Waj­di Mouawad est un tragé­di­en. On le sait depuis quelques années si on a eu le bon­heur de voir les qua­tre pièces du cycle Le Sang des Promess­es (Lit­toral, Incendies, Forêts et Ciels). Théâtre épique a‑t-on lu, ici et là. Certes. Trag­ique aus­si. Il n’est pas éton­nant que le met­teur en scène se soit ensuite attelé aux textes de Sopho­cle : Les Tra­chini­ennes, Antigone et Elec­tre. Son dernier roman, Ani­ma, est écrit dans la même veine. En même temps, il est très dif­férent des textes écrits pour la scène : le silence – celui du per­son­nage prin­ci­pal mais aus­si celui de l’auteur au moment où il a écrit ce livre – est au cen­tre d’Ani­ma. Le roman tient autant de l’odyssée – terme choisi par Waj­di Mouawad lui-même – que de la tragédie, dis­ais-je. Il s’ouvre d’ailleurs sur une cita­tion de Sophocle :

         Où sont donc les foudres de Zeus,
         où est le soleil flamboyant,
         si, à la vue de pareils crimes,
         ils restent sans agir dans l’ombre ?

Juste après, on entre dans le vif du sujet, le drame – un meurtre abom­inable – et sa con­séquence : le cha­grin infi­ni d’un homme.

Il y a eu la nuit puis le soleil et encore la nuit puis des nuages et la pluie et encore la nuit et des oiseaux avant que la porte ne soit fra­cassée et que des hommes, que je ne con­nais­sais pas, ne vien­nent les pren­dre et les emporter tous les deux.

Ceux qui pren­nent en charge la nar­ra­tion ne sont pas des nar­ra­teurs ordi­naires. Un chat, des oiseaux, un chien, un pois­son racon­tent le fil des événe­ments : la décou­verte du corps, l’entretien avec le coro­ner, l’enterrement… Tous com­pren­nent, d’emblée, ce qui se joue sous leurs yeux, perçoivent immé­di­ate­ment le cha­grin immense de Wah­hch. Leurs voix for­ment le chœur.

Quand Wah­hch décide de se lancer dans une chas­se à l’homme, il croise une foule d’animaux sur sa route qui devi­en­nent les témoins de l’un ou l’autre épisode – par­fois très court – de son épopée. Plusieurs ani­maux sont aba­sour­dis par ce qu’ils décou­vrent : cette nuit effroy­able qui est le pro­pre des humains. Si l’histoire se déroule en temps de paix, dans un pays dit civil­isé, cer­taines scènes rap­pel­lent les guer­res les plus cru­elles. Alors on est, à plusieurs repris­es, sai­sis d’effroi. Cer­taines petites bour­gades du Kansas, décidé­ment, n’ont rien à envi­er à l’enfer.

Quelques-uns des nar­ra­teurs ont pitié :

Les humains sont seuls. Mal­gré la pluie, mal­gré les ani­maux, mal­gré les fleuves et les arbres et le ciel et mal­gré le feu. Les humains restent au seuil.

Cer­tains perçoivent surtout les odeurs : celles de la fatigue, de l’inquiétude ; d’autres sont sen­si­bles aux mod­u­la­tions de la voix. Nom­breux sont ceux qui voient en Wah­hch un indi­vidu sin­guli­er. C’est le cas du rat devant lequel il s’accroupit et auquel il adresse la parole : « Moi aus­si ! Moi aus­si ! sous terre, sous terre, et seul ! », avant d’éclater en san­glots. Le rat n’en revient pas.

Les humains ne sont pas tous des pièges, ils ne sont pas tous des poi­sons, je veux dire par là qu’ils ne sont pas tous des humains.

On se sou­vient de Mon­taigne qui, dans l’un de ses Essais, explique qu’il y a « plus de dif­férence de tel homme à tel homme que de tel ani­mal à tel homme » (Essais, II, 12). Wah­hch acqui­escerait. La plu­part des ani­maux qu’il croise aus­si. Waj­di Mouawad, lui, ajouterait que c’est un autre essai philosophique, celui d’Elisabeth de Fonte­nay (Le silence des bêtes) qui a joué un rôle impor­tant lorsqu’il s’est lancé dans l’écriture de son roman. Mais Elis­a­beth de Fonte­nay n’est-elle pas très proche de Montaigne ?

Le pro­pos de Waj­di Mouawad n’est pas manichéen : d’un côté la sauvagerie humaine, de l’autre la bon­té ani­male. Les choses sont bien plus com­pliquées que cela. La corneille ne le nie pas : elle prend plaisir à déchi­queter le ven­tre de sa proie. Quant aux hommes per­dus que ren­con­tre Wah­hch, ils sont des vic­times autant que des bour­reaux : ils ont été traqués, dérac­inés, par­qués dans des réserves.

En marchant sur les traces de l’un d’eux, Wah­hch remonte de plus en plus loin dans le sou­venir enfoui d’une autre tragédie, plus anci­enne. Car il est né loin du Québec, au Liban. Par­al­lèle­ment à l’odyssée à tra­vers le nord de l’Amérique, nous assis­tons à un voy­age intérieur. Celui de Wah­hch rejoint sans doute celui de Waj­di Mouawad, ici. Pour l’auteur aus­si, les mas­sacres de Sabra et Chati­la sont une scène orig­inelle. Car, comme il l’explique au micro de Marie Richeux sur France Cul­ture, dans l’émission Pas la peine de crier du 28 sep­tem­bre 2012, Waj­di Mouawad appar­tient à la com­mu­nauté chré­ti­enne libanaise. « Ceux qui ont fait ça sont des mili­ciens chré­tiens, qui sont entrés dans les camps et qui ont, alors qu’ils avaient la fig­ure du Christ tatouée sur leur corps, posé les gestes les plus mon­strueux qu’on puisse imag­in­er. » Il est donc plus que con­cerné par les ques­tions que se pose son per­son­nage. Il dit à Marie Richeux qu’il aurait pu, s’il avait été un peu plus vieux, être l’un de ceux qui ont par­ticipé aux mas­sacres. Il partageait leurs valeurs, leur amour pour le Prési­dent de la République, Bachir Gemayel,  qui avait été assassiné.

« Il se trou­ve que, quand Bachir Gemayel est mort, moi-même j’ai sen­ti une peine effroy­able […]. Je crois que si j’avais eu l’âge qu’il fal­lait, ça n’aurait absol­u­ment pas été impos­si­ble que je fasse par­tie de ces gens qui ont posé ces gestes-là. […] Ce qui m’a pro­tégé, c’est mon âge. J’étais trop petit pour faire ça ». Ce qui l’a pro­tégé, c’est aus­si l’exil et la ren­con­tre avec d’autres cultures.

Pas éton­nant en tout cas que l’une des étapes les plus impor­tantes de la route de Wah­hch soit cette ville de l’Illilois appelée Lebanon (Liban). On pense for­cé­ment au film d’Ari Fol­man Valse avec Bachir (2008), qui est aus­si le réc­it d’une lutte con­tre l’enfouissement défini­tif d’un trau­ma­tisme. Wah­hch n’est pas très bavard, mais son passé affleure, de loin en loin, dans quelques paroles. Et lorsqu’il reste silen­cieux, le chœur des ani­maux devine ce qu’il porte en lui. Un rongeur qui le voit approcher ne se trompe pas sur son compte :

Le voilà, ombre dans l’ombre, une masse d’obscurité.

La parole des ani­maux ne se lim­ite donc pas au témoignage. Ils se mon­trent capa­bles de réflex­ions philosophiques sur la con­di­tion humaine. Et leur réflex­ion n’est pas dénuée d’humour – noir sou­vent. Ce roman est une plongée dans d’autres con­cep­tions du monde : celle des ani­maux, celle des Indi­ens du Nord (les Mohawks), les deux n’étant pas très éloignées l’une de l’autre. Des visions poé­tiques du monde. Dans l’émission radio­phonique citée plus haut, Pas la peine de crier, Waj­di Mouawad évoque Fran­cis Ponge. D’autres poètes se tien­nent dans l’ombre, que Waj­di Mouawad cite dans la notice sur laque­lle le livre se referme : Robert Davreu et Dylan Thomas.

Ani­ma jette des ponts : entre les guer­res et les autres abîmes, entre le bour­reau et la vic­time, entre l’homme et l’animal… On est embar­qué, brusqué, ravi.

Chez Waj­di Mouawad, la parole et la pen­sée sont libres. Pas d’auto-censure. L’un des hommes que ren­con­tre Wah­hch lui demande si, en un sens, il ne se sent pas libéré depuis la mort de sa femme. Voilà qui dérange forcément.

– Toi, ça t’arrange pas de te retrou­ver seul ? Avec ton sac à dos puis plus rien à t’occuper ? Plus de ménage à faire, plus de cours­es, plus de loy­er ? La lib­erté ? […] Je con­nais plein de chums qui sont passés de chien méchant à gros toutou, gen­til caniche bien frisé avec une cou­ver­ture sur le dos, des coussinets dans les pattes parce qu’ils ont ren­con­tré une femme. C’est pas gérable. Y a que la mort qui peut t’en sor­tir. On dira bien ce qu’on voudra, mais ça reste le meilleur liq­uid paper qui existe.

Avant de con­clure, je cit­erai quelques lignes trou­vées sur le site de Waj­di Mouawad (http://www.wajdimouawad.fr/) :

Un artiste est un scarabée qui trou­ve, dans les excré­ments mêmes de la société, les ali­ments néces­saires pour pro­duire les œuvres qui fasci­nent et boule­versent ses sem­blables. L’artiste, tel un scarabée, se nour­rit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nour­ri­t­ure abjecte il parvient, par­fois, à faire jail­lir la beauté.

Cela sied bien à tout ce qu’il entre­prend depuis plus de quinze ans. Waj­di Mouawad est cet alchimiste qui se nour­rit de vio­lence et accouche de poésie. Un peu du sang de Baude­laire, qui con­ver­tis­sait la laideur, l’odeur nauséabonde ou la pour­ri­t­ure en beauté, doit couler dans ses veines.

Après la lec­ture de ce roman, un petit tour sur le site des édi­tions Actes Sud per­met de pro­longer le voy­age, d’approcher celui qui a écrit ce livre mon­u­men­tal. Un homme tout en douceur, finesse et sen­si­bil­ité. Deux cour­tes vidéos, à voir absol­u­ment : http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/anima

Sur la toile, il y a d’autres pistes à suiv­re, pré­cieuses. Par exem­ple cette émis­sion (enreg­istrée en mars 2011) sur France Cul­ture, dans laque­lle le chemin de Waj­di Mouawad croise celui de Jane Birkin :  http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=3787741

Il y est ques­tion d’enfance, de mise en scène (notam­ment d’une pièce de Tchekhov), de guerre et d’un pro­jet que Waj­di et Jane ont mené ensem­ble, La sen­tinelle.

 

Waj­di Mouawad est né au Liban en 1968. Depuis, il a vécu en France, au Québec… Il est dra­maturge, romanci­er, met­teur en scène et comé­di­en. Son pre­mier roman, Vis­age retrou­vé, est paru chez Leméac / Actes Sud en 2002 (il est disponible aujourd’hui dans la col­lec­tion Babel).

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