nom­mer cela / qui restera sans nom ». Donc, lorsqu’il y aura les mots, ils nous diront autre chose que ce qu’ils dis­ent, et cela plus sou­vent qu’à leur tour. Ce que j’admire, dans ces pen­sées enchaînées les unes aux autres, ces visions (hal­lu­ci­na­tions ?), c’est que me ramenant à quelques-unes des miennes – celles de chaque lecteur -, elles les com­plè­tent, meublent mes vides, me ren­dent à mes vul­néra­bil­ités, à mes aveu­gle­ments volon­taires, à mes nég­li­gences. Il ne s’agit pas ici de poésie philosophique à la mode d’aujourd’hui, mais plutôt d’une pen­sée qui s’apparenterait à celle de Dém­ocrite, et par­fois d’Héraclite, c’est-à-dire qu’elle nous repose l’entièreté de l’interrogation quant à notre présence au monde et à son sens. C’est d’une beauté de terre (ici de sable), d’air et d’eau. Juste avant que le Dieu de la Genèse se mette au tra­vail et que les con­ti­nents se sépar­ent ! Cela me retient, moi qui en suis si peu capa­ble, dans une réflex­ion essen­tielle. Seule la musique, c’est ma con­vic­tion, pour­rait (elle le peut par­fois) se situer avec un naturel plus grand, plus de spon­tanéité, dans ces ter­ri­toires escarpés d’avant les mots.

ENTRE LES LAPS ET L’ENNUIMONDE, de Jean Fou­cault, m’a sem­blé une sorte de réponse aux ques­tion­nements de Clau­dine Bohi, mais une réponse, cela va de soi, qui engen­dre de nou­velles ques­tions. Ain­si est la vie, nous n’en finis­sons pas de nous ronger les sangs et de nous pass­er la rate au court-bouil­lon, qu’on me par­donne, l’expression culi­naire et un brin famil­ière m’enchante ! Dirais-je d’abord que je suis en par­fait accord avec Chris­tine Van Ack­er (est-elle la Chris­tine du poème ?) lorsqu’elle a lu « un mariage de mots qui ne sem­blaient pas faits les uns pour les autres », lorsqu’elle par­le des « vrais poésiens », au sens de poètes m’a‑t-il sem­blé. Cela fait « parisiens », « car­toman­ciens »… cela me plaît, parce que cela me change des « vrais poètes », qui sont légion, et faux sans le savoir eux-mêmes, pré­cisé­ment parce qu’on les dit, parce qu’ils se dis­ent « poètes » et que l’on se croit obligé de les affubler de l’épithète « vrais ». Ne vous tra­cassez pas, c’est comme chez Agatha Christie ! La poésie du poésien se recon­naît à ce que c’est du polici­er à la Christie, une vraie « mai­son bis­cor­nue ». On enquête, on tente de nou­veaux chemins. Chris­tine Van Ack­er me con­traint encore à acqui­escer : « Jean Fou­cault tente de franchir la fron­tière de notre enten­de­ment, cette ligne invis­i­ble qui nous sépare d’avant ce qui arrive, d’avant ce qui se nomme, d’avant ce qui sort de l’immobilité et com­mence à agiter la matière. » Jean Fou­cault, il me sem­ble, com­mence là où finit (dans mon inter­pré­ta­tion) Clau­dine Bohi.  Rai­son de plus d’y aller voir de près. Une cita­tion lim­i­naire de Sea­mus Heaney me con­forte dans cette vision des choses : « L’action cru­ciale est avant les mots. » Se seront-ils con­certés, ces deux poésiens-là ?

Fou­cault, d’abord, attend : « Là j’attends ». De cette attente naît cette sorte d’inquiétude qui risque à chaque instant de plonger dans la folie : « Le mot “frol­le­ment”… /// Frol­le­ment / il y a du fou / dans celui-là // Du monde en tout cas / qui libère un univers / jusqu’alors incon­nu ». Un humour allégeant se met prompte­ment de la par­tie : Jean Fou­cault s’adresse sou­vent à Chris­tine, elle est dans la mai­son, elle joue les hôt­esses sans doute, tout cela est « frol­le­ment drôle / frol­le­ment agité… frol­le­ment léger». Le pire est à venir, et nous le con­nais­sons assez : d’abord, le par­cours à l’envers / à l’endroit, la remé­mora­tion, savoir où l’on en est… retour au passé : « Ah qu’il est cru­el / d’être enfant / et com­bi­en l’on a hâte / de grandir ! // Mais c’est / inex­orable. »  Et la machine qui ouvrait et entra­vait à la fois la marche de la poési­enne, se met à fonc­tion­ner, à base de « vide » : « Le silence a de la réserve / car il s’appuie sur le vide… » Voilà, même prob­lème ! C’est tout l’humain qui cogne à la porte ! On croit avoir fait ce qu’il fal­lait, « d’être à jour avec le monde », mais quel incon­fort par­mi nos con­fort­a­bles cer­ti­tudes, car, comme chez Proust avec sa madeleine (Fou­cault prend soin de nous dire que cela n’a « rien à voir », mais que tout de même « C’est agaçant / les images imposées. // Fab­riquées /  par ce qui était là / dès notre nais­sance. » Les mêmes ques­tions sont posées sur des négat­ifs pho­tographiques (je vous par­le du temps de l’argentique !), l’attente… Pourquoi est-on tenu d’attendre ? Est-on jamais « à jour » avec soi, avec le monde ? En sera-t-on réduit à ren­con­tr­er le bon­heur dans le seul état sta­tion­naire » que recherchent les médecins avant d’entreprendre de guérir le patient ? Fou­cault demeure dans les inter­stices de l’inconfort, à la recherche d’une paix de l’esprit qu’il sera impos­si­ble d’atteindre. L’inconfort s’installe, à son aise. Nulle vision, nulle audi­tion ne sat­is­fait. « Une fleur s’agite / à la fenêtre… […] Mon envie serait / de l’arracher / afin de pou­voir repren­dre / mon état sta­tion­naire. // Mais n’en fait-elle pas par­tie ? » Quad­ra­ture du cer­cle (je n’ai jamais trop su de quoi il s’agit…) : rien n’est pos­si­ble. Le prob­lème n’a pas de solu­tion. L’ennui lui-même ne répond à rien, lui qui dès qu’on l’interroge cesse d’être de l’ennui : il devient « l’ennuimonde », qui « vient de ce monde / bien rangé / bien rond / qui soudain / ne tourne plus rond ». Dieu, alors ?  On est bien for­cé de lui pos­er la ques­tion  — Oh, comme cela me va et me plaît ! Je ne crois pas out­repass­er la naturelle inter­pré­ta­tion ! —  : «Mais d’ailleurs / avoue / avais-tu un pro­jet / pour la glaise ? » Réponse évi­dente. Manière de réponse à Clau­dine Bohi. « L’ennuimonde est un tout / dont tu n’es que le rien. » Les pier­res gran­i­tiques que de temps à autres l’illustratrice Brigitte Dusserre Bres­son lance à la fig­ure du lecteur éclairent par­faite­ment le pro­pos. Il faut, pour sup­port­er cette lap­i­da­tion, une sorte d’humour quelque peu aigre-doux, mais finale­ment appré­cia­ble au palais : « Les temps le temps / ils savent que l’homme / est une ques­tion de temps / seule­ment de temps. // Et tu te débats / sans fin  / dans des laps. » 

Selon moi : rien à ajouter. 

 

 

LIEUX DE POÉSIE _________________________________________.

1 – LE «CARRÉ » AUXERROIS

Ce pour­rait être un fro­mage de Bour­gogne, ou une pâtis­serie quad­ran­gu­laire… Rien de cela, mais une gour­man­dise aux­er­roise tout de même, un petit bijou de fan­taisie, de lib­erté et d’humour, une revue « intéres­sante » (elle ne ment pas à s’auto-intituler ain­si), et plus encore peut-être en ce qu’elle ouvre les portes de la rêver­ie et du vagabondage. « Car­ré », oui, 17 cm x 17 cm, pour un tableautin de mots et d’images, cha­cun dédié à une couleur. L’idée ne manque pas de séduc­tion. C’est comme un nou­v­el out­il fait pour entr­er dans le filon et les veines de Dame Poésie. 

La revue est dirigée par Jean-Paul Rousseau, maque­t­tée par Alain Moret, illus­trée par Adrien Moret, poussée vers l’avant par les mêmes, aidés de M. Cl. Con­trault, G. Cour­tois, A. Kewes, V. Mil­lan, J. Morin et F. Robert. La rela­tion avec les libraires est à George Bas­san. La Rédac­tion est logée au : 36, rue Michelet – 89 000 AUXERRE. / On lui écrit à : revue.carre@gmail.com

La livrai­son n° 1 est con­sacrée au NOIR, «posé d’abord » parce que  « toutes les couleurs s’y “accor­dent” », et que « Le reste suiv­ra peut-être, si vous en décidez… » On y trou­ve tant de choses divers­es : on vous y démon­tr­era dans de brèves nou­velles qu’une robe noire, pour élé­gante qu’elle soit, ne con­vient pas à toutes les cir­con­stances ; que le choco­lat noir con­sol­erait de regret­ta­bles absences s’il ne fal­lait se mon­tr­er circonspect(e) ; qu’un inter­rup­teur peut faire toute la lumière dans ces moments où nous sommes plongés dans le noir effrayant… Bien d’autres choses encore dans cette petite machine à délir­er qui tient dans la poche ou le sac : faut-il être « pour des quo­tas de radis noirs ! » ?… ou « n’y a‑t-il que les blancs pour avoir peur de leur ombre ? » Ces graves ques­tions, avec bien s’autres, sont ici posées et exposées au grand jour. Vous retrou­verez Le chat noir d’Edgar Poe, en dépit qu’il fasse nuit noire, et aus­si des sur­pris­es de choix, les unes rel­e­vant de l’art de la pho­togra­phie (où s’illustre Adrien Moret), les autres de l’art culi­naire : il peut être fort utile et savoureux de savoir pré­par­er « Los chipirones con su tin­ta » (les cal­mars ou encor­nets dans leur encre), la poularde en grand ou demi-deuil, ou la cas­so­lette de truffes… 

La machine s’emballe et vire au ROUGE avec sa livrai­son n°2. (Le Car­ré vert suiv­ra, puis le bleu, le jaune…) – Par­mi les arti­sans de ce car­ré-là, ajou­tons aux mêmes : D. Ail­lerie, C. Bil­lard, C. Douce, Friedrich Engels (il envoie des SMS depuis l’au-delà), F. Laur, M. Ler­oux, D. Mar­tin, Hen­ri de Rég­nier, Paul Ver­laine, (ils com­mu­niquent par imèles depuis le cloud), L. Was­selin, A. Créac’h. La pho­togra­phie s’est adjoint Adrien-Théo Moret. On ver­ra ici, à tra­vers un éton­nant « Cour­ri­er des lecteurs » que ce Car­ré en a gag­né au moins un à Saint-Péters­boug, puisque son lecteur pein­tre, mais non moins devin sans doute, a daté son cour­ri­er de sep­tem­bre 1915. Enfin une revue qui sait tra­vers­er le temps de sen­si­ble manière ! Puisque j’ai com­mencé par la fin, je vais à la rubrique Mots et mets : on y retrou­vera Mon­sieur de Ber­nis, la Pom­padour, plus loin le Parc aux cerfs (j’ai sou­vent rêvé d’aristocratie, rien que pour y entr­er !), une jolie façon d’écrire l’Histoire. On y dîn­era enfin « en rouge » et ne quit­tera la table qu’en état de se ren­dre au lit, et muni de quelques recettes qu’on aura tou­jours plaisir à con­fec­tion­ner pour soi, ses amis, ses proches, son amant, son amante… ain­si, les petits homards en camaïeu, les rougets du Car­di­nal, la liqueur écar­late (recette à décou­vrir… il faut bien que le lecteur ne reste pas éter­nelle­ment pas­sif !). Quelques anno­ta­tions sur le piment, le carpac­cio… finiront de le faire rou­gir. De brèves fic­tions fixe­ront encore la couleur rouge, la ren­dront indélé­bile, où le bien boire et le bien manger se tail­lent la part du lion m’a‑t-il sem­blé.  Saviez-vous que « le rouge est la couleur de la pas­sion », et que « longtemps les pros­ti­tuées avaient les cheveux roux. » Oui, tout ce rouge, et jusqu’à celui de la lin­gerie, sug­gère la sen­su­al­ité, mais aus­si l’enfer. Mes études his­paniques m’ont con­va­in­cu que Gón­go­ra détes­tait le Père Pine­da, jésuite qui le fit échouer dans un con­cours de poésie, parce que ce Père-là avait les cheveux rouges (ou roux) tout comme Judas, lequel ne pou­vait être qu’en enfer… Ici encore, pour en finir, tant d’autres choses : le rouge du coqueli­cot – ô ten­dre Mouloud­ji ! – est aus­si inscrit dans notre his­toire et pas seule­ment la grande ; la tra­ver­sée de la Mer Rouge n’est plus ce qu’elle a été ; la jolie « Rouge gorge » de A.-T. Moret nous per­me­t­tra d’y croire encore, bref, tant de choses, dont un char­mant « Car­ton à des­sein » d’Alain Créa’ch, et puis, « car­ré-ment », les dif­férentes nuances du rouge expliquées à tra­vers les âges et les lieux… enfin, des poèmes, dont l’un (je laisse son auteur à décou­vrir), qui célèbre cette antique soif de sang qu’éprouvent la terre et les hommes : « … la terre est écar­late / ain­si que de l’amour / blessure pour­pre vultueuse incar­nate // la terre sue de toutes ses fos­s­es /// bain de jou­vence / sang rouge jau­ni hyacinthe / la terre raje­u­nit / j’ai soif de sang … » Tant de choses encore… Pourquoi tout dire ?

 

2 – « POÈTES EN LIBERTÉ » — Revue poé­tique – N°9 (mars 2012) et N°10 (mars 2013)

Éditée par l’association « Poètes en lib­erté » et le « Cer­cle des Poètes Retrou­vés en Vendô­mois ». Mem­bres du bureau de l’association : Pierre-Alain Hor­tal (Prési­dent), Philippe Debarre (Vice-Prési­dent), Michèle Hor­tal (secré­taire respon­s­able de la com­mu­ni­ca­tion), Michel Gouit­taa (tré­sori­er).

Mem­bres d’honneur : Votre servi­teur, Salah Al Ham­dani, Valère Starasel­s­ki, Camille Aubaude, Bruno Doucey, Jean-Luc Maxence.

Com­mu­ni­ca­tion / Information :

 pierre-alain.hortal@orange.fr   /   http://poetes-en-liberte.over-blog.org/

 

On penserait… il arrive même que l’on pense qu’il n’est plus de poésie lis­i­ble, vis­i­ble, lue, réc­itée et admise en ce bas-monde livré au marché et aux busi­ness­men, forme altérée, cupi­de, insa­tiable, mon­strueuse et mor­tifère du « marc­hand » d’autrefois. C’est par­fois vrai (dans mon hameau bour­guignon ils ne s’occupent que d’agriculture hyper­pro­duc­tiviste, il leur arrive de répan­dre de la fiente de poulets sur leurs cul­tures, cela pue énor­mé­ment, et les abeilles qui logeaient dans ma chem­inée ont toutes crevé sur mon trot­toir… Les mon­des antag­o­nistes se ren­con­treront-ils  à nou­veau?), mais c’est aus­si très faux : on voit qu’à Aux­erre la poésie a pignon sur rue en dépit de la dureté des temps, et qu’à Vendôme on pub­lie revue et réalise chaque année un ‘Salon de la Poésie, de la Nou­velle et du Roman’, que les journées du Pat­ri­moine y sont célébrées chez Ron­sard, à La Pos­son­nière, pas si loin du château de Tal­cy où Cas­san­dre Salviati dansa le menuet sous les yeux du poète… On me dit encore que des fes­ti­vals de poésie ont lieu partout dès le retour du print­emps, des con­tre­forts de Alpes à la Drôme que j’ai tant aimée, de l’Auvergne aux Pyrénées et jusque dans les boucles de la Dor­dogne, au milieu des treilles, à Cognac et dans les Char­entes… Donc, dés­espér­er serait mal venu, ou tout au moins pré­maturé. Wall Street est au-delà de l’océan, la City trafi­cote au bord de la Tamise. À Vendôme, on imprime une fois l’an un très beau « cahi­er », qu’il ne messied pas d’appeler « revue », fort claire­ment imprimé et illus­tré et où le poème est roi. On y rend compte des activ­ités poé­tiques de l’année écoulée. De son N°9, par exem­ple, je retiens cette généreuse propo­si­tion de Salah Al Hamdani :

« Écrire pour éclair­er une forêt de pins dévastée / et élargir la fos­se d’un tyran

// Ain­si suis-je embar­qué sur le corps / de la tem­pête des hommes »

Pierre-Alain Hor­tal, qui longtemps lut­ta dans le monde du tra­vail, selon ses con­vic­tions, lutte main­tenant, avec son épouse Michèle, sur le front poé­tique et cul­turel. Les poèmes pub­liés dans Poètes en lib­erté sont var­iés, et c’est tout le charme : Guy Blan­chard y célèbre la « Femme python / Ondu­lante de la pitié au par­don / [qui] au-delà de l’opprobre / [sera] l’Amour sincère, l’Amour pro­pre ». On y par­le ici d’amour et de voy­ages (cela nous change assez !), là de fleurs, et un enfant de cinq ans y par­le à son papa (cela nous change beau­coup, nous rafraî­chit). La poésie per­sane y côtoie le cou­ple de Rodin échangeant le bais­er. Il y a des réc­its, des hom­mages (Rim­baud, Brassens, Gas­ton Couté…)… Le N°10 suit le temps, les saisons, la vie des gens, « la vie tout sim­ple­ment », titre du recueil d’André Leje­une, avec ces vers dédiés à la Saint Valentin, à la proche demande en mariage : « Face à la mer, elle a les yeux vagues, / Envelop­pée dans sa robe en cachemire, / Elle baisse la tête et admire / Ses doigts fins et la belle bague… » C’est sim­ple et beau. Sur le même thème, Pierre-Alain Hor­tal a des accents ver­lainiens : « Je voudrais, le voudras-tu ? / Repren­dre tes yeux novem­bre / Garder le secret en décem­bre / De nos alcôves et de nos anticham­bres. » Ver­laine est d’ailleurs pleine­ment célébré, en chair et en os, si j’ose dire, mais aus­si en mots et en vers. C’est ain­si que l’on vit à Vendôme ! Per Sorensen réu­nit étrange­ment Pégase, un rideau métallique et « les longues cathé­drales hor­i­zon­tales »… Marie-Neige Danes fête la nais­sance d’un « petit prince » dans les « Chaînes de mon­tagne / enneigées, ensoleil­lées / face à l’Espagne,/ un 18 févri­er / au pied des Pyrénées… » Plus loin sont rap­pelés le nom, la voix, la plume de Jean Fer­rat, « Plume qui écorche plume qui dénonce / Juste plume pour human­ité en souf­france / Plume qui résonne tou­jours / mais qui chante aus­si l’amour / la joie sim­ple et le respect / pour la France la femme l’ouvrier… » Qu’on nous laisse aimer cela qui vient de l’amour et du sens pro­fond de l’humain ! D’autres poètes fig­urent au som­maire, je ne peux tous les citer, je les cit­erai bien­tôt. Tous par­ticipent de cette entre­prise des mots qui veu­lent nous dire plus, un peu plus que ce que dis­ent les mots de chaque jour, avec un goût de la beauté, une fer­veur par­fois, cette vail­lante volon­té de ne pas voir se réduire notre vie à un numéro de carte ban­caire ou de sécu­rité sociale, à des fac­tures d’eau et d’électricité, à des angoiss­es matérielles, finan­cières, à des travaux, fussent-ils autres que sim­ple­ment ali­men­taires. Que le cahi­er se ter­mine sur un hom­mage à Boris Vian (nos écrivains ne se sont pas faits, ici ou là, nos chan­son­niers, nos trou­vères, pour que nous les reléguions trop tôt au désert de l’oubli !) et par  la Sym­phonie amoureuse du fer à repass­er, de Félix Cies­la, n’est pas pour me déplaire, d’autant que j’y trou­ve ce rire sauveur, ce « pro­pre de l’homme », qui refuse l’esprit de grav­ité sin­istre si répan­du, si éloigné de notre cul­ture et par quoi l’on pour­rait bien finir par nous tuer. 

 

3 – NOUVEAUX DÉLITS – revue de poésie vive – 

Numéros 44 (janv.-févr.-mars 2013) & 45 (avril-mai-juin 2013)

Cathy Gar­cia (cf. Scalp III, Le Poète) œuvre à plein temps, nous le savons, pour faire vivre la poésie entre Dor­dogne, Auvergne, Char­entes et Pyrénées, et ailleurs encore j’imagine. Elle-même vit en poésie et, spir­ituelle­ment du moins, de la poésie. Sa revue aus­si bien que ses recueils en témoignent avec vigueur et con­stance. Par­venir à « fab­ri­quer » soi-même plus de 40 numéros d’une pub­li­ca­tion sans la moin­dre sub­ven­tion, lui trou­ver des abon­nés fidèles, y rester fidèle à quelques ori­en­ta­tions majeures sup­pose une admirable endurance per­son­nelle et quelques qual­ités remar­quables. Si Nou­veaux Dél­its a un aspect quelque peu austère, c’est que ses pages sont tenues au respect de la planète et de ses ressources naturelles, et que par ailleurs elles mènent non des com­bats, mais une action con­tin­ue par ce que j’appellerai l’action des mots. C’est d’ailleurs une tra­di­tion qu’ont main­tenue bien des pub­li­ca­tions anci­ennes, par­fois dis­parues… je pense à un titre comme Action poé­tique, par exem­ple… Cathy Gar­cia a, out­re son immense tal­ent de poète, toute l’énergie qu’il faut, et des dents et des griffes,  ce que nous laisse enten­dre son édi­to­r­i­al du N°44 : « Nos façons de penser, de vivre, de con­som­mer, la façon dont nous entrons en rela­tion avec l’autre et avec nous-mêmes, par­ticipent, qu’on le veuille ou non, à l’immonde. Per­son­ne ne peut, à elle, à lui tout(e) seul(e), chang­er ce monde, mais chacun(e) d’entre nous a la pos­si­bil­ité de réfléchir à sa façon d’en être et il est temps, il est urgence, de change­ments rad­i­caux. Les alter­na­tives, les solu­tions, elles sont là, à portée de main, de clic, de choix, qu’elles soient citoyennes, écologiques, spir­ituelles…  […] il nous faut stop­per l’immonde avant qu’il ne nous dévore. » Voilà la dame ! L’idée ! Le songe ! la volon­té ! Quoique n’étant pas le mod­èle à suiv­re dans ce com­bat, j’approuve et je com­prends pleine­ment. L’immonde, je le com­bats avec d’autres armes, mais qu’importe, ce com­bat ne peut m’indifférer. Il n’envahit d’ailleurs pas la revue, elle n’en est pas le dra­peau levé à chaque page. Cela est selon le poète, la poétesse, et son inspi­ra­tion fait loi.

Dans ce numéro 44 (illus­tré par Jean-Louis Mil­let), j’ai aimé Le Locataire, de Fan­ny Shep­per : « Un cen­dri­er de béton / voilà son apparte­ment / un planch­er à échard­es / un mate­las molesté au sol… », et tout autant son Ange per­ché : « Mon petit cœur le fan­tôme / Mon amoureux le cinglé / Dans ton souf­fle les putains sont des reines égarées / et les ivrognes des cap­i­taines de navires qui se brisent »… Et cette soli­tude à méditer : « Dans la nuit sans fond / je t’entends moi / par­fois, tu fre­donnes d’étranges com­plaintes / alors l’océan se calme / et il berce et il souf­fle douce­ment ». Qui ne trou­ve beauté et sens à ces mots, à ces vers ? Aimé aus­si les fureurs de Pas­cal Batard, qui roule et tangue avec les pirates, « Pirates de soufre et de sang / brig­ands / de sable, de vent / sur l’océan / indi­en », aus­si bien qu’il vac­ille en pen­sée regar­dant l’image d’un Christ dont les imbé­ciles, par con­formisme et étroitesse de pen­sée, écar­tent jusqu’au nom : « Christ cru­ci­fié, / résis­tance du mort, dépos­sédé, / Sta­bat Mater / et renaît pous­sière, / riche du livre, / du savoir de ses pairs, / éteint. » J’aime que l’on rap­pelle qu’il y eut, après Socrate, ce grand philosophe de l’impossible amour. Et aus­si que Jean Michel A Hat­ton nous racon­te que le tort fut d’avoir lais­sé s’évaporer les antiques odeurs, « des odeurs d’étraves / et d’ancres, / quelques-unes oubliées / quelques-unes per­dues. » Et non moins que Hosho Mccreesh, en anglais (mais avec tra­duc­tion d’Éric Déjaeger), nous dise à nou­veau que c’est par le « faire » d’abord que s’instaurent le poé­tique et sa puis­sante action : « BECAUSE VAN GOGH DIDN’T SIT IN THE ASYLUM WAINTING STARRY NIGHT TO PAINT ITSELF, BECAUSE MICHAEL ANGELO DIDN’NT SIT IN FLORENCE WAITING FOR THE PIETA TO CARVE ITSELF… It takes years for tree limbs to tear down pow­er­lines, for roots to buck­le con­crete… … but they always do. » Il n’est pas inutile, loin de là, que cette “livrai­son” (quel mot, bien qu’il soit avéré !) que Cathy Gar­cia nous con­vie ensuite à goûter des pros­es romanesques grec­ques, chili­ennes, Sud-Coréennes, et qu’elle nous grat­i­fie de cette sen­tence aiguë d’Edgar Morin : « L’indifférence, ce gel de l’âme. » Nou­veaux Dél­its ne tombe cer­taine­ment pas dans ce vice majeur de notre temps, et peut-être d’autres temps… Qui sait ?

Au numéro 45 (avril-mai-juin 2013 ; illus­tra­tions de Corinne Pluchart) je lis des poèmes « com­bat­tants » : ceux de Samuel Duduit, « pas encore mort »  — et il a rai­son de nous le con­firmer -, quoique par­fois ori­en­tés vers ce moi haïss­able dont la prég­nance abso­lutiste nous empoi­sonne : « Je vais et viens passé déjà / touriste sur­vivant à ma pro­pre exis­tence / et qui vis­ite les ruines déjà ennuyé… » ;  ceux de Patrick Tillard, évo­quant LES SURVENANTS : « Ils sont main­tenant vac­cinés / cachés dans des réserves / rem­plis à plein bor­ds d’essence ou de colle / de crack et d’amphés / prêts à som­br­er dans ces puits empoi­son­nés  […] Désaveu mécanique / statut de vic­times / Lanière qui étran­gle / une his­toire épurée / souf­fle le silence ». C’est bien là poésie dans la vie : « La vie est une mai­son com­pa­ra­ble / à bien d’autres / dépe­u­plée d’aspirations / elle éjecte des corps / incer­tains. » Cette incer­ti­tude des corps ne traduit pas l’entier désamour, le vide trag­ique de l’existence, car cette mai­son reste « habitée d’amour / côte à côte du vivant… » Et c’est sans doute ce qu’à sa façon nous dit le poète néo­calé­donien Frédéric Ohlen évo­quant l’homme qui, embar­qué clan­des­tin dans une soute d’avion, sait, bien sûr, « qu’on gèle / là-haut chez les anges / alors il a mis // du papi­er sous son tee-shirt / feuilles de canards dont les gros titres / dégueu­lent sur lui. » Car, à la fin, « S’en aller / marcher jusqu’à / dis­paraître // surfer l’infinie / répéti­tion / du mou­ve­ment », n’est-ce pas la des­tinée de cha­cun ?  Jean Azarel, revenant aux ter­res d’enfances (j’imagine), aux ter­ri­toires « de lauze et d’air », aux amours et aux nos­tal­gies d’autrefois, ne quitte per­son­ne, et même demeure avec nous tous qui l’avons con­nue cette « douce aux jambes d’airelle… au ven­tre de tourterelle… » qui ne lais­sa « aucune autre trace que le sou­venir d’elle / assise sur une bal­ançoire / l’amie qui le restera… » Quant à Nico­las Kur­tovitch, lui aus­si « calé­donien », s’il con­naît les sources de l’enlisement, il tente de s’en arracher et de nous en arracher avec lui : « Il ne faut pas s’arrêter / à la pre­mière embûche / et con­tem­pler les feuilles mortes / au sol elles y sont bien / en oubli­er le besoin de silence… » « Lais­sons à la porte de la forêt / les éter­nels déboires / d’un mot mal com­pris / d’une phrase assas­sine / et les fougères ici par mil­liers nous pro­tégeront. » NOUVEAUX DÉLITS est bien l’île Utopia de poésie, le lieu qui avance dans nos têtes encom­brées de récifs et d’écueils, le lieu de l’Autre-Soi, l’autre sans qui je ne suis pas grand chose, et l’autre qui sans moi se dimin­ue ou s’ampute de son autre à lui. Revue de la générosité et de l’humanisme (je sais qu’il y eut des raisons de rejeter cette belle idée) renouvelé. 

Nou­veaux Dél­its : http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com/

 

4 – « MES » CARRÉS. (Par la Mère Michel)

Les Car­rés aux­er­rois m’ont évidem­ment incité à rap­pel­er au monde, à l’univers, au cos­mos et à mes voisins de palier parisiens, que j’ai comme tout le monde des « car­rés » bien à moi, où il m’arrive de tourn­er en rond, ce qui n’arrange pas mes affaires, et surtout pas celles du monde qui, lui, ne demande qu’à tourn­er rond bien qu’il n’y arrive jamais.

Mes car­rés d’as. Du temps que je jouais au pok­er, enfant, avec des allumettes, ils m’ont per­mis de gag­n­er des dizaines de boîtes géantes. J’ai pu ain­si, chez mes par­ents, met­tre le feu à la réserve de foin pour les lap­ins, et gag­n­er une des plus solides cor­rec­tions de mon exis­tence inno­cente et naïve.

Mon car­ré de choux. Il est à la cam­pagne, en Bour­gogne. Je n’y cul­tive aucun chou. C’est surtout le pré car­ré de mes chats qui le défend­ent en été con­tre tous les occu­pants illé­gaux qui y ont pris leurs habi­tudes en hiv­er. C’est l’évidence, comme Artémis autre­fois, aujourd’hui Tan­it, Ned­j­ma et Sni­jok sont par­faite­ment xéno­phobes. Mis­ère de misère !

Mon car­ré de Mun­ster. Il a un fumet qui fait fuir tout le monde. Je prends donc sou­vent seul mon petit déje­uner, car je trempe mes tartines de Mun­ster dans le café noir sucré. Cela se pra­tique aus­si avec le camem­bert, le brie. Le vieux hol­lande (le vrai), c’est très bien aussi.

Le car­ré du fond de la cour. Il n’est plus que dans mon sou­venir. J’étais pen­sion­naire. Nous avions douze ans et nous bat­tions en duel pour un oui pour un non. C’était dans le « car­ré du fond », der­rière les toi­lettes, loin des regards des sur­veil­lants, à poings nus. Le sol était de briques rouges couchées sur tranche. Une fois, j’y cas­sai net une inci­sive à un bon cama­rade. Une autre, un bon cama­rade m’y mit pro­pre­ment knock-out. C’était le bon temps.

Mon « dernier car­ré ». N’étant pas Napoléon, mes grog­nards sont quelque part dans la lune des grandes batailles que je n’aurais jamais voulu livr­er. Lorsque tout va mal, je me réfugie dans mon « car­ré », les quelques mètres car­rés de mon « ate­lier » où je me mets à traduire les Soli­tudes de Gón­go­ra, pour que per­son­ne ne me dérange et sous le vrai pré­texte que les rares uni­ver­si­taires qui les com­pren­nent les ont traduites comme des pieds  — « Si vous saviez comme c’est dif­fi­cile, déli­cat… ah, les hyper­bates !… les cultismes !… les ana­co­luthes ! – Quand tout va plus mal que mal, dans la cham­bre attenante (6 m x 6 m) je ferme les rideaux, me jette sur le lit (2m x 2m), ferme les yeux et rêve au par­ties car­rées que je n’ai jamais faites, parce que j’ai tou­jours eu la tête au car­ré et une moral­ité à toute épreuve. D’ailleurs, même à l’époque, il fal­lait être vieux comme un grog­nard, pour trou­ver un cou­ple dis­posé à jouer aux qua­tre coins avec vous et votre bonne amie. C’était une triste époque où la morale tenait les affaires en main. 

La Mère Michel, alias M. H.

 

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Fin du SCALP IV.     

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