Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie

Par |2024-03-06T16:33:08+01:00 6 mars 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Giorgi Lobzhanidzé|

Le recueil de Gior­gi Lobzhanidzé est une ten­ta­tive éminem­ment empathique de partager l’ex­péri­ence d’une vie libre dans la Géorgie d’au­jour­d’hui ; défi de chaque instant. L’in­di­vidu y est broyé sous les dif­fi­cultés matérielles, la pau­vreté, la vio­lence sociale, les pro­pa­gan­des poli­tiques de tous bor­ds, le car­can des dif­férents dogmes religieux… Mar­gin­al et funam­bule, le poète ren­voie dos à dos toutes les chapelles et préfère ne se fier qu’à ses pro­pres vérités. Pam­phlé­taire, rêveur, il sera notre pro­fesseur sur­réal­iste d’une langue nou­velle qui puise aux sources inédites d’un Coran secret et d’une con­ju­gai­son ré-imag­inée, aven­tureuse, nomade, sans passé ni avenir.

Doc­teur en philolo­gie, Gior­gi Lobzhanidzé enseigne actuelle­ment à l’Université d’État de Tbilis­si. Il a traduit des œuvres médié­vales et mod­ernes impor­tantes de la lit­téra­ture arabe et per­sane. Il est l’auteur de la nou­velle tra­duc­tion géorgi­en­ne du Coran, présen­tée et annotée par lui-même, pour laque­lle il a reçu, en 2008, le Prix lit­téraire Saba dans la caté­gorie « Meilleure tra­duc­tion de l’année » et le Prix d’État du « Livre de l’année » de la République islamique d’Iran. En 2010, Gior­gi Lobzhanidzé a de nou­veau reçu le Prix Saba pour sa tra­duc­tion de Golestan de Saa­di, éditée chez la Mai­son cau­casi­enne, dans la caté­gorie « Meilleure tra­duc­tion de l’année ». En 2020, il a pub­lié aux édi­tions Sulakau­ri la tra­duc­tion présen­tée et annotée par lui-même du pre­mier des six livres du Mas­navî de Djalâl ad-Dîn Rûmî, pour laque­lle, en 2021, il a une troisième fois reçu le Prix Saba dans la caté­gorie « Meilleure tra­duc­tion de l’année ».

Extrait du poème « Les mar­tyrs » de Gior­gi Lobzhanidzé en géorgien et en français, lu par le tra­duc­teur B. Chabradzé, du recueil “Le pro­fesseur d’arabe”, édi­tions Les Car­nets du Dessert de Lune, la nou­velle col­lec­tion de poésie con­tem­po­raine européenne cofi­nancée par le Cre­ative Europe Pro­gramme, 2023. Pikis Saati, émis­sion radio publique géorgi­en­ne, 14.07.2023.

Ses poèmes sont traduits dans plusieurs langues et sont inclus dans divers­es antholo­gies, notam­ment dans Le train de Koutaïs­si : Vingt poètes géorgiens (tra­duc­tion de Boris Bachana Chabradzé, édi­tions Car­ac­tères, Paris, 2022). En 2020, la mai­son d’édition litu­ani­enne Kauko Laip­tai a pub­lié son recueil de poèmes « La pho­bie des saints » (tra­duc­teurs : Nana Dev­idzé, Vik­toras Rudi­an­skas et Jonas Lini­auskas) qui a été nom­mé, en 2021, par­mi les quinze meilleurs recueils de poésie de l’année par l’Association des édi­teurs et cri­tiques litu­aniens. En 2022, son recueil de poèmes Nelle rovine del sog­no (« Dans les décom­bres du rêve ») est paru, dans la tra­duc­tion de Nunu Geladzé, en Ital­ie, aux édi­tions Giu­liano Ladolfi Editore.

Gior­gi Lobzhanidzé
Traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé

 

Faire con­nais­sance

Bon­jour,
J’ai déjà pataugé dans cette eau
Et je ne crois plus en rien,
Ni à l’amour
Ni à la ten­dresse juvénile,
Ni à la pudeur.
Je crois en un coup de poing dans la mâchoire,
En une rage de dent,
En un cadavre enfin redevenu
Ce qu’il était en réalité.

Partout où je vais, les loups hurlent après moi,
À mon tour, je hurle à la lune
Non pas comme un amant fou
Mais comme un loup
Affamé et souf­frant d’une rage de dent,
Sans-abri,
Traçant son chemin dans la neige
De la forêt au village.

Bon­jour,
J’ai déjà fleuri,
J’ai tra­ver­sé tous les fleuves,
J’ai suivi tous les vents,
J’ai enfreint les dix commandements
Jusqu’à ce que je rede­vi­enne enfin
Ce que j’étais en réalité :
Un défunt heureux
N’ayant plus besoin d’amour,
De l’argile nue
N’ayant plus besoin de préservatif,
Ne pou­vant plus m’accoupler qu’avec la terre.

Fais-moi faire con­nais­sance avec qui tu veux,
Présente-moi des âmes sœurs plus belles les unes que les autres :
L’amour finit tou­jours de la même façon,
Il ne se suf­fit pas,
Il doit se dévers­er dans quelqu’un.

La prière de l’homme avec des sacs de courses

Mer­ci mon Dieu !
Jamais tu ne m’oublies,
Pas même dans une telle tempête.
Elle aurait pu m’emporter,
Me porter au ciel,
Chez toi
S’il n’y avait eu ces sacs de courses
Chargés de nour­ri­t­ure pour deux ou trois jours,
Juste assez pour préparer
Quelques déjeuners
À con­di­tion de ne pas man­quer d’imagination culinaire.

Mer­ci mon Dieu
D’avoir créé,
Dans chaque quarti­er de notre capitale
Où j’ai vécu
Au moins un magasin
Où je peux,
Certes avec un sen­ti­ment de gêne,
Récupér­er de la nour­ri­t­ure à crédit,
Où les vendeurs me font généreuse­ment confiance
En notant néan­moins mon nom sur leur ardoise,
Tout en indi­quant la somme à régler -
Le mois prochain, quand j’aurai touché mon salaire.

Sur ces ardois­es, à côté de mon nom,
Ils ajoutent mes caractéristiques
Pour ne pas me con­fon­dre avec d’autres clients du même nom.
Aupar­a­vant, ils notaient : « chétif »,
Main­tenant, ils notent : « Professeur ».
Or, moi, je suis l’homme
Avec des sacs de cours­es dans la tempête.
Quand j’écarte les bras
Afin de con­jur­er le vent
Pour qu’il ne m’emporte pas brusque­ment chez toi,
Je te ressem­ble soudain,
Tel que tu étais
Quand tu deve­nais Dieu…

Telle est la cru­ci­fix­ion des sacs de courses,
Avec deux poissons
Et cinq pains.

Le retour de Pénélope

Ici tout se passe à l’envers :
C’est Péné­lope qui ren­tre à la maison.
Elle suit sa pro­pre tapisserie
Telle une araignée,
Entrelace maille par maille
Les sen­tiers sor­tant de son ventre
Et avance ainsi
Vers son unique Ulysse­Qui a pris le large
Depuis déjà si longtemps
Et a forgé sa pro­pre histoire…
Tan­dis qu’elle, femme,
Est une Péné­lope active,
Elle tisse et s’englue dans les mailles de sa tapisserie
Telle une araignée
Et son ouvrage
Pour lequel elle use de bleu
Se répand sur toute la terre
Comme l’eau de mer
Et fait défer­ler ses espérances comme des vagues.
Mais pourquoi « comme » ?
Cette tapis­serie est une véri­ta­ble mer
Salée par les larmes
De Péné­lope esseulée.
Elle pleure…
Elle tisse…
Et au bout de la mer,
Ulysse.
Arrivée jusqu’à lui,
Elle déploiera à ses pieds
Son ven­tre lassé d’avoir tissé
Et lui dira :
« J’ai suivi ma tapisserie,
Je t’y ai tis­sé comme trame principale
Et puisque je suis
Une Péné­lope active,
Je suis venue moi-même…
Cette tapis­serie est notre progéni­ture ».

Ma voi­sine

Ma voi­sine est une vieille femme,
Avec une vie de galéri­enne der­rière elle,
Asséchée par le labeur
Comme l’herbe des champs…
Alors que dans mon enfance
Elle était belle comme une immortelle d’Italie.

Main­tenant, elle a tout oublié.
Dans son esprit, le passé a entière­ment recou­vert le présent,
S’étant peu à peu emparé, tel un marécage sans vie,
De l’espace vital de sa pensée
Où seuls les sou­venirs glou­gloutent désormais,
Quelques sou­venirs marquants,
Nénuphars flottants,
Éten­dards blancs sur les rem­parts de l’oubli.

Sa mai­son d’enfance
Est l’un de ces nénuphars…
Tan­dis que la mai­son qu’elle s’est construite,
Où elle a élevé cinq enfants,
Où elle a labouré toute sa vie,
Lui est étrangère.

Dès que les mem­bres de sa famille s’absentent,
Elle se pré­cip­ite dehors,
Ver­rouille soigneuse­ment le por­tail der­rière elle
Et remonte la rue vers l’autre bout du village,
Vers chez elle…
À quelques pas, il y a un carrefour,
Elle s’y arrête
Et s’apprête à crier de désespoir,
Or, n’en ayant pas la force,
Au lieu d’un cri, un râle pitoy­able sort de sa gorge :
« Je veux ren­tr­er à la maison !
Ramenez-moi chez moi ! ».
Tous ses sou­venirs ont coulé dans le marécage.
Sur les décom­bres de son esprit
Entière­ment effon­drés sur son passé,
Un seul arbre a poussé :
« Ramenez-moi chez moi ! » –
Seule son âme se sou­vient de sa vraie patrie
Et tourne en rond…
Mais pour l’heure, elle ne peut aller nulle part.

Et, du carrefour,
Ses voisins la ramènent
Chez elle,
Jusqu’à son por­tail verrouillé.

Au revoir

Je t’ai dit au revoir
Comme
Un arbre à ses feuilles
Après les avoir ser­rées dans son cœur
Toute l’année.
L’amour
Exige toujours
De nou­veaux habits
Et c’est le sup­plice des arbres :
Voir
Leurs feuilles choir
Et devoir leur dire au revoir,
Branch­es ten­dues vers elles,
Afin de pou­voir accueillir
Des feuilles nouvelles…

Recueil de poèmes de Gior­gi Lobzhanidzé “Le pro­fesseur d’arabe”, traduit du géorgien par B. Chabradzé, a été édité par Les Car­nets du Dessert de Lune dans la nou­velle col­lec­tion de poésie con­tem­po­raine européenne cofi­nancée par le Cre­ative Europe Pro­gramme. L’au­teur et le tra­duc­teur par­lent du recueil dans l’émission radio publique géorgi­en­ne “Pikis Saati”. Source : https://1tv.ge/audio/pikis-saati-14–0…

Présentation de l’auteur

Giorgi Lobzhanidzé

Né en 1974 en Géorgie, dans le vil­lage de Nabakhte­vi de la munic­i­pal­ité de Kha­chouri, Gior­gi Lobzhanidzé (გიორგი ლობჟანიძე) est l’auteur de six recueils de poèmes.

Bib­li­ogra­phie

  • « Un des­tin d’orphelin » (ობლის კვერი), édi­tions Merani 1991.
  • « Le point d’ébullition » (დუღილის ტემპერატურა), édi­tions Merani, 1997.
  • « Le bou­quet de pis­senl­its » (ბაბუაწვერების თაიგული), édi­tions de la Mai­son cau­casi­enne, 2004.
  • « Le Pro­fesseur d’arabe » (არაბულის მასწავლებელი), édi­tions Saun­je, 2013.
  • « Dans les décom­bres du rêve » (სიზმრის ნანგრევებში), édi­tions A. Orbe­liani, 2019.
  • « Le cœur d’Achille » (აქილევსის გული), édi­tions A. Orbe­liani, 2023.

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Boris Bachana Chabradzé

Né en 1976 en Géorgie, Boris Bachana Chabradzé (ბაჩანა ჩაბრაძე) vit en France depuis de nom­breuses années. Il a fait ses études de philoso­phie et de let­tres mod­ernes dans les uni­ver­sités de Tbilis­si et de Nantes, ville jumelée avec la cap­i­tale géorgi­en­ne. Ses tra­duc­tions de poèmes, de pièces de théâtre, de nou­velles et d’essais de plus de cent auteurs ont été accueil­lies par de nom­breuses revues lit­téraires. Boris Bachana Chabradzé est lau­réat de plusieurs prix. Il réalise égale­ment des entre­tiens avec les auteurs qu’il traduit dans le cadre du Fes­ti­val lit­téraire inter­na­tion­al de Tbilis­si, en parte­nar­i­at avec la Mai­son des écrivains de Géorgie. En 2023, il a reçu la médaille d’or du Ray­on­nement cul­turel de La Renais­sance Française. Boris Bachana Chabradzé est égale­ment l’auteur de deux recueils de poèmes en géorgien : • « Le monde gris » (ნაცრისფერი სამყარო), édi­tions Gulani, Tbilis­si, 1992. • « L’ivresse de la lune » (მთვარის სიმთვრალე), édi­tions Merani, Tbilis­si, 1996. Et le tra­duc­teur, du français au géorgien ou du géorgien au français, de neuf vol­umes : . Chan­son française : Brassens, Fer­ré, Brel, Gains­bourg, Vian (ფრანგული შანსონი: ბრასენსი, ფერე, ბრელი, გენსბური, ვიანი), pré­facé et annoté par le tra­duc­teur, édi­tions Intelek­ti, Tbilis­si 2015. . Je suis nom­breuses : Quinze poètes géorgi­en­nes (მე ბევრი ვარ: თხუთმეტი ქართველი nპოეტი ქალი), annoté par le tra­duc­teur, édi­tions L’Inventaire, Paris 2021. . Schizo-poèmes, Paa­ta Shamu­gia (შიზოგადოება, პაატა შამუგია), édi­tions La Tra­duc­tière, Paris 2021, final­iste du Prix Mal­lar­mé étranger 2022. . Le train de Koutaïs­si : Vingt poètes géorgiens (ქუთაისის მატარებელი: ოცი ქართველი პოეტი), annoté par le tra­duc­teur, édi­tions Car­ac­tères, Paris 2022. . King Kong Théorie, Vir­ginie Despentes (თეორია კინგ კონგი, ვირჟინი დეპანტი), pré­facé par le tra­duc­teur, édi­tions Poly­no­mi­al Books, Tbilis­si 2022. . La Pat­a­physique sur scène : Ubu roi, Les Mamelles de Tirésias (პატაფიზიკა სცენაზე: ალფრედ ჟარის იუბიუ მეფე და გიიომ აპოლინერის ტირესიასის ჯიქნები), Alfred Jar­ry et Guil­laume Apol­li­naire, pré­facé et annoté par le tra­duc­teur, édi­tions Arili, Tbilis­si 2023, final­iste du Prix Guéron­ti Kikodzé 2024. . En atten­dant l’été, Nika Jor­janeli (ზაფხულის მოლოდინში, ნიკა ჯორჯანელი), recueil de poèmes, édi­tions l’Inventaire, Paris 2023. . Le Pro­fesseur d’arabe et autres poèmes, Gior­gi Lobzhanidzé (არაბულის მასწავლებელი, გიორგი ლობჟანიძე), édi­tions Les Car­nets du Dessert de Lune, Val-de-Reuil 2023. . Le théâtre et son dou­ble, Antonin Artaud (თეატრი და მისი ორეული, ანტონენ არტო), annoté par le tra­duc­teur, édi­tions Roy­al Dis­trict The­ater, Tbilis­si 2024.

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