La ques­tion est naturelle­ment ouverte de savoir si c’est à un Français, de sur­croît préoc­cupé davan­tage de poésie que de réflex­ion philosophique, qu’il con­vient d’évo­quer la notion grecque d’Agôn, et de rechercher com­ment se man­i­feste l’im­pul­sion spé­ci­fique­ment hel­lénique de l’agôn chez un poète aus­si sen­si­ble à son pays, aus­si com­plexe, aus­si imprégné de toutes les péri­odes de l’his­toire, de la cul­ture et de la lit­téra­ture de la Grèce, qu’Odysseas Elytis…

         Si je m’y hasarde, c’est avec l’idée qu’un regard étranger est moins habitué, donc peut-être sus­cep­ti­ble d’en­trevoir des choses inaperçues. C’est égale­ment parce qu’en tant que tra­duc­teur, j’ai lut­té avec les textes des poèmes pen­dant des années et saisi, me sem­ble-t-il, cer­taines choses dont il me sem­ble légitime de faire part ici. J’ai bien con­science, du reste, qu’il ne peut s’a­gir que d’une esquisse de rap­port d’en­quête. D’une mise en évi­dence des nervures de la «feuille ouverte» (φύλλο ανοιχτό, ανοιχτα χαρτια). J’ai égale­ment con­science, dans un reg­istre dif­férent, que la notion d’agôn est mul­ti­ple, vaste, et qu’elle a évolué (Je me suis lais­sé dire que la plus anci­enne occur­rence retrou­vée du mot dat­erait de 1600 avant J. C.). Il sem­ble qu’in­sen­si­ble­ment, jusqu’à et depuis l’époque d’Homère, son sens se soit diver­si­fié dans des pro­por­tions impor­tantes tout en con­ser­vant cer­taines car­ac­téris­tiques grâce aux­quelles la Grèce a influ­encé la men­tal­ité de toute la société occidentale.

         La notion en effet s’est pro­gres­sive­ment «dématéri­al­isée». L’aspect éthique se dévelop­pant au détri­ment de l’aspect, dis­ons, «soma­tique», notam­ment après la reprise de ce mot dans un sens philosophique pro­fane mais aus­si chré­tien, au début de l’Em­pire Romain. Certes, le mot «agon» existe aus­si en latin. Mais la notion d’agôn est cepen­dant si orig­inelle, si con­géni­tale et spé­ci­fique à la cul­ture hel­lénique — comme l’a mis en relief au 18 ème siè­cle, le suisse Jacob Burkhardt dans le tome IV de son His­toire de la civil­i­sa­tion grecque (1898–1902), — que l’on peut sans risque pos­tuler qu’elle se trou­ve en fil­igrane chez la plu­part des écrivains Grecs, sous ses divers aspects et donc, logique­ment, tout au long de l’oeu­vre du poète de Mytilène. C’est de cette sorte « d’élan vital rival­isant » qu’i­ci une étrange audace me pousse à vous entretenir un moment.

         Après avoir révisé assez som­maire­ment ce que recou­vre ce mot d’agôn, en ne m’attachant qu’aux pré­ci­sions essen­tielles, moi qui ne suis pas philosophe – je l’ai dit ! — je veux m’ef­forcer, à tra­vers quelques-uns des livres de poèmes où l’agôn est le plus man­i­feste, de mon­tr­er quels traits ago­nis­tiques Odysseas Elytis y laisse paraître, dans la diver­sité des sens de cet agôn issu de la nuit des siè­cles hel­léniques, et qui de l’élan du con­quérant prim­i­tif, mène à celui du com­péti­teur, puis du héros et, chez les croy­ants, du saint. Un mot d’ailleurs util­isé par le poète en plusieurs occasions.

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         À titre de remise en mémoire, voici par con­séquent quelques élé­ments, que des spé­cial­istes ont large­ment dévelop­pés, et grâce aux­quels s’é­clairent cer­taines des sig­ni­fi­ca­tions du mot agôn que je voudrais met­tre en relief. On devra me par­don­ner de résumer ici des choses sans doute con­nues et même famil­ières à la majorité des hellénistes…

         Il est enten­du que chez Homère, l’«agôn» est un endroit : que le mot désigne un lieu spé­cial. Cer­tains ont émis l’hy­pothèse qu’il s’agis­sait, aux temps archaïques, d’un site où étaient rassem­blées les effi­gies des dieux, ou encore d’une place où l’on se rassem­blait pour prier, sans doute devant un tem­ple. Dans la vision poé­tique d’Homère, l’agôn cor­re­spond à l’emplacement de l’Olympe où les dieux eux-mêmes se réu­nis­sent, pour débat­tre et dis­cuter plus ou moins vive­ment. Puis, par glisse­ment métonymique, agôn va désign­er non plus l’en­droit, mais le phénomène, ou plutôt l’événe­ment qui se passe dans l’en­droit (par exem­ple…  agôn olympiakos.)

         L’événe­ment sus­dit peut pren­dre des aspects divers : celui de l’agôn/réunion pour débat, «agôn-logôn» (agôn en paroles) dis­aient les anciens. L’agôn-logôn est mul­ti­forme, que ce soit celle de la con­tro­verse, de l’amoe­bée poé­tique, de l’af­fron­te­ment juridique, entre autres. On trou­ve sou­vent chez Odysseas Elytis des allu­sions au Droit, à la lutte pour une har­monie vic­to­rieuse qu’il fig­ure par la venue du « print­emps », ain­si que des poèmes à dia­logues, ou qui présen­tent —  comme « Tant que durait l’é­toile », dans le livre Phô­to­den­dron, ou d’ailleurs fig­ure la représen­ta­tive « Hélène » — une rival­ité entre des élé­ments hétérogènes tels que le temps et l’amour.

         Mais plus spec­tac­u­laire­ment, dans la société antique, l’agôn pre­nait la forme spec­tac­u­laire de l’agôn/compétition avec lutte physique réglée, pour une récom­pense nom­mée athlon. Ain­si Hélène sera l’athlon de l’ul­time duel (Ménélas con­tre Deï­phobe), dans l’Il­i­ade. Il est d’ailleurs bien pré­cisé par le texte homérique, à tra­vers une déc­la­ra­tion de la bouche de Pri­am, que les dieux sont seuls respon­s­able de cet agôn guer­ri­er entre l’Eu­rope et l’Asie, et qu’Hélène «n’est respon­s­able de rien». Dans l’Il­i­ade, les femmes (Briseïs par exem­ple) ont sou­vent ce rôle de grat­i­fi­ca­tion au plus fort. Sur ce point Elytis se fait du statut de la femme — à laque­lle dans un poème du Phô­to­den­dron, il con­fie le rôle d’in­car­n­er la Grèce elle-même -, une idée fort dif­férente : elle est « la Vierge » de sa « vision », l’être ailé qui a « tout picoré » de ce qui était la vérité.   Ou encore cette jeune fille sere­ine avec un petit oiseau – sym­bole phallique — dans la main, sculp­tée sur une stèle du Céramique. Il n’est jamais ques­tion qu’elle soit l’équiv­a­lent d’un objet qui récom­pense le vain­queur d’un affron­te­ment physique.

         Dans cet agôn qui se déroule entre des corps humains, et dont l’éro­tique peut-être con­sid­éré comme une vari­ante, l’im­por­tant, de toutes manières, est qu’il ne s’ag­it pas, ou plus depuis les temps archaïques, d’un com­bat mor­tel et dépourvu de règles : Élytis y fait allu­sion dans un poème. « Si tu es du sang des Atrides, file te lamenter ailleurs ! » (Étude de nu, in Maria Nefe­li.) écrit-il dans le poème pro­tag­o­niste de celui qui con­cerne pré­cisé­ment le thème de la « jus­tice ». Car il s’ag­it d’un com­bat de « l’ob­scu­rité » vers la « lumière éter­nelle », un « mûrisse­ment », d’un « périple », un « agôn his­torique » qui n’a pas l’anéan­tisse­ment de l’ad­ver­saire  pour but ni pour terme : mais plutôt d’un « agôn his­torique » qui aboutit à un pro­grès par une renais­sance indéfin­i­ment renouvelée.

         En ce qui con­cerne donc l’agôn que l’on peut appel­er «soma­tique» — cor­porel, physique -, et dont la représen­ta­tion la plus émi­nente est la forme de com­péti­tion qu’on appelle les Jeux (Olympiques, Pythiques, etc…), la loy­auté, l’hon­nêteté, la vic­toire qui ne tue pas, font par­tie des règles à observ­er. Sans ces règles-là, ces « pre­mière règles noires », cette syn­taxe orig­inelle et fon­da­trice, il n’y a pas de récom­pense (athlon) qui vaille : on le voit démon­tré dans les tragédies antiques où les pro­tag­o­nistes, parce qu’ils sont du « sang des Atrides », se com­por­tent sans mod­éra­tion dans la vic­toire, oublient les divinités aux­quelles ils la doivent, ne respectent aucune règle : ils finis­sent donc sans autre « athlon » que d’être à leur tour assas­s­inés minable­ment par leurs proches.

         En revanche, quand l’éthique est respec­tée au cours de la com­péti­tion, l’athlon obtenu par le vain­queur entérine offi­cielle­ment le fait que de lui va ray­on­ner le «kudos», la gloire : une illu­mi­na­tion qui baigne le gag­nant dans un halo de grâce divine émanant du dieu con­cerné. Grâce divine que la vic­toire en com­péti­tion a mise en évi­dence, homo­loguée. Assim­i­l­able à une lumière éblouis­sante dont il résulte que, comme dit Élytis dans le poème «Sans voile» (Khôris gias­ma­ki) du recueil Pho­to­den­dron, «l’on ne peut regarder celui qui porte la vic­toire sur sa face, que les yeux rétré­cis». De ce fait, la renom­mée, le «kleos», du vain­queur va s’é­ten­dre et faire resplendir d’un for­mi­da­ble pres­tige la cité qui a vu naître l’en­fant du pays investi de cette bonne étoile qu’est la faveur des dieux. (En un sens, par son prix Nobel de 1979, c’est ce qu’a réal­isé notre poète mytilénien…)

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         Dans cette per­spec­tive, les céré­monies de com­péti­tion olympiques sont donc des­tinées à faire émerg­er, à met­tre en évi­dence dans la per­son­ne de chaque vain­queur l’ét­in­celle d’une énergie supérieure asso­ciée à la faveur d’une prox­im­ité divine par­ti­c­ulière, d’une élec­tion. Au-delà des apparences, il ne pou­vait donc pas être ques­tion seule­ment d’un «agôn» physique, d’un affron­te­ment cor­porel pour con­naître le meilleur. L’autre ver­sant de la céré­monie ago­nis­tique impli­quait un investisse­ment spir­ituel, d’un ordre qua­si-mys­tique, cau­tion­né par l’im­plicite inter­fé­con­dité des dieux et des hommes. De fait, dans l’ex­is­tence « ordi­naire », ceux qui rival­i­saient quo­ti­di­en­nement, par exem­ple à la palestre, ou au gym­nase, par ces exer­ci­ces pre­naient d’une cer­taine façon la « tem­péra­ture » du « degré de divinité » dont la vie leur accor­dait le béné­fice. C’est ce qui avait fait la pop­u­lar­ité d’un Alcibiade.

         Le prix, les lau­ri­ers couron­nant le vain­queur, était alors moins une récom­pense (un cadeau au sens mod­erne) qu’une attes­ta­tion, un peu comme un diplôme actuel, et cette attes­ta­tion vis­i­ble tradui­sait sym­bol­ique­ment la Valeur, autrement invis­i­ble hors du moment du déroule­ment de l’agôn  : une incom­men­su­rable Valeur, absolue, glo­rieuse parce qu’établie aux yeux de tous par une per­for­mance d’essence divine. L’athlon était la preuve par révéla­tion ago­nis­tique, du germe de nature sacrée — le «kudos» reçu des dieux — qu’un ath­lète por­tait dans son «génome», dirait-on aujour­d’hui, et dont la gloire allait rejail­lir sur sa com­mu­nauté, sa cité, son peu­ple pour l’a­van­tage de tous les citoyens.

      Autrement dit, le Prix («athlon», plus tard «timè­ma») est le signe affiché de la Valeur et cette Valeur est sacrée parce qu’elle est due à la bien­veil­lance d’un être divin, à sa sol­lic­i­tude, à quelque chose de son essence divine dont on a pu prou­ver par l’agôn qu’elle a con­t­a­m­iné un humain. Phénomène con­stant dans la mytholo­gie grecque, où si sou­vent et par­fois sans le savoir les per­son­nages héroïques sont les reje­tons d’un humain et d’une divinité : et c’est cette fil­i­a­tion qui sous-tend leur capac­ité à une per­for­mance vic­to­rieuse, à con­di­tion bien enten­du que tel ou tel reje­ton en ques­tion y met­tre du sien, que la part humaine en lui s’ex­erce éthique­ment et s’en­gage dans des épreuves des­tinées à faire paraître au grand jour sa part divine.

         Dans l’An­tiq­ui­té, l’af­faire n’avait donc rien d’une plaisan­terie, ni d’un sport, ni d’un jeu au sens con­tem­po­rain. Lorsqu’on emploie pour traduire «agôn» le mot «jeu» au sens ludique, pour désign­er «l’agôn olympique», «l’agôn pythique» (etc…), c’est que le sens en a été atténué par la con­cep­tion romaine : le peu­ple romain assim­i­lait les com­bats du cirque, don­né à l’oc­ca­sion de cer­taines fêtes religieuses, avec les com­péti­tion sacrées grec­ques, où le vain­queur est auréolé d’une faveur divine qu’un poète tel que Pin­dare avait pour mis­sion de met­tre en évi­dence. Mis­sion que Pin­dare, et d’autres aèdes, dans leurs hymnes céré­moniels rem­plis­saient scrupuleuse­ment en recon­sti­tu­ant, ou inven­tant au besoin, la fameuse fil­i­a­tion par laque­lle on pou­vait com­pren­dre que la gloire du vain­queur remon­tait à l’ADN d’un dieu spé­ciale­ment lié à sa famille. Les hymnes pin­dariques fai­saient par­tie de la fab­ri­ca­tion, dirons-nous, de l’ex­pli­ca­tion rit­uelle de la valeur et de la rai­son pour laque­lle le vain­queur méri­tait la gloire : qu’on peut con­sid­ér­er comme un genre de flux invis­i­ble qui reli­ait l’hu­main au divin, et dont le lan­gage devait être le révéla­teur après la phase agonistique.

         La con­fu­sion entre l’ « agôn hel­lénique » et l’ « agon romain », out­re l’i­den­tité phoné­tique, était donc inévitable, quoique la sig­ni­fi­ca­tion, les impli­ca­tions et les con­séquences de la com­péti­tion ne fussent pas exacte­ment les mêmes, loin de là. Il est vrai que rien ne ressem­ble à une course comme une course, à de la lutte comme de la lutte : pan­crace et pugi­lat sont évidem­ment cousins.  Mais  il faut insiter sur le fait que les com­bats des glad­i­a­teurs, entre eux ou avec des ani­maux, n’avaient rien de mys­tique, que les jeux du cirque pour la pop­u­la­tion avaient quelque chose de la cor­ri­da, et s’ils cor­re­spondaient à des diver­tisse­ments inclus dans les fêtes religieuses, leur tonal­ité religieuse dans l’e­sprit du peu­ple assis sur les gradins du cirque était rel­a­tive­ment sec­ondaire, atténuée surtout dans la Rome tar­dive où sou­vent les jeux n’avaient rien de réglé par une éthique, mais étaient de sim­ples spec­ta­cles pro­gram­més ou truqués, et qui étaient cen­trés sur la mort à laque­lle l’an­i­mal ou l’ad­ver­saire vain­cus étaient presque inévitable­ment condamnés.

         La glo­ri­ole des vain­queurs n’é­tait pas plus remar­quable que celle d’un sportif « chargé » d’au­jour­d’hui, ten­nis­man, cycliste, boxeur ou foot­balleur célèbres, dont le dopage a été le plus court chemin pour faire de l’ar­gent. Per­son­ne n’en­vis­ageait que des glad­i­a­teurs, sou­vent esclaves ou descen­dants d’esclaves, aient «par essence» une rela­tion priv­ilégiée avec Jupiter ou Her­cule. Même si les­dits glad­i­a­teurs eux, se plaçaient sous le patron­age de tel ou tel dieu, comme les croy­ants actuels sous celui d’un saint-patron protecteur.

         Le car­ac­tère religieux s’at­ténuera davan­tage encore par la suite et on peut dire qu’il a finale­ment dis­paru dans la con­cep­tion mod­erne : celle d’une com­péti­tion laïque, comme l’est le sport con­tem­po­rain. Il n’en reste qu’un cer­tain respect, pas tou­jours réel, des règles : mais le vice et la dis­sim­u­la­tion en matière de dopage et de triche sont un hom­mage à la ver­tu, comme on dit.

         Il en reste égale­ment chez les com­péti­teurs hon­nêtes de nos Jeux Olympique mod­ernes une idée de lutte avec soi-même, de dépasse­ment de soi, qui demeure comme une relique de la vision grecque antique. À laque­lle il faudrait ajouter, faute de sacré religieux, un cer­tain aspect de solen­nité rit­uelle, céré­monieuse, cen­trée autour du sym­bole de la « flamme », donc de la lumière apollini­enne, quand même on ne soit plus très cer­tain de ce qu’elle sym­bol­ise véri­ta­ble­ment. Sur ce point du reste, ce sera aux philosophe de nous éclairer.

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         Pour en ter­min­er avec ces con­sid­éra­tions quant à la notion d’«agôn» des Anciens, si «jeu» il y a, c’est par con­séquent avec la dimen­sion d’un «jeu sérieux», à com­posante psy­chologique. J’ai men­tion­né plus haut en pas­sant que cette com­posante existe aus­si dans les straté­gies de séduc­tion, celles dites  d’appro­pri­a­tion à vio­lence lim­itée, et dans la con­fronta­tion éro­tique. Les images de lutte représen­tées sur les vas­es offrent sur ce point des images à la fois ambiguës – et sans équiv­oque. En pareil cas l’im­pul­sion de l’agôn pour les anciens Hel­lènes était naturelle, con­sid­érée comme un instinct immé­mo­r­i­al, l’un des fonde­ments de la vie. C’est ce qu’évoque le poème « Étude de nu » que j’ai cité plus haut, et qui n’est pas le seul dans l’oeu­vre d’É­lytis où ce thème sur­git, même si celui-là est spé­ciale­ment explicite. Et ce «naturel», est à l’o­rig­ine de tous les prob­lèmes que la Nature instau­re et que l’on voit notam­ment sur­gir dans les tragédies, lorsque les héros ont fait preuve d’hybris en dépas­sant les lim­ites de ce qui suff­i­sait à une vic­toire raisonnable. Que l’homme ait en effet « vain­cu la nature » aujour­d’hui aboutit selon Élytis à une sit­u­a­tion d’ex­ploita­tion telle­ment exagérée que, comme on le lit dans un poème du Phô­to­den­dron, « les mers que voici se vengeront »…

         Sur ce point pré­cis, l’ « Étude de nu » ne dis­simule pas une énig­ma­tique ambiva­lence, celle de la nature juste­ment : d’un côté l’agôn éro­tique exclut la vio­lence assas­sine, et de l’autre en instau­re une : « Comme la rose cachée d’une vierge qui renaît pour renou­vel­er le crime et musel­er chaque fois les cris des victimes… » 

         Très sou­vent en effet, il y a agôn entre la Physis, la Nature, et les Nomoï, les Lois. Un com­bat entre les «lois de la nature» et les lois de la cité. Entre les lois de la cité et les lois religieuses. On retrou­ve ce con­flit avec le per­son­nage fameux d’Antigone, aus­si bien que dans la troisième sec­tion de Maria Nefe­li. De même, il y a agôn lorsque une per­son­ne ou un peu­ple lutte con­tre son tem­péra­ment «naturel» dans le souci de devenir meilleur. Il y a un «agôn» de l’in­di­vidu face à la col­lec­tiv­ité ; un «agôn de la démoc­ra­tie», évidem­ment assor­ti de la «kri­sis» cor­re­spon­dante… En ce sens, la « kri­sis » est la mise en exa­m­en de la démoc­ra­tie, des­tinée à véri­fi­er si elle a respec­té les lois de la Cité ou si elle dérive vers la tricherie.

         Résumons. L’agôn peut s’en­ten­dre comme impul­sion physique autant que spir­ituelle, au sens large. Il s’en­suit que l’agôn a des con­séquences : il rend «ago­niste», acteur ani­mé par une force qui pousse à l’ac­tion, à l’es­sai, à l’au­dace, au défi. Hér­a­clite le con­sid­érait comme néces­saire au changement. 

         Dans l’agôn «matériel» on rangera la com­péti­tion des corps, le com­bat des autochtones avec les bar­bares, ou la «lutte érotique».

         Dans l’agôn spir­ituel, on peut ranger les procès en jus­tice, mais aus­si glob­ale­ment, toutes les con­tro­ver­s­es intel­lectuelles : par exem­ple, ago­nis­tiques sont les dia­logues philosophiques où Pla­ton nous mon­tre Pro­tago­ras débat­tant avec Socrate. Dès lors, si « je » peut être «un autre» comme dis­ait Rim­baud, il y a agôn aus­si lors de la lutte «morale» avec soi-même : Elytis fait à plusieurs repris­es allu­sion à l’île de Path­mos, c’est-à-dire à ce lieu où un com­bat spir­ituel ame­na St Jean l’É­vangéliste à écrire l’Apoc­a­lypse. C’est aus­si le cli­mat en arrière-plan notam­ment du poème à deux voix «Apos­tich­es Mys­tiques pour chanter matines dans l’er­mitage d’Apol­lon» qui clôt le recueil des Hétérothali. Com­bat intérieur ana­logue à celui que relateront St Augustin, voire plus tard la mys­tique musul­mane. (Le con­cept du « Jihad » présen­tant en effet des car­ac­tères man­i­feste­ment hérités de l’agôn.)

                   L’agôn «sen­ti­men­tal», qui con­siste en l’en­tre­prise de séduc­tion où il s’ag­it de vain­cre la résis­tance de l’autre et de gag­n­er son cœur, est le mou­ve­ment qui inspire chez Élytis la com­po­si­tion des poèmes du Mono­gramme : dont le pro­gramme pour ain­si dire est d’«attrap­er l’aimé(e) par l’or­eille comme on pince un papil­lon». L’on retrou­ve sou­vent dans les poèmes d’É­lytis un per­son­nage mas­culin qui tente de séduire, et un per­son­nage féminin qui résiste, qui dit non.

         De quel côté que l’on se tourne on décou­vre donc que le «logos» séduc­teur ou débat­teur hel­lénique est fon­cière­ment de nature agonistique.

         C’est son élan qu’on voit à l’oeu­vre dans les créa­tions théâ­trales ou épiques, sus­ci­tant le per­son­nage du «héros». En ce sens, l’agôn intro­duit un cer­tain ton épique, et de dia­logue, qui affleure plus ou moins dans la lit­téra­ture, ain­si qu’une cer­taine dimen­sion prophé­tique du «héros», celui qui per­turbe, con­teste et intro­duit le change­ment. Hélas, il paye sou­vent sa vic­toire de sa vie à la fin de l’aven­ture, comme s’il s’agis­sait de rétablir un équili­bre entre les humains ordi­naires et celui d’en­tre eux qui a trop reçu. Chez Élytis tou­jours, nous en ren­con­trons un exem­ple entre autres avec «le dernier des Hel­lènes» chan­té dans la trilo­gie Mort et résur­rec­tion de Con­stan­tin Paléologue.

 

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         L’in­flu­ence de l’agôn en ce qui con­cerne la poésie de ce poète, se déduira du pro­fil de la notion d’agôn tel que nous nous sommes effor­cés d’en présen­ter ici l’essen­tiel. Nous venons de la détecter à divers­es reprise, en pas­sant, notam­ment à l’in­stant avec deux références à des poèmes du recueil Ta Het­erothali. Le poème recèlera donc un implicite ago­nis­tique lorsque, par exem­ple, il aura des aspects dia­logués, des «répons», des affleure­ments épiques, ou prophé­tiques, où déploiera les louanges «pin­dariques» de l’après-com­bat, ou encore les pres­tiges de la séduc­tions amoureuse, ou d’une concurrence/complicité entre les parte­naires dans un cou­ple. Il en ira de même lorsque le thème du poème est une lutte avec soi-même, par exem­ple pour la réus­site poé­tique suprême.

         Dans tous les cas, mais dans celui-ci en par­ti­c­uli­er, les traits liés à l’agôn sont l’ob­ser­va­tion de règles non-exprimées de loy­auté, de ver­tu, d’hon­nêteté, de courage, qui évo­quent plus ou moins la sain­teté, à l’occasion.

         On en retrou­ve la trace dans l’e­sprit « chevaleresque » du Moyen-Âge. L’agôn grec est éthique, sans quoi la force «divine» qu’il infuse à la con­science hel­lénique s’é­vanouirait dans le crime et la vio­lence prim­i­tifs : agisse­ments des temps archaïques qui ont survécu dans la cité chez les indi­vidus «bar­bares», indignes, non-civil­isés, parce que le pas­sage des mil­lé­naires n’a pas per­mis for­cé­ment aux lois de la cité de tri­om­pher dans toutes les con­sciences de cer­tains instincts nuis­i­bles à la société.

         La com­posante éthique, alliée à l’ef­fort, au com­bat d’is­sue incer­taine, à la ten­ta­tive que la force ago­nis­tique provoque chez un indi­vidu, a un autre effet qui se retrou­ve par­mi les sens clas­sique d’agôn : celui de l’anx­iété, de la crainte que l’is­sue ne soit pas le pro­grès, les lau­ri­ers, mais l’échec. Dans le domaine de la poésie, par­ti­c­ulière­ment incer­tain, l’agôn peut donc intro­duire une note de sourde angoisse, surtout lorsque le poète ambi­tionne de se réalis­er sans que des réus­sites lit­téraires attes­tent que cette réal­i­sa­tion est atteinte et véri­ta­ble. La lutte ici est à la fois pour se sur­pass­er soi-même, mais aus­si pour s’im­pos­er à la société. C’est en quelque sorte l’agôn de la jeunesse, non pas sym­bol­isé par la flamme olympique, mais par l’Ar­bre Lucide, le Phô­to­den­dron fait de feuilles d’or (com­ment ne pas y voir les pages des poèmes futurs ?) qui  « pro­gres­sait de plus belle au sein de la lumière comme Jésus-Christ et tous les amoureux ». 

         C’est la com­péti­tion vitale, avec ses étapes, enfance, ado­les­cence, début de l’âge d’homme… dans la mesure certes où il s’ag­it d’une per­son­ne qui a l’am­bi­tion de par­venir au som­met de ses capac­ités, et acces­soire­ment à la réus­site sociale. For­cé­ment l’agôn implique en ce sens une forme d’élitisme, de souci d’ap­partenir au cer­cle des meilleurs, qui se dif­féren­cie cepen­dant d’une men­tal­ité pro­pre­ment aris­to­cra­tique du fait que cet élitisme n’a pas automa­tique­ment pour objec­tif, chez les poètes en tout cas, d’ex­ercer un pou­voir quel­conque dans la cité ou d’en obtenir des avan­tages con­crets. Il ne s’ag­it pas d’être dans les « meilleurs » (aris­toï) pour exercer le pou­voir (kratein) sur les autres, mais pour s’au­to-gou­vern­er de façon plus sat­is­faisante, épanouissante.

 

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         Ce mot «d’élitisme», un français, en par­ti­c­uli­er s’il sait les liens avec la langue française du poète Odysseus Ale­poud­he­lis, ne peut man­quer de l’en­ten­dre dans le nom de plume «Elytis» choisi par le poète… Car si ely(t)- en langue grecque se rat­tacherait plutôt à l’idée de rouler, s’en­rouler, envelop­per (élytre), si d’autre part la rumeur veut que le poète ait emprun­té la pre­mière par­tie de son pseu­do­nyme au nom du poète sur­réal­iste français Élu­ard, rien dans la langue grecque ne vient par­ti­c­ulière­ment sug­gér­er à celui qui cherche un nom de plume (excep­té peut-être une évo­ca­tion d’ad­jec­tif) le choix de la syl­labe finale. En revanche, il est évi­dent en français que le nom est forte­ment sug­ges­tif et recèle l’in­spi­ra­tion dis­ons de l’agôn per­son­nel du grand poète : lut­ter pour ten­ter d’être le pre­mier «coq», le pre­mier à chanter l’aube, ce moment du «soleil pre­mier» (ο ήλιος ο πρώτος). Plus tard, d’ailleurs, lorsque sera venue une notoriété man­i­feste, le poète tem­pér­era par­fois d’une note d’ac­cent pop­u­laire sa sig­na­ture, en sig­nant Odyssea Elyti, sans le «sig­ma» final, par exem­ple dans le cas d’Hélios o pro­tos ou d’Axion Esti.

         Puis il revien­dra avec Maria Nefe­li et O Mikros Nau­ti­los, à l’orthographe clas­sique. D’autre indices attes­tent de cette lutte intérieure, et de cet intérêt pour les exem­ple liés à l’excel­lence. Ceux-ci entre autres : Elytis évoque volon­tiers la fig­ure du fameux Archil­oque, aris­to­crate ruiné de Paros, devenu à la fois poète (après avoir ren­con­tré les Mus­es lorsqu’il était enfant, dit la légende), et com­bat­tant amer et sans illu­sions. De grande répu­ta­tion, il n’en reste que des frag­ments… sou­vent sur le thème de ses déboires amoureux. C’est à la fru­gal­ité (quelque peu for­cée) du mer­ce­naire et à ses amours qu’ Élytis fait surtout allusion.

          Lui qui est issu d’une famille anci­enne de Mytilène portera ain­si une atten­tion spé­ciale à l’épi­gram­ma­tiste Kri­nago­ras, égale­ment issu d’une famille émi­nente de Les­bos, que son tal­ent a hissé jusqu’à la cour d’Au­guste au point de devenir un très proche de la famille impéri­ale. Avec son Ode à la lune de Mytilène, Elytis écrira sur le thème de Séléné comme en écho par-dessus les siè­cles à un épi­gramme émou­vant du poète antique. Et bien sûr, ce sera égale­ment une allu­sion à Sap­pho, noble poétesse dont Elytis, frus­tré, s’est attaché à «rabi­bocher» sym­bol­ique­ment, comme on le ferait d’un puz­zle, le cor­pus frag­men­té des poèmes, en un recueil qui offrirait le poème de Sap­pho «intact».

         Cette élitisme à l’é­pais­seur diachronique, ce goût d’un cer­tain lacon­isme et de répar­er ce qui sem­ble brisé, sont aus­si des car­ac­téris­tiques des luttes aboutis­sant aux poèmes d’E­lytis. Le temps jouant le rôle, dans l’ef­fort (agôn) vers la com­po­si­tion d’une œuvre poé­tique par­faite, d’une sorte «d’épu­ra­teur», com­pa­ra­ble au tra­vail qui s’ac­com­plit dans un cel­li­er et dont l’alchimie con­duit à l’or d’un vin pur… Car l’agôn pousse à com­bat­tre le chaos, à le réduire, à le «cos­mé­tis­er» en faveur de l’or­don­nance har­monieuse, lim­itée, équili­brée, qui sera la Cité.

         Elytis, dans sa men­tal­ité typ­ique­ment ago­nis­tique, va ain­si dis­tiller son œuvre avec une exi­gence qui le con­duit à la parci­monie. Il se veut poète des «archi­tec­tures solaires», non pas tant dyon­isi­aques, selon la fameuse dis­tinc­tion niet­zschéenne, qu’apollini­ennes : donc épurées, pen­sées, intel­li­gentes, comme les tem­ples grecs con­stru­its selon «l’épure du ciel», qui émeu­vent par une justesse de struc­ture et une évi­dence visuelle d’une lumineuse sim­plic­ité. C’est en rela­tion avec cela que Maria Nefe­li appelle son poète «ma cigale (délais­sée)» : est-il besoin de le rap­pel­er, la cigale était pour les Anciens l’an­i­mal dédié à Apol­lon, dieu de la musique et de la poésie, et acces­soire­ment à Athé­na, en tant que déesse ayant inven­té la flûte. (On offrait couram­ment en ex-voto à ces divinités des effi­gies de cigales sculptées.)

 

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         La «parci­monie élytiste», le poète l’évoque lui-même quand il déclare : «J’aspi­rais au très peu, on m’en a puni par le trop.» Les «Ori­en­ta­tions» pour lui, indépen­dam­ment de qual­ités déjà notoires, n’é­taient pas encore sa poésie à l’é­tat par­faite­ment décan­té, solaire, telle qu’il la rêvait. Elles con­te­naient encore trop de scories d’un sur­réal­isme de jeunesse. Même le poème du «Chant héroïque et funèbre pour un sous-lieu­tenant tombé en Alban­ie», à ses yeux n’é­tait pas encore par­fait. Ici, la force ago­nis­tique s’ex­prime certes par le com­bat mil­i­taire, le per­son­nage héroïque est présent, mais sous le sym­bole de la «per­drix albanaise» il est tué, et s’il y a «timè­ma», la récom­pense est sym­bol­ique, religieuse, mys­tique : c’est la fer­veur pop­u­laire pour le héros sauveur. L’agôn du héros n’a pas encore pris dans l’oeu­vre d’É­lytis la dimen­sion de la men­tal­ité d’un peu­ple entier, mais l’idée est en route. Puisque, en Grèce antique, l’agôn, on l’a com­pris, est le moteur de la société, les créa­tions résul­tant de lui peu­vent tou­jours être per­fec­tion­nées, et doivent être améliorées pour que le sort, les dieux, soient durable­ment favor­ables. Cette volon­té d’évo­lu­tion com­péti­tive vers la per­fec­tion pour les artistes hel­léniques était comme une sec­onde nature. Com­ment s’é­ton­ner que le poète de To axion esti soit imprégné de cette sec­onde nature ? La dimen­sion épique ver­si­fiée et religieuse du Chant héroïque et funèbre va donc s’é­panouir dans la per­fec­tion de cette grande œuvre.

         To axion esti présente un aspect rit­u­al­isé plus pronon­cé (l’agôn sup­pose tou­jours des règles explicites ou implicites) en ce qui con­cerne les formes poé­tiques, et une dimen­sion épique qui cul­mine lors de la con­fronta­tion ter­ri­ble du par­ti­san (Lef­t­eris) avec l’en­ne­mi : le jeune Left­éris, par son inflex­i­ble com­porte­ment d’homme libre, amène l’en­ne­mi (Nazi) à trich­er avec la jus­tice et les règles d’hu­man­ité élé­men­taires sous l’emprise de l’ex­as­péra­tion. Tout ce que le Nazi est capa­ble de faire dans cet «agôn», c’est de brûler brusque­ment la cervelle du Grec inno­cent et désar­mé, qui le défie en regar­dant par-delà le «tueur blême» comme s’il n’ex­is­tait pas, comme s’il était trans­par­ent. Et de fait, dans ce com­bat de la force immatérielle con­tre la force matérielle, c’est alors l’enne­mi, le «grand étranger», qui pâlit et se sait vain­cu mal­gré le fait que ce soit le héros, mar­tyr inso­lent, qui est mort.

         Cette dimen­sion épique, en laque­lle le poète s’ex­prime dans un élan qui devient la voix d’un peu­ple, se déploie depuis sa «Genèse» à tra­vers les trois grands moments ago­nis­tiques de To axion esti. Ces trois phas­es com­por­tent cha­cune à leur manière un des aspects de l’agôn, du moins selon ce que nous en avons exposé plus haut. C’est ce qui nous poussera à explor­er som­maire­ment le livre sous l’an­gle du thème qui nous intéresse.

         La sec­tion de sept hymnes – sept étant évidem­ment le chiffre apollinien – nous intro­duit sous le titre «Genèse», à la genèse tout ensem­ble d’un monde et d’un être humain, avec en lui un principe féminin : «J’en étais au six­ième mois des amours et dans mes entrailles bougeait un germe pré­cieux » (Hymne 5). Être humain encore androg­y­ne, puisque «sur­geon non-coupé du ciel». Et qui reçoit comme instruc­tions d’emblée un pro­gramme de lutte : «Instru­is-toi, démène-toi et bagarre-toi ! À cha­cun selon ses armes.» (Hymne 1)

         Au long de cette sec­tion, la com­posante ago­nis­tique est évi­dente dans l’évo­lu­tion et le per­fec­tion­nement depuis l’o­rig­ine, par lutte avec soi-même, en quelque sorte entre «celui que j’é­tais véri­ta­ble­ment», le «principe éter­nel de la Grèce» d’une part et l’in­di­vidu au berceau qui déjà «bataille avec ses draps» en recher­chant «une voile libre à rejoin­dre» : jusqu’au moment où cette évo­lu­tion, cette mat­u­ra­tion engen­dre un homme abouti, un «Adam-Khad­mon» auraient dit les Gnos­tiques. Cet homme– «Ecce homo» -, un Hel­lène «au par­ler grec», typ­ique, sor­ti pour ain­si dire de sa chrysalide, est prêt pour le per­fec­tion­nement suiv­ant, l’en­trée dans le monde réel. Du com­bat pour naître et s’au­to-accom­plir, on en vient à la phase de la bataille d’hommes. C’est l’heure de la «marche vers le front», vers l’af­fron­te­ment, vers le com­bat physique avec un enne­mi. L’heure de la guerre avec les bar­bares, les étrangers.

         La parole du poète, sous le titre de «La pas­sion» (à réso­nance religieuse bien sûr) présente la lutte héroïque con­tre l’oc­cu­pant alle­mand avec des allu­sions au rit­uel ortho­doxe par la forme des poèmes, par le style biblique du ton des «lec­tures», par le fait que les poèmes par­fois se répon­dent de façon «antiphonaire». Cette phase pour­suit cepen­dant ce que j’ai nom­mé «auto-accom­plisse­ment», puisqu’on y voit se con­stru­ire l’éthique sociale qui donne sa grandeur au jeune Left­éris, sym­bole du Grec par excel­lence. Cette sec­tion évolue jusqu’à la prophétie, com­posante plus rare de l’agôn, et se couronne par le «timè­ma», le prix, qui est à la fois le trib­ut de morts et de souf­frances payé à la guerre, mais aus­si la récom­pense d’une promesse de vie éter­nelle pour le peu­ple et sa patrie. La louange qui accom­pa­gne ce prix, témoigne de la valeur du «timè­ma» puisqu’il ne s’ag­it pas moins pour les com­bat­tant que de recevoir, par la libéra­tion obtenue, ce qui vaut plus que tout, leur pro­pre pays glo­rieux et libre en récompense.

         La dernière sec­tion, le «To axion esti» lui-même, «les Laudes», se révélera logique­ment l’aboutisse­ment glo­rieux de l’évo­lu­tion ago­nis­tique : la récom­pense digne­ment méritée «To axion esti…», vue comme signe d’un achève­ment par la vic­toire intérieure autant qu’ex­térieure, per­son­nelle autant que col­lec­tive. Cet achève­ment offre la vision tri­om­phale d’une per­fec­tion qui sacralise à jamais la valeur de tout ce qui car­ac­térise la patrie Grecque. D’où un splen­dide recense­ment lau­datif qui, depuis les sym­bol­es de l’u­nivers pro­pre­ment hel­lénique, s’achève sur la louange de la créa­tion entière, dans son immen­sité universelle…

         Après ce tra­jet som­maire dans un des recueils de poésie les plus typ­iques de l’agôn grec, sans vouloir pouss­er l’analyse trop loin, je voudrais con­firmer et com­pléter la réflex­ion par un exa­m­en de deux autres recueil célèbres d’É­lytis : le «Phô­to­den­dron» et «Maria Nefe­li».

        

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         En ce qui con­cerne le “Phô­to­den­dron”, il s’ag­it de la présen­ta­tion en poèmes de la lutte intérieure d’un garçon avec son des­tin. Les poèmes mon­trent com­ment son aven­ture intime a évolué vers la con­quête de sa “juste place” dans l’ex­is­tence, telle qu’elle est évo­quée et pour ain­si dire définie dans le poème “Theok­tisti”, qui pré­pare la con­clu­sion du livre. Et cette place n’est pas obtenue sans une tra­jec­toire ago­nis­tique faite de craintes, angoisse, soli­tude. Elle passe par la con­fronta­tion avec le monde, la ren­con­tre de la femme-oiseau immortelle, qui fig­ure la Grèce et qui est aus­si une fig­ure de la fatal­ité, et par «l’an­ti­nos­tal­gie». C’est un itinéraire poé­tique de prise de con­science et de remé­mori­sa­tion pos­i­tive, dans la lumière solaire de Délos, du tra­jet par­cou­ru : d’abord, con­fronta­tion à “La vérité en trois fois”, puis à l’amour “À tra­vers le myrthe”, à la société et son des­tin “De la république”, à l’im­age de l’en­ne­mi vain­queur “Sans voile”, à la Mère défunte “Le cheval rouge”, à la «petite mer verte» déposi­taire de l’agôn hér­a­clitéen… Ce pre­mier tra­jet con­duit à la con­science de la Grèce en tant que société humaine éter­nelle “La fresque”.

         La sec­onde étape, sym­bol­isée par le pre­mier poème “L’Odyssée”, est un par­cours à tra­vers les défis con­crets que le futur poète a dû affron­ter, à l’im­age de «deux galets entre­choqués et une odeur de poudre», notam­ment le défi de la réal­ité de la femme dont “l’Arché­type” illu­soire se dis­sipe, le défi de la mort ten­ta­trice devant la duplic­ité cru­elle du monde (« Elle vivait encore, ma mère, lorsque… »), la lumière con­so­la­trice du «Phô­to­den­dron», le retour au com­bat con­tre le décourage­ment “À rebours”, et la… décou­verte alors de la cible à com­bat­tre quand l’il­lu­sion du “Jardin” par­a­disi­aque de l’en­fance s’est dis­sipée : “Je me retrou­vai debout avec une main brûlée, ici — où m’ont rejeté les infortunes‑, à com­bat­tre le Non et l’Im­pos­si­ble de ce monde”.

         Et c’est bien de cette dual­ité ago­nis­tique que, de «deux idées côte à côte», sur­git une «autre Vie», une renais­sance grâce à laque­lle en pleine con­science de ce qu’est vivre (sec­ond poème «Les deux du monde» vari­ante), le «héros», qui assume cette fois le «nous» parce qu’il est par­tie prenante de la société humaine où il a gag­né sa place, avec ce nous assume la place du poète. Celui dont l’agôn con­siste, selon le poème «Theok­tisti» à lut­ter pour con­stru­ire dans la lumière, en har­monie avec les choses, et à «faire beau­coup de beaux efforts pour attein­dre la Grandeur».  Cette «place», l’agôn mythique au sens pre­mier du lieu, “l’agôn” en tant que site mythique de la poésie, est représen­tée dans le dernier poème par cette «aire des temps anciens» (que le poète actu­alise en dis­ant qu’elle pour­rait aus­si bien être con­tem­po­raine), où se déroule une com­péti­tion qui est aus­si un “jeu” et “celui qui perd doit en ver­tu des règles s’adress­er aux autres et leur don­ner un gage de vérité” : cepen­dant, dans cette com­péti­tion de la vie aug­men­tée de poésie, le jeu serait à‑qui-perd-gagne : tout le monde fini­rait par être gag­nant et recevoir des autres un «petit poème», qu’E­lytis appelle un “cadeau d’ar­gent” puisque c’est un cadeau de paroles, et que comme dit le proverbe français “la parole est d’ar­gent (mais le silence est d’or)”. De plus, le sym­bol­isme du métal argent se réfère à l’alchimie «du verbe», dont les sym­bol­es affleurent dans l’oeu­vre d’É­lytis. (On se sou­vient, au début des Laudes, du «petit héron sur l’église» com­paré à un «galet d’or absolu», d’or philosophal.)   

         Les anciens con­sid­éraient l’ar­gent comme en cor­réla­tion avec le cerveau, l’e­sprit, la pureté, la sagesse divine, la droi­ture, la fran­chise. D’une cer­taine façon, par ce sym­bole sont réac­tivées les règles prin­ci­pales de l’agôn. Pin­dare nous les con­firme en insis­tant, quand il fait le por­trait des vain­queurs, sur le fait que leur réus­site est due à une con­science éthique forte : hon­nêteté et tra­vail, équili­bre har­monieux entre corps et esprit, respect des dieux. Ces qual­ités sont naturelle­ment d’orig­ine divine.

         Le poème du « Phô­to­den­dron » est donc bien, comme tous les écrits d’É­lytis, inspiré par la force essen­tielle à l’âme grecque. Afin de con­firmer cette dynamique inspi­ra­trice, il suf­fi­ra – à défaut de pass­er en revue tous les recueils – de nous attach­er un moment à par­courir un autre livre majeur et car­ac­téris­tique : je veux évidem­ment par­ler de Maria Nefe­li.

 

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          To Axion esti était soulevé essen­tielle­ment par l’agôn de la société grecque, représen­té exem­plaire­ment dans sa man­i­fes­ta­tion par la lutte con­tre l’Oc­cu­pa­tion Nazie lors de la Sec­onde Guerre Mon­di­ale, et fai­sait donc allu­sion à un passé his­torique où le récent et l’an­tique – l’Hel­lade éter­nelle — implicite­ment sont entremêlés. Le Phô­to­den­dron est la tra­jec­toire d’un grec sin­guli­er, en direc­tion du poète qu’il devien­dra. Maria Nefe­li dévoile l’im­pul­sion que l’agôn con­tem­po­rain inspire au poète, intime représen­tant de l’âme pro­fonde des Grecs, de ses façons de sen­tir, de con­cevoir la vie et l’amour, et de réfléchir aux affaires du monde, en tant qu’in­di­vidu. Pour le poète, la lutte est à men­er par l’ex­al­ta­tion de ce qui favorise la vital­ité. Par la recon­nais­sance de «l’heureuse gaucherie» der­rière laque­lle se cache le principe créateur.

         Il s’ag­it de lut­ter à con­tre-courant de l’époque «con­traire», de vain­cre jusqu’à notre pro­pre sclérose : «La loi que je suis ne me soumet­tra pas.» Et d’être l’an­tag­o­niste de la déca­dence, l’ad­ver­saire de la ruine générale, avec comme mot d’or­dre : «Tente un saut plus vif que la dégra­da­tion des choses». En quelque manière, le livre est une somme, eu égard à la pen­sée de l’au­teur telle qu’elle appa­rais­sait dans les recueils précé­dents : dans le Pho­to­den­dron, n’écrivait-il pas déjà : « Ain­si per­du pour per­du, ici en l’ex­trémité où m’ont rejeté les infor­tunes de ce monde, j’ai voulu ten­ter un saut plus leste que le désas­tre… » (Ce thème de la lutte con­tre la ruine générale, con­tre l’usure, en la « prenant de vitesse »,  est récurrent.)

         Dans Maria Nefe­li, livre de poèmes théâ­tral­isé, les car­ac­téris­tiques formelles ago­nis­tiques ne sont pas le moins du monde voilées. La com­péti­tion, le débat, etc… s’y présen­tent de toutes les manières. L’homme face à la femme. Le poète face à la poésie. L’in­di­vidu face à la col­lec­tiv­ité. Le tyran face au peu­ple. La con­science face à elle-même. La réal­ité face au rêve. «L’outrage» face à «l’é­toile». L’U­nique face au Mul­ti­ple. Le poli­tique face au poé­tique. La Grèce face à la Pan-Européan­ité. La lib­erté éro­tique con­tre le corset des con­ven­tions. L’éphémère face à l’éter­nel. Etc…

          Mise en page ago­nis­tique, les poèmes s’y présen­tent en regard l’un de l’autre, l’un étant pronon­cé par Maria, et l’autre par le poète répon­dant, l’Antiphonète. Le livre est répar­ti lui-aus­si en trois sec­tions, trois étapes. Chaque sec­tion de poèmes est, selon l’habi­tude, sous le signe du 7 apollinien : elle offre sept poèmes face à face. Puis, comme dans les tragédies où le choeur com­men­tait, chaque sec­tion se con­clut sur une «chan­son».

         Sans m’y arrêter trop longtemps, je voudrais un moment con­sid­ér­er ce nom­bre : le Sept est sym­bol­ique depuis des temps immé­mo­ri­aux, puisqu’il l’é­tait déjà chez les Sumériens. Pra­tique­ment tous les peu­ples lui accor­dent une valeur par­ti­c­ulière. L’on n’en fini­rait pas d’é­gren­er le chapelet de ses sig­ni­fi­ca­tions plus ou moins occultes. La sym/bolique des nom­bres par oppo­si­tion à la dia/bolique du chaos était impor­tante pour l’au­teur de Maria Nefe­li : son œuvre est ain­si parsemée de nom­bres qui ser­vent à sous-ten­dre « l’ar­chi­tec­ture solaire » dont il rêvait. Il fait lui-même allu­sion à ce rôle de la sym­bol­ique des nom­bres dans la sen­tence qui dit : «Pouss­er les super­sti­tions jusqu’à la lim­pid­ité math­é­ma­tique pour­rait nous aider à saisir le don­né fon­da­men­tal du monde. » (L’Aegeïde)

         Dans le poème cor­re­spon­dant, il relie le Droit (la règle ago­nis­tique) au « chiffre divin », la « musique immortelle ». Ce qui sug­gère la musique des (7) sphères par exem­ple, et nous ramène à la sym­bol­ique du 7 : le ” sept “, dis­ent les ésotéristes, est appelé « la Vierge », car il ne peut être engen­dré par aucun cou­ple de la décade (la Tétrak­tys à laque­lle Elytis fait allu­sion directe­ment) et sa mul­ti­pli­ca­tion par tout autre chiffre que le ” un ” pro­duit un résul­tat hors de la décade sacrée, c’est-à-dire supérieur à dix. Cepen­dant, le Sept est com­posé de 3/3/et 1, c’est-à-dire du 6 qui sym­bol­ise la Nature, avec ses deux courants de force évo­lu­tive et invo­lu­tive, courants fig­urés par deux tri­an­gles entrelacés, en agôn l’un avec l’autre, for­mant ce qu’on appelle couram­ment « étoile de Salomon » ou hexa­gramme, et au 6, le 1 qui s’a­joute à cette évo­lu­tion pour for­mer le 7 « pèse » donc soit sur un 3, soit sur l’autre 3, le changeant en 4 pour désign­er le courant vain­queur, l’in­stant de per­fec­tion. Ain­si, chez les ten­ants de la numérolo­gie mod­erne, le 7  a pour con­no­ta­tions : indépen­dance, respon­s­abil­ité, maîtrise, réus­site par le mérite, goût de diriger, et, en négatif, inquié­tude, orgueil, despo­tisme. Et si le 7 représente le poète, en revanche, le nom­bre 5, l’é­toile, les cinq doigts de la main con­ju­ra­trice que lève Maria, est le chiffre d’Aphrodite ; il cor­re­spond à l’u­nion. Lorsqu’elle est légale, « nup­tiale », c’est alors celle de Héra et Zeus. De la terre et du ciel. Une arma­ture arith­mé­tique plus ou moins voilée court de la sorte à tra­vers tous les recueils du poète : Soleil Pre­mier, avec les sept « vari­a­tions sur un ray­on », ou encore « Six plus un remords pour le ciel ». (Etc…) Les poèmes de Maria Nefe­li (spé­ciale­ment) en sont man­i­feste­ment tout imprégnés, comme si les nom­bres étaient une manière de règles dans la lutte du poète avec la langue hel­lénique, pour par­venir à un objet poé­tique supérieur.

 

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         Avec les nom­bres, nous venons d’apercevoir que les poèmes sont han­tés par le spec­tre de Pythagore et par l’an­tique tra­di­tion numérologique, que les nom­bres for­ment une arma­ture cachée, une géométrie, qui ajoute au poème son chiffrage mys­térieux, et s’op­pose à l’in­spi­ra­tion dionysiaque.

         Le pro­logue, «La Parousie», pro­longe de même la tra­di­tion antique de l’agôn des tragé­di­ens, par le moment d’une intro­duc­tion qui instau­re le débat : ici entre le poète, l’être de cul­ture, qui s’ex­ile «au cœur de la lumière» en jetant l’anathème sur les «démons incon­jurés du monde», et Maria Nefe­li, la poésie, l’être de nature, qui elle «s’ex­ile par­mi les humains», en se promet­tant implicite­ment à qui la veut.

         Déjà, tout au long de ce pro­logue, on sent les oppo­si­tions ; le dia­logue entre les deux pro­tag­o­nistes prend par­fois la tour­nure du reproche, de la « scène de ménage ». D’un côté le Parte­naire, l’An­tiphonète, accuse Maria d’être trop vul­gaire­ment humaine, en regard de ses hautes ambi­tions éli­tiste à lui. Quant à elle, c’est l’in­verse. Elle con­sid­ère que ce qu’elle est, essence de la poésie, n’est pas réservé à une caste intel­lectuelle, mais doit répon­dre au désir de tous. Bien enten­du, les poèmes mon­naient ces posi­tions d’une façon para­doxale et pleine de nuances !

                   Il s’en­suit que Maria et son antiphonète se con­fron­tent tour à tour au point de vue de l’autre, chaque paire de poèmes ayant pour thème implicite un aspect sub­tile­ment antag­o­niste des réal­ités. Par exem­ple à l’idée de la «Guerre de Troie», agôn col­lec­tif, répond antiphoné­tique­ment «Hélène», ici enjeu d’un agôn indi­vidu­el : d’un côté des peu­ples, de l’autre une per­son­ne, sont impliqués dans une lutte pour la vic­toire. Ou bien, à la «Sainte Inqui­si­tion» col­lec­tive s’op­pose «Saint François d’As­sise» fig­ure de l’ascèse indi­vidu­elle ; au «Bon­jour tristesse» démoral­isant s’op­pose «La gym­nas­tique mati­nale» revig­o­rante ; à «Staline» s’op­pose «Le soulève­ment hongrois»…

         À la fin de chaque poème cor­re­spond une sen­tence qui s’of­fre à la médi­ta­tion, ce qui nous rap­proche encore du sché­ma clas­sique de l’agôn-logôn : lorsque tour à tour chaque par­tie a argu­men­té, ses idées sont sou­vent ramassées en une phrase ou un vers, dans les tragédies.

         Quand To Axion Esti dessi­nait une fresque de l’agôn ani­mant des représen­tants «typ­iques» du peu­ple grec, sur un fond sacré d’évo­ca­tion ortho­dox­es recon­naiss­able par le style, par la forme de cer­tains poèmes, par l’ar­chi­tec­ture en «cathé­drale» du recueil entier, — ce qui n’est pas sans faire songer à tous ces «Saint-Georges face au drag­on» et autres per­son­nages sur fond doré qui ani­ment les iconos­tases -, Maria Nefe­li installe dans la con­tem­po­ranéïté une sorte d’adap­ta­tion actu­al­isée des com­po­si­tions ago­nis­tiques clas­siques, comme celles d’Eschyle, comme celles de la tra­di­tion des chants alternés, — ces chants amoe­bées des Idylles de Thé­ocrite que j’évo­quais plus haut, (tra­di­tion qui existe encore, j’ai eu l’oc­ca­sion de le con­stater, lors des rassem­ble­ment fes­tifs dans les mon­tagnes Cors­es par exemple.)

         L’agôn qui par­court le recueil Maria Nefe­li, y inspire les parte­naire des trois façons rigoureuse­ment habituelles dans la tra­di­tion clas­sique : soit le Parte­naire antiphonète par­le en un poème qui ren­force et élar­git ce qu’a poétisé Maria. Soit il présente dans son poème une autre vérité qui con­tred­it Maria. Soit le Parte­naire élar­git l’en­jeu et dépasse le thème du débat. Inverse­ment, dans le cas de la sec­tion cen­trale du livre, c’est Maria Nefe­li qui renchérit et anal­o­gise, ou qui présente une antiface de la «vérité», ou encore qui apporte dans son poème un point de vue plus large et surplombant.

         Et l’on com­prend l’ex­er­gue du livre, repris des Ori­en­ta­tions (p.122), par Élytis où il dis­ait : «Pressens, souf­fre, com­prends : de l’autre côté je suis le même.» Car ce sont pré­cisé­ment ce qu’on pour­rait appel­er les étapes, chaque fois renou­velées sous une apparence un peu dif­férente, du pro­gramme ago­nis­tique du poète, que résume cette auto-citation. Pressens, c’est la Genèse, l’en­fance, ou autrement dit la Parousie. Souf­fre, c’est la Pas­sion, ou l’it­inéraire de la sec­tion cen­trale de Maria Nefe­li. Et com­prends, cor­re­spond à la phase des Laudes, du «tim­i­ma», de la récom­pense qui est la Gloire, l’é­clair­cisse­ment de toutes choses, l’aboutisse­ment de l’agôn comme ray­on­nement de la Valeur attestée, recon­nue, indiscutable. 

         Aboutisse­ment qui répond à la boutade : «Si tu dois mourir, meurs, mais arrange-toi pour être le pre­mier coq au cœur de l’En­fer» (Le soulève­ment Hon­grois). La même gloire qui se man­i­feste dans Maria Nefe­li sous forme de ces autres Laudes que sont les stro­phes du poème «Le pari mil­lé­naire».

         En ce qui con­cerne «de l’autre côté je suis le même», j’in­ter­préterais cela comme le con­stat qu’en poésie la force ago­nis­tique — qui fait rivalis­er le poète avec lui-même, c’est-à-dire avec le monde, qui est égale­ment «son monde», — con­duit par son évo­lu­tion notre con­science à mûrir ce que le poète appelle abstraite­ment «les deux du monde», jusqu’à con­stater que ces deux, antag­o­nistes au départ ou, dis­ons, à pre­mière vue, homme et femme, poète et poésie, indi­vidu et peu­ple, la masse et l’u­nique, etc… sont d’ap­parence con­tra­dic­toires dans leur réal­ité, et de la même nature, de la même orig­ine, de la même essence, dans leur vérité. C’est pourquoi, attirés l’un vers l’autre, ils se «con­tre­font». Ils font con­tre, ain­si que les arcs d’une ogive. « La vérité s’échafaude exacte­ment comme le men­songe ». Les « deux du monde » par­ticipent à l’af­fer­misse­ment antagoniste.

         C’est là ce que la poésie ago­nis­tique est sus­cep­ti­ble de nous appren­dre sur l’u­nivers dans lequel nous sommes : qu’il n’au­ra pour nous de réal­ité que si nous con­sid­érons que ce que nous nom­mons «univers» ou «monde» est un débat per­ma­nent, un agôn, un dia­logue évo­lu­tif. Ce qui est la rai­son pour laque­lle la tran­scrip­tion par quelqu’un de ce dia­logue ago­nis­tique, — au cours duquel notam­ment le poète se tutoie -, reflète l’essence même du «poé­tique» : comme si la poésie était un débat à plusieurs voix, entre le lan­gage et la parole, entre la parole et ce qui est, entre le rêve et le réel, débat dont celui qu’on appelle «poète” serait l’interface, voire l’ar­bi­tre. Mais c’est égale­ment la rai­son pour laque­lle ce type de dia­logue ago­nis­tique, instau­ré à l’éch­e­lon d’une société, aboutit inéluctable­ment à l’in­ven­tion de la «démoc­ra­tie». En ce sens, le lan­gage et la men­tal­ité inspirés de l’agôn hel­lénique ont incon­testable­ment envahi le champ de la con­cep­tion occi­den­tale des rela­tions humaines.

 

                                                                                       *

         Ce qui nous amène à en con­clure qu’agôn il y a, si l’on peut dire, entre le poé­tique et le poli­tique, exacte­ment comme entre le privé et le pub­lic, l’in­di­vidu­el et le col­lec­tif, l’u­nique et les mass­es, à l’infini, avec en guise de règles celles d’une éthique ten­dant à l’u­ni­ver­sal­ité, et comme lois celles du fonc­tion­nement de la pen­sée. Par ces règles et lois, l’agôn com­péti­teur, inven­tif, poé­tique, se dif­féren­cie rad­i­cale­ment des com­bats guer­ri­ers, mas­sacreurs, ordi­naires. Le poète Élytis red­outait juste­ment que règles et lois dis­parais­sent au prof­it d’une com­péti­tion mon­di­ale où tous les coups seraient per­mis, du fait qu’en ayant aban­don­né « le ciel » (d’où les « remords »), on aban­don­nait en même temps l’hon­neur, la gloire, la valeur, que sacral­i­sait le ciel en tant que sym­bole de la présence de la (ou des) divinité(s).

         Car l’agôn hel­lénique a depuis longtemps pris l’al­lure, non d’un com­bat pour l’anéan­tisse­ment défini­tif de l’Autre, mais d’un com­bat de con­cil­i­a­tion qui vise à con­quérir après lutte avec l’Autre une forme de paix par équili­bre dynamique. Et sous cet angle, il est évi­dent que l’on «n’ar­rive jamais». Tout ce qui est créé ago­nis­tique­ment par les humains, on sait que cela doit être con­stam­ment amélioré, per­fec­tion­né, réadap­té. L’Autre, demain, pour­ra être, aura le droit d’être, à son tour le meilleur. Les règles de l’Agôn exi­gent de l’ac­cepter. C’est ce que le « ter­ror­iste, le rus­taud des mir­a­cles » (Maria Nefe­li) ne com­prend pas et refuse parce qu’il en est à un stade non-évolué de la con­cep­tion poli­tique. La com­péti­tion pour le meilleur n’im­plique pas la sup­pres­sion physique ou morale des per­dants par le vainqueur.

         Un point demeure : que cette «com­péti­tion pour le meilleur» cesse, qu’elle soit faussée par de grands ou petits arrange­ments, par des « magouilles » et, dans l’e­sprit hel­lénique qui a con­t­a­m­iné toute la civil­i­sa­tion européenne, immé­di­ate­ment com­mence à s’in­stau­r­er le mépris et la défaveur des dieux, ce qu’en ter­mes con­tem­po­rains on appelle «déca­dence». Déca­dence de la démoc­ra­tie, déca­dence de la civil­i­sa­tion, déca­dence de l’être humain, de l’in­di­vidu… Toutes les formes de cela même qu’É­lytis appelle « dégra­da­tion », « usure » : « φθορά ». C’est ce qui l’amène à con­stater qu’ « une lég­is­la­tion sans prof­it pour les Autorités, ça serait une vraie délivrance ! » 

         Or, depuis le XX ème siè­cle, la bru­tal­ité de la tech­nique s’est révélée à tra­vers les Guer­res Mon­di­ales et les fas­cismes. On a pu véri­fi­er que la tech­nique est, du point de vue humain, sans foi ni loi.  Sa façon d’in­ter­venir fausse le fonc­tion­nement ago­nis­tique, mais cela ne devient vis­i­ble que si, comme l’a écrit le poète, on « pousse la Tech­nolo­gie jusqu’à son pré­cip­ité naturel », autrement dit si on l’ex­agère jusqu’à la ren­dre man­i­feste­ment odieuse. Ce qui la rend insup­port­able en effet, c’est qu’elle n’a pas de règles autres que les siennes pro­pres, plus ou moins robo­t­iques. L’or­di­na­teur, cet instru­ment qui, par son micro processeur, est sym­bol­ique de « l’élec­tro­n­i­sa­tion générale », ne se soumet pas aux règles de celui qui l’u­tilise : c’est l’in­verse qui se pro­duit. L’u­til­isa­teur qui ne se soumet pas minu­tieuse­ment aux règles de la machine est hors de capac­ité de l’u­tilis­er. C’est elle qui impose à la pen­sée humaine sa logique.

         Celle-ci n’a aucun rap­port avec la « Tra­di­tion » chère à Maria Nefe­li, ni avec les règles, la gloire, l’hon­neur ou le sacré. Elle rad­i­calise toute com­péti­tion sans inter­ven­tion de la pen­sée, sans arbi­trage. Elle érode en ce moment même le Cap­i­tal­isme, né naguère de la rigueur morale du Protes­tantisme, en s’ingérant par les ordi­na­teurs dans son sys­tème financier, qu’elle a expurgé de ses anci­ennes règles déon­tologiques ou éthiques, comme elle a usé le Com­mu­nisme, aus­sitôt qu’il a com­mencé à nég­liger, puis à per­dre les siennes en faus­sant le jeu ago­nis­tique, par exem­ple au prof­it d’une « nomen­klatu­ra », usant pour se per­pétuer des men­songes de la pro­pa­gande ou des procès « arrangés ». Les sys­tème mafieux, ten­dant à stop­per tout risque d’évo­lu­tion et de change­ment au prof­it de quelques indi­vidus avan­tagés, faussent l’agôn. Et nous sommes en train de décou­vrir, si ce n’est déjà fait, que, depuis, ce qui a survécu actuelle­ment de Social­isme a pris le même chemin. Lorsque la men­tal­ité de l’agôn héritée de la Grèce Antique se perd, la civil­i­sa­tion, telle que nous en avions affiné la con­cep­tions depuis l’époque des Lumières, et par voie de con­séquence la démoc­ra­tie réelle, se per­dent aussi…

        

                                                                                             *

         Je crois que là réside l’une des réflex­ions majeures aux­quelles  nous aura poussés notre exa­m­en som­maire de la présence de l’agôn au sein de l’oeu­vre com­plexe d’Odysseas Elytis : présence si insis­tante que l’on aurait encore l’oc­ca­sion d’en relever une foule d’autres man­i­fes­ta­tions. Il me sem­ble pour aujour­d’hui suff­isant d’avoir mis l’ac­cent sur le fait que cette « com­posante ago­nis­tique », qui est un trait per­ma­nent dans sa poésie, témoigne avec éclat de l’au­then­tique «gréc­ité» du poète de Mytilène et de la portée uni­verselle de sa poésie.

         Mer­ci de m’avoir écouté si longtemps.

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