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Pierre Dhainaut, Transferts de souffles

C’est une véritable anthologie de ses premiers recueils, de « Bulletin d’enneigement » à « Perpétuelle, la bienvenue » qu’offre Pierre Dhainaut … Parfois remaniés ou franchement inédits… 

« Mon sommeil est un verger d’embruns » commence par un vers  étonnant, vers étonnant disais-je car je pointais docilement un synonyme, à ce qualificatif « personnificateur ». Il y a quelque chose d’anthropomorphe (strophes de vers isolés ou strophes de quelques graphèmes)… Ce premier recueil est fait de poèmes épars  : un vers laisse apparaître le dualisme présent, douce et forte, présent absent (pp 27 et 25). Mais on sent l’amour de la femme aimée…

«  Le poème commencé » débute par une prose. Vers et proses sont mêlés ; on  peut oser une hypothèse : la prose émet des mots cryptés tandis que les vers sont chargés d’explorer le réel. Mais est présente la femme aimée, ce qui incite à penser qu’il s’agit de poèmes d’amour : « je traque une apparition : aimer »  (p 37). Le thème de l’enfant est aussi présent, l’important est de nommer les choses : le poème est « crypté » et devient descriptif (pp 43 à 52) ; ça se termine par une prose mise entre parenthèses (importantes, les parenthèses, p 53 où sont abordés les mots justement…). 

Pierre Dhainaut, Transferts de souffles, Editions L’Herbe qui tremble, 278 pages, sur commande ou en librairie, 18 euros. 

Tout est pesé, même les mots rares forment souffle : poèmes d’amour liés ; cela ne va pas sans mystère : « Eclat je ne suis qu’une brèche » (p 60 :  ça devient signifiant au vers suivant) : la femme aimée se confond avec le paysage. L’éphémère est la poésie !

Dans « Au plus bas mot », Pierre Dhainaut s’interroge dans cette page 115 sur le mot « en cendre à mon approche, un nom, m’entourant » : poésie réflexive donc (p 127) et mieux « silence enfin sans fin s’enfle » (p 128) : mots voisins aux sons ou aux sonorités proches ou aux habitudes d’une certaine époque (avec ses termes coupés en deux, p 129), séparés (p 149), trous dans le vers, etc… (p 132 ou 130, p 147), jeux sur les mots (« va /  geint va / cille », p 150)… Mais rien de gratuit là-dedans…

Dans « L’âge du temps », le poème est dédié à la nature et l’enfant fait une brève apparition (p 171) mais la mort  apparaît…

Dans « Le retour et le chant », j’apprends de Pierre Dhainaut « C’est à peine aujourd’hui / si j’écris encore » (p 205). Ou « L’amour s’ouvre à l’amour, / que pourrais-je ajouter ? »  (p 206). Mais qu’est-ce qu’un signe ? (p 211). « Obstinément / nous gaspillons ce que le temps peu à peu nous confie » (p 213).  « Avons-nous  pris racine / ou brisé nos attaches ? » (p 215). Pierre Dhainaut continue d’interroger le réel… Cette anthologie est émouvante, car on assiste à un murmure incertain !

Dans « Perpétuelle, la bienvenue », aux poèmes inédits, dont j’apprends qu’ils furent écrits « trente-huit ans plus tard » mais publiés dans la présente anthologie… J’apprends également, grâce à la lecture d’Isabelle Lévesque, que, depuis « Bulletin d’enneigement » jusqu’à « Perpétuelle, la bienvenue » , « la ponctuation a évolué, le chant s’est développé : les points d’interrogation se sont raréfiés (plus que quatre). L’acquiescement, dans son affirmation, se révèle  conquête à entreprendre car il reste possible de se heurter à la nuit »...

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, Après

Un titre bref, chargé de gravité et qui incite au questionnement : après quoi ? On pressent qu’il s’agit d’un événement d'importance, pour ne pas dire capital.

Dans ses notes en fin de livre, Pierre Dhainaut nous renseigne sur les circonstances qui ont précédé l’écriture de textes qu’il hésite à qualifier de poèmes : une opération du cœur suivie d’une longue et douloureuse période de convalescence.

Les sous-titres introduisant les quatre parties  : Voir cela, De face (I), De face (II), Dire ensemble, pourraient constituer une phrase résumant le recueil : l’auteur nous invite à regarder la réalité en face et nous la fait partager par l’intermédiaire de la poésie.

Les textes sont courts et dépouillés. On entre de plain-pied dans l’univers aseptisé de l’hôpital où l’individu est réduit à des données administratives et à une pathologie.

Pierre Dhainaut, Après, Éditions L’herbe
qui tremble 2019, aquarelles de Caroline
François-Rubino 70 pages, 13 euros.

Poèmes de la douleur et de la solitude : « Dès que / l’on pénètre en ces chambres, on est seul, / à la nuit ajoutant de la nuit » écrit l’auteur dès la première page car l’espace hospitalier, lieu où se confondent les bruits les êtres et les choses, où la seule référence est son propre corps souffrant, est un monde clos sur lui-même, un lieu d’angoisse et de perte d’intimité, où l’identité se réduit à des lettres et des chiffres attachés au poignet et que l’on doit répéter sans cesse pour prouver qui l’on est, où l’on en arrive à se poser la question : « qui es-tu, quel est ton rôle ? »

« L’alliance, / l’alliance même a été retirée. »  La répétition du mot alliance et l’emploi de l’article défini à la place du pronom possessif donnent une dimension symbolique qui confère au vers toute sa force : outre la négation des souvenirs les plus chers de la vie de l’auteur, tout lien avec l’extérieur est interrompu.  Dans ce lieu de perte de repères tant spatiaux que temporels, où l’heure affichée par les pendules est elle-même incertaine, naissent les doutes et les interrogations. L’oreille cependant perçoit des sons et l’œil regarde. Contraint à une intériorité où le je ne dis tu qu’à lui-même, l’auteur cherche une voix, son regard cherche un appui. Il écrit : « son visage / te rendra un visage ». Et surtout, il lui faut retrouver la parole et pour cela le souffle car lui-seul permet de prononcer les mots, des mots qui vont apparaître comme une clarté fugace. Cependant, malgré la difficulté à retrouver le chemin de la poésie après l’épreuve, Pierre Dhainaut nous confie que dire est peut-être déjà de la poésie.

En effet, partager des perceptions, c’est comme trouver la source des mots à naître, des mots «  hors cadre »  c’est-à-dire « après » quand, tapis dans l’ombre, ils chercheront la lumière pour s’épanouir en paroles fécondes : « les mots ouvrent des portes », « nulle phrase ne conclue », « les mots coulent sur l’infini, sur les souvenirs » des souvenirs qui sont présents dans ce recueil lorsque l’auteur se souvient des souffrances de l’enfance et constate qu’il n’y a pas de différence,  on a beau avoir vécu,  la douleur est toujours perçue de la même manière, « toutes les douleurs / sont d’enfants. », « entre les âges / entre les cœurs, les souffles / ne font jamais la différence / la nuit ils préviennent / inlassablement / qu’ils vont manquer. »

Car dans ce livre il est essentiellement question de souffle. L’auteur témoigne de sa douloureuse expérience où la poésie était inexistante, et l’on comprend que l’énergie créatrice, le souffle des mots, est inhérente à l’énergie vitale, le souffle de l’air qui entre et sort de ses poumons, « Étouffement, /cela t’envahit tout/le corps. », « Tes lèvres scellées interdisent / au murmure des souffles / de se mêler à la rumeur / commune. » mais aussi : « il suffit de balbutier un mot / « porte », par exemple, pour que le souffle y puise / de quoi ébranler la mémoire, remuer l’air / au grand air des syllabes… ».

Comme le disait Christian Bobin lors d’une interview, écrire, c’est aller du dedans vers le dehors. Écrire sur l’impossibilité d’écrire va permettre au poète la réappropriation de la parole qui, telle une vaste respiration, ramène à la poésie.

Après est un livre sur la souffrance et l’incapacité poétique qui l’accompagne, sur le passage de l’immobilité au mouvement, sur le lent cheminement entre l’antichambre de la mort et le retour à la vie.

Les illustrations de Caroline François Rubino posent un regard de ténèbres à la limite de l’étouffement. On peut voir, dans celle de la couverture, une rupture dans un chemin de vie. La suivante, statique et noire, dont la trame laisse à peine filtrer un peu de lumière témoigne de la douleur et de l’enfermement. Mais les suivantes vont progressivement vers une ouverture, un mouvement dans lequel on entrevoit un lent retour au jaillissement du souffle créateur.

Présentation de l’auteur




Pierre Dhainaut, APRÈS

On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une chambre. Des murs, on croit en les fixant sortir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un brancard. Un cortège de couloirs. Une dépossession. Le bracelet d’identité au poignet gauche nous éloigne de ce monde où l’on n’a pas à dire qui on est/pour être, être en accord. Dans la nuit qui déborde, un mot pourrait en rallumer d’autres. Mais il suffit de balbutier un mot,/« porte » par exemple, pour que le souffle y puise/de quoi ébranler la mémoire, remuer l’air. On tente de « Voir de face » ce qui attend, la vaste salle où il se rend pour la première fois. Et puis, la salle de réveil ou de réanimation, les tâtonnements de la conscience, de « Cela » qui titube au milieu de l’insomnie, de l’inconnaissance au bord d’une nuit accablante. 

Pierre Dhainaut, Après, L’herbe qui tremble, avril 2019, 72 pages, 13€

Après, nous pourrons « Dire ensemble » : nous perdons l’innocence/à partir du jour où nous comprenons/que leur promesse d’une source/impérissable, les mots n’ont pas su la tenir/mais nous disons, redisons malgré nous, quitte à nous essouffler, la « source », la « source ». Est-ce la source elle-même qui réclame encore qu’on la nomme, qu’on l’appelle ? Peut-on croire encore aux vertus de la parole ? Peu à peu pourtant, le langage revient, la voix basse,/la voix rauque, ardente, dévoile, une parole, la passion de dire remonte vers les couleurs et la lumière des mots : Pourpre, bleu ou jaune, bleu, jaune ou pourpre/répétons-les, ces adjectifs heureux.

Qui parle ici ? Une voix. La sienne. Devenant aussitôt la nôtre. Pas de je. Pas de nom. Un on, sujet neutre et minimum. Ou un tu qui s’adresse autant à nous qu’à lui-même. Une conscience qui observe, enregistre. Certains mots répétés, redoublés s’enfoncent dans leur sens : l’alliance, être, entendre, la source, mais suffisent-ils à nous le révéler ? Le poème renouvelle l’aveu d’une ignorance sans parvenir à l’épuiser : tu ne sais pas/que l’espace confond/ce qui vient de toi/ou d’un autre... à qui appartient cette voix ?/tu ne sais pas : réponds-lui/son visage/te rendra un visage. La neutralité du sujet correspond à l’impersonnalité d’un fond sans nom. On verra si les yeux ont vieilli,/s’ils sont prêts à s’offrir encore à l’inconnu/comme au très proche, à croire en l’anonyme,/en la généreuse ignorance. Comment ne pas songer ici à La Docte ignorance, de Nicolas de Cues, à cette interrogation sur la nature de la connaissance, à ce savoir de ne pas savoir dont parlent Montaigne, Pascal ou qu’évoque si précisément Descartes : c’est une marque de savoir que de confesser librement qu’on ignore les choses qu’on ignore : et la docte ignorance consiste proprement en ceci.

L’expérience intime que relate ce bref et saisissant recueil est composé de quatre suites comprenant chacune sept poèmes Voir en face, Cela I, Cela II, Dire ensemble. Une courte prose, intitulée. Après, clos l’ouvrage en décrivant les circonstances dramatiques dans lesquelles ces textes furent écrits. Après, après une longue opération du coeur et une interminable convalescence. Après. Ce mince vocable indique un décalage temporel. Après suppose un avant et un pendant. Il les condense, les résume, mais se situe au- delà. Avant, « l’après » reste imprévisible. Avant et pendant, le langage a perdu son pouvoir. Plus de secours ni de recours. Découverte terrible : le poème est impuissant dans l’adversité. « Pourquoi accorder tant d’importance à la poésie si dans les circonstances les plus rudes elle n’offre aucune aide ou pire, si l’on ne songe pas à lui en réclamer une ? »... Quand aux pires heures de la déréliction la poésie n’est pas là, comment ne pas mettre en cause non seulement son influence, mais son existence même ?/Elle n’était pas là, je n’en ressentais pas moins le manque. » N’est-ce pas l’espace ouvert par ce manque lui-même qui agira comme un appel ? N’est-ce pas toujours après, par la suite, à la fin que l’on peut dire et écrire ce qui s’est passé ?




Pierre Dhainaut, Et même le versant nord

J’ai rencontré l’œuvre de Pierre Dhainaut dans la revue Voix d’encre. C’était en 2005 et le texte s’intitulait « Toujours à l’avant du jour », une suite de notes dans lesquelles il définissait la poésie comme une architecture de souffles et déclarait que si les poèmes ont une fin, celle-ci n’est jamais définitive. Depuis, j’ai lu Dhainaut à maintes reprises, et si je partage toujours sa définition de la poésie, j’aime surtout sa formulation toute personnelle, car dans ce nouveau livre comme dans les précédents, son écriture est simultanément poésie et réflexion sur la poésie.

Pierre Dhainaut- Et même le versant nord, 
Éditions Arfuyen 2018, 88 pages, 11 €

Le recueil comprend quatre parties introduites par un poème évocateur de l’enfance et dans lequel très vite les sons prennent le pas sur les images. De la vasque où flottaient quelques morceaux d’écorce/ornés de voiles de papier ou d’oriflammes, /l’eau s’écoulait […] Mais en profondeur le silence, c’était le bruissement du lierre, le tumulte/du torrent…

À l’orient de la musique (titre de la première partie) nous donne à lire deux poèmes, écrits à l’issue de concerts, circonstances favorables à la prise en compte de la prédominance du souffle et des sons. Si le poète est en proie à la solitude au milieu du chaos, sa peur de la mort s’efface devant une attitude d’écoute créatrice de liens. Ainsi, s’adressant autant au double de lui-même qu’au lecteur, il nous affirme : « rien ne s’éteindra tant que tu t’accordes. » Et c’est sur un très bel aphorisme (de ceux que l’on pourrait lire sur un vieux cadran solaire) que s’ouvre le poème qui suit : Oui, la vie n’est qu’un souffle, il passe/quand nous croyons qu’il meurt. 

Vents et Lumières constitue la plus grande partie du recueil. Il y est question de voix, d’arbres, de neige, de nuit, de mort, et très souvent d’enfants, de l’enfance en général, de ses petits-enfants, mais aussi de l’enfant qu’a été l’auteur et dont la voix persiste : La voix n’a pas vieilli, la voix augurale/chante au pied des arbres.

Pierre Dhainaut nous fait entrer dans un monde où le souffle qui maintient la vie permet d'outrepasser le visible, où la voix remplace la mémoire. Tu appartiens à l’air, à son écume envahissant la gorge écrit-il. L’air impalpable, invisible, s’oppose ainsi aux images. A quoi bon s’attacher à ce qui n’est point son essence ? On mutile une vie en se préoccupant/du sort de la fumée, écrit-il (p.50).

Sa poésie nous transporte au cœur des mots, voire dans leur âme, car le mot est beaucoup plus qu'un vocable. Les mots sont vivants. Les mots s’évadent de leurs traces. Ils nous ouvrent au monde en nous emportant au-delà du signifié. Il suffit de passer « outre à la clôture » et le poème crée cet espace favorable aux arbres et à la neige.

La troisième partie, Dits de reconnaissance est formé d’un poème versifié suivi d’un texte en prose. On y lit les recommandations du poète induites par sa relation aux mots : « Remercie les poèmes, ils te comblent/en n’étant qu’une promesse. » et, en écho au titre des textes parus en 2005 dans la revue Voix d’encre, il réaffirme l’idée que, semblable à l’oiseau qui chante avant l’aube, le poème est toujours devant toi (p.56).

Apparaît ensuite le « versant nord » qui donne son titre au recueil. Élément central de ce dernier, il sert de transition à la dernière partie. Dhainaut y définit la poésie comme une absence d’écriture, ce qui n’est pas sans rappeler René Char, mais alors que ce dernier reconnaissait le poète au nombre de pages insignifiantes qu’il n’écrivait pas, Dhainaut appelle « poésie » ce que jamais nous n’écrirons (et qui justement nous fait écrire avec les vents porteurs de lumières en mouvement comme en enfance). 

Prélèvement à la source, la dernière partie, nous emporte à travers une succession de courtes proses qui interrogent la relation entre le poète et son œuvre et nous montre la poésie comme un but jamais atteint, le poème n’étant qu’une approche, un prélude à la poésie : Il n’y a pas de poèmes à proprement parler, il n’y a que des avant-poèmes en permanence réécrits, revécus. Le poème s’engendre lui-même : Le poème qui ne savait pas qu'il est un poème s'incarne en incarnant la poésie. Il se garde d'en prononcer le nom, à son tour il deviendra une source. Le sens en est toujours provisoire. 

Si Pierre Dhainaut continue à donner un titre à ses recueils, s’il emploie toujours les majuscules en début de vers et les points en fin de phrase, s’il prend soin de préciser les dates de création de ses poèmes dans des notes (dont il justifie la présence) en fin de livre, il n’en avertit pas moins son lecteur de sa conception contraire à ces usages : « Est-il indispensable de mentionner les dates entre lesquels les poèmes ont été composés ? » « La majuscule est inutile au début des poèmes, inutile le point à la fin. » « Les poètes devraient pouvoir présenter leur recueil sans titre. »

Enfin l’auteur nous rappelle que le poème ouvre un dialogue avec le lecteur lequel « convoque tous les poèmes qu’il connaît. » Ainsi, aucun poème n'est solitaire (p. 65). Avant une dernière allusion à l’enfance, le recueil s’achève sur une affirmation d’une grande humilité : pour Dhainaut, les poèmes devraient être écrits sur des feuilles volantes que des passants découvriraient au hasard. Peu importe le nom de l’auteur, les poèmes n’appartiennent à personne : Les livres entretiennent cette illusion qui fait de nous des propriétaires, nous disons « nos poèmes » alors que l’acte qui leur a donné naissance est le moins cupide et le plus incertain. Il met au monde ce qui nous met au monde.

Et même le versant nord est un livre écrit entre vigilance et abandon, à la limite entre le monde extérieur et le monde intérieur du poète, une poésie qui pense et se pense elle-même dans une remarquable mise en abîme qui suscite chez le lecteur écoute et méditation. La vie ne se résume-t-elle pas à la lente extinction du mot ?  




Ainsi parlait…

Un Hugo caravagesque

 

Pour parler du grand auteur romantique français qu’est Victor Hugo, il faut trouver des mots amples et englobants. Une fois acquise cette idée, il ne faut pas oublier de rappeler l’esprit très moderne de la pensée de Victor Hugo. Ainsi, son travail d’écrivain est-il l’alliance des contraires – fond et forme, force et faiblesse, lumière et obscurité, vie et déclin, présence de l’homme au sein de l’univers, renaissance de l’idéal au sein d’une réalité, imagination au sein du réel – et se résume par cet adjectif  : caravagesque. 

Pierre Dhainaut, Ainsi parlait Victor Hugo, éd.
Arfuyen, 2018, 14€

Cette épithète peut donner forme à une lecture générale de cet ouvrage, fait d’aphorismes, de dits, de choix de poèmes notamment. Cette littérature semble bel et bien être celle du clair-obscur, où l’on reconnaît en l’occurrence les images peintes de Victor Hugo qui décrivent un univers noir et lumineux.

Ce livre propose un choix de citations parmi les livres, poèmes, romans, carnets et recueils de l’auteur. Il met en lumière ce qui pour moi est l’essence de la vie intellectuelle de la poésie  : l’oxymore. Et avec lui, cette tentation d’allier les contraires avec toutes les chances de saisir la réalité. Hugo est un maître caravagesque qui décrit une réalité plurielle, profuse, dans laquelle la lucidité est désirée avec intelligence. L’on peut par exemple chercher la définition de l’homme, ou de l’artiste, ou du génie, et c’est toujours un peu plus près de la vérité que nous nous trouvons, vérité qui demande que la réalité soit dite philosophiquement dans sa complexion.

[La] poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pour autant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. […] Tout se tient.  

Donc réfléchir avec Hugo, cela veut dire qu’il faut penser en termes moraux et esthétiques, lesquels sont pour finir la seule vraie mesure de l’activité du lecteur. Cette dernière doit être éprise à la fois de beauté et de morale. Et ici particulièrement, c’est autant Dieu que les hommes qui exigent le côtoiement du beau et de la vérité. Du reste, beau, vérité, œuvre, artiste, tous ces termes sont capables d’aider le poète de la place Royale à accoucher d’une littérature grandissime et auprès de laquelle l’homme acquiert une dimension supérieure, la littérature l’augmentant.

Veille ou dors, viens ou fuis, nie ou crois, prends ou laisse. / Sois immonde ou sois pur  ; sois bon ou sois pervers  ; / Insulte l’aube, ou ris sous les feuillages verts  ; / Montre-toi, cache-toi  ; va-t’en, demeure, oscille  ; / Ignore ou bien apprends  ; pense ou sois imbécile. […] Le monde est une meule à broyer la pensée.  

Je disais tout à l’heure que l’écriture de Victor Hugo faisait place à des figures et à leur contraire, et que cela allait de pair avec un esprit moderne. Et il ne faut donc pas oublier combien le poète s’est battu contre la peine de mort, a contribué et contribue encore aujourd’hui à se faire une haute idée de l’Europe politique ou encore plus simplement à appeler l’homme moderne à une foi personnelle. 

L’assujettissement aux Bibles, la servitude aux livres, l’idolâtrie des textes, l’obéissance passive aux Védas et aux Korans, tout cela est terrestre, tout cela est artificiel, tout cela est construit pour le besoin de tel ou tel mode de civilisation, tout cela porte des ratures et des surcharges faites de main d’homme  ; tout cela n’a, dans l’absolu, aucune raison d’être. 

ou

La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine […].

Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort.

Pour conclure, j’avais à l’esprit de citer mieux que je ne le fais les aphorismes les plus pertinents, nonobstant la distance temporelle qui nous sépare de ces écrits. Mais je crois que chaque lecteur ou lectrice peut se faire une idée individuelle et choisir son propre chemin comme le fait Pierre Dhainaut. Je referme ces lignes malgré tout avec ce petit texte en volume un peu pris au hasard de mon cheminement.

Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incomplet  ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini  ; c’est de percevoir quelque chose au-delà de soi, quelque chose en-deçà. 

     

Une littérature oppositionnelle

Comme beaucoup de lecteurs français, je ne connais vraiment de l’œuvre d’Herman Melville que Moby Dick, et j’ai pris plaisir à la lecture de cet Ainsi parlait - que publient intelligemment les éditions Arfuyen -, séduit par la richesse intellectuelle de l’écrivain américain. Sans doute, le sommet de son art est-il consigné dans ce roman maritime, et la reconnaissance publique de l’œuvre, maintenant une chose acquise et assurée, en est l’expression. Mais je répète que j’ai été surpris par la profondeur dont témoigne cette prose, et de voir autant de tenue morale dans les poèmes, la correspondance ou les œuvres narratives, lesquelles dessinent une pensée complexe et articulée, anticonformiste et humaniste.

 

Ainsi parlait Herman Melville, édition bilingue,
trad. Thierry Gillyboeuf,  Arfuyen, 2018.

Je dirais même que son œuvre est articulée par une forme maitrisée de schize, de dédoublement du propos, mettant en valeur la pauvreté contre la richesse, le barbare contre le civilisé, le sage contre l’ignorant, le faible contre le fort, tout cela dans une tension presque dramaturgique qui permet de distinguer la vérité, ou du moins, la vérité de l’auteur.

À mon sens, le terme « sauvage » est souvent utilisé à mauvais escient ; de fait, quand je regarde les vices, les cruautés et les monstruosités de toutes sortes qui prospèrent dans l’atmosphère corrompue d’une civilisation fiévreuse, je suis enclin à croire qu’en matière de perversité relative des parties, quatre ou cinq insulaires des Marquises envoyés comme missionnaires aux États-Unis seraient sans doute aussi utiles qu’un nombre équivalent d’Américains dépêchés dans ces îles au même titre. 

Une fois admis ce parti oppositionnel, il faut poursuivre en expliquant que l’art de Melville se frotte à Shakespeare, la Bible, Montaigne ou Lucrèce, et évidemment reste nourri de ce qui entoure l’écrivain, c’est-à-dire Emerson ou 

Thoreau, ou Whitman qui est son exact contemporain. On trouve aussi des idées originales et singulières, par exemple la conception que l’auteur a de la démocratie, qui, je pense, diffère de la conception de Whitman qui chante, lui, le poème lyrique des États Unis et de leur Constitution, alors que Melville reste circonspect, prône davantage le sceptre et le pouvoir royal, ce qui rétrospectivement, pour notre temps politique d’aujourd’hui et la crise des démocraties occidentales, est presque une vision d’avant-garde. 

J’ai parlé d’un discours tendu entre des pôles, des oppositions tranchées et très nettes, mais il faut néanmoins accorder une unité intelligible à la figure de Dieu (dont d’ailleurs Melville interroge la majuscule). Je crois pouvoir m’avancer en voyant en lui un croyant, une âme confrontée au silence de la méditation, dans une méditation plus poétique que mystique. Ainsi, un Dieu pantocrator qui gouvernerait la nature et les eaux. D’ailleurs, on reconnaît très nettement La Tempête.

Comme chacun sait, la méditation et l’eau sont unies à jamais.

Et je pourrais poursuivre en faisant état de mon cheminement de lecteur, en dialoguant au sujet des eaux, avec les Cinq Grandes Odes, et repérer ici ou là, les eaux bachelardiennes qui m’ont toujours été un rêve personnel. N’oublions pas que Melville est célèbre pour son récit maritime qui met en scène une quête d’absolu mortelle et magnifique, angoissante et dense. Donc, Melville est l’auteur sans contestation possible qui règne parmi les plus grands de notre panthéon littéraire. Pour preuve et pour conclure, je citerai : 

Chaque fois que je sens l’amertume torde mes lèvres, chaque fois qu’un novembre humide et bruineux règne en mon âme, chaque fois que je me surprends en train de m’arrêter à mon insu devant des magasins de cercueils et de rejoindre le premier cortège funéraire que je croise, et surtout quand le cafard m’étreint si fort que seul un puissant sens moral m’empêche de descendre d’un pas résolu dans la rue pour faire valser méthodiquement les chapeaux des passants – j’estime alors qu’il est urgent de prendre la mer dès que possible.

 

Le poète de la relation

 

Aborder Baudelaire aujourd’hui relève d’un processus de lecture à la fois académique et personnel. Pour ma part, je ferais de ce livre Ainsi parlait Charles Baudelaire, une lecture personnelle et en quelque sorte au carré. En effet, on ressent nettement que Yves Leclair, le poète qui a collationné ces citations avait son propre Baudelaire en tête. Et donc pour ce qui me concerne, je ne peux que faire une lecture de la lecture, me refaire mon propre Baudelaire dans le Baudelaire d’Yves Leclair. 

Je dirais qu’il s’agit en quelque sorte de chercher « un poisson soluble », c’est-à-dire l’idée qui aimante et fait axe dans ces textes et les rend cohérents, et voir comment cette idée abstraite éclaire le mystère du texte. J’y ai vu une cristallisation autour de grands thèmes, celle de la relation de grands thèmes : relation du texte et de l’amour, relation du texte et de la mort, où s’articulent le discours poétique et les femmes, ou encore la relation du poème avec la beauté. J’affirmerais même que la beauté a été mon poisson soluble, la cheville ouvrière qui m’a ouvert à la compréhension esthétique de ce corpus complexe, ce poisson qui s’est défait dans les eaux profondes du texte baudelairien. Et cela n’a pas annihilé la dimension d’angoisse, de la densité de l’anxiété du poète, qui d’ailleurs fait appel plus à Dionysos qu’à Apollon. 

Et par le hasard des contingences, je lisais le De profundis d’Oscar Wilde et l’un de ses Essais, au moment où j’ai reçu ce livre intéressant que publie Arfuyen, et qui m’a permis de lire « au carré » cette belle littérature britannique. Cela pour évoquer la filiation du poète français avec la modernité littéraire et dont l’influence va peut-être très vite vers Wilde, Verlaine, et qui sait ? vers Nietzsche. En tout cas, je retrouve cette activité de dandy créateur à égalité dans le Wilde souffrant en prison et le Baudelaire opiomane. 

La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature.

Ou encore

Sur un fond d’une lumière infernale ou sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sulfureux, rose (le rose révélant une idée d’extase à la frivolité), quelquefois violet (couleur affectionnée des chanoinesses, braise qui s’éteint derrière un rideau d’azur), sur ces fonds magiques, imitant diversement les feux de Bengale, s’enlève l’image variée de la beauté interlope. Ici, majestueuse, là légère, tantôt svelte, grêle même, tantôt cyclopéenne ; tantôt petite et pétillante, tantôt lourde et monumentale. 

Et là se situe bien mon Charles Baudelaire, calme dans sa vie tumultueuse, fort et âpre, quand par ailleurs j’aime tant voir l‘homme derrière le poème. Du reste, et pour conclure, je dirai que le poète a eu une importance considérable dans ma vie, car lors de mon premier voyage hors du continent européen, j’avais pour seul livre dans mon bagage Les Fleurs du mal. Et ce livre a correspondu exactement à la violence de ce séjour en terre nord-africaine. Je me suis donc épris moi aussi depuis de beauté, et fais du poème une hantise. Et c’est avec le poète des Paradis artificiels que je fermerai cette chronique.

La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable.

Ainsi parlait Charles Baudelaire, conception d’Yves Leclair,
éd. Arfuyen, 2018, 14€




Pierre Dhainaut, État présent du peut-être

Il faut saluer la naissance de la nouvelle maison d’édition de Mathieu Hilfiger, Le Ballet Royal, inaugurée par le très beau livre de Pierre Dhainaut : État présent du peut-être. Déjà l’objet-livre, au design sobre et élégant, suscite le désir de lecture. Ce livre est composé de trois mouvements (« Suite sans titre », « Un temps de dédicace », « L’école du large ») en correspondance admirable avec l’aquarelle de la couverture peinte par Caroline François-Rubino, toute en légèreté de touches qu’on dirait de pur souffle. 

Pierre Dhainaut, État présent du peut-être, Le Ballet Royal, 2018

Pierre Dhainaut, qui a récemment publié un autre livre avec Caroline François-Rubino (Paysage de genèse, Voix d’encre) et des poèmes dans le numéro 72 de Diérèse, semble avoir trouvé en cette artiste une forme d’alter ego peintre, tant poésie et peinture échangent ici une réciprocité de preuves sous le signe de l’aquarelle, vocable apte à définir aussi le travail de l’écriture. 

Au centre du livre, l’expérience de la « nuit », mais pas n’importe quelle « nuit » : « ‘la nuit des temps’ // celle qui a rendu la neige obscure / la mémoire impuissante à la ressusciter » (p. 9), « la nuit, la nuit sans rémission » (p. 17). Tout le livre est tendu vers le dépassement de « l’épreuve » (p.14) de cette « nuit » ontologique. Tout d’abord par le risque d’un accord précaire de la « nuit » et de la « neige » : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble » (p. 9), comme le suggère déjà le vers initial de ce livre qui n’a peut-être pas de plus intense désir que celui de « transmettre / au plein jour une âme, une poignée de neige » (p. 15). Mais pour que l’accord de la « nuit » et de la « neige » puisse être trouvé, il faut pour Pierre Dhainaut que ce soit un « enfant » qui le formule : « ‘Neige’ et ‘nuit’, les deux mots ensemble, / selon cet ordre ou l’ordre inverse // qu’un enfant les répète, ils se confondent, / leur murmure envahit les chambres, // s’unit au silence et l’aimante » (p. 9). On retrouve ici la place centrale de « l’enfant » salvateur dans la poésie de Dhainaut. La « main » du poète « tremble » toujours dans une main d’ « enfant », et ce tremblement les unit au plus profond : « Tu te penches, il est là l’enfant que tu évoques, / ta main tremble en la sienne » (p. 28). L’ « enfant », qui pour Pierre Dhainaut et Yves Bonnefoy « porte le monde » (Dans le leurre du seuil), est aussi celui qui donne le sens et le rythme, c’est-à-dire l’origine même de la poésie. Ainsi de la « petite fille », figure initiatique qui joue de la « marelle » : « la petite fille / en sautant de l’un à l’autre évitait de frôler / les bords, trébuchait, repartait, variant le rythme, / quelques minutes, une journée entière / et tous les jours, elle se croyait au paradis » (p. 25). C’est aussi « l’enfant » qui guide Pierre Dhainaut vers le foyer incandescent de son œuvre – « l’écoute », franchisseuse de « nuit » par excellence : « la profondeur noire, est-elle noire / puisqu’il (l’enfant) écoute ? » (p. 19). Pour que la « nuit » soit non pas abolie mais « réapprise », il importe que le poète soit un être d’ « écoute » : « Nous réapprendrions / la langue des nuits ou des souffles / comme des yeux ne s’appuyant que sur l’ouïe » (p. 21). Dhainaut est ici au plus près du beau titre de Claude Vigée : Apprendre la nuit (Arfuyen, 1991). Pour Dhainaut, il y a une consubstantialité féconde et bénéfique de la poésie et de « l’écoute », comme le suggère déjà la quatrième de couverture : « Elle (la poésie) instaure dans le temps mesuré, morcelé, de nos existences celui d’une écoute incessante ». Aussi Dhainaut fait-il partie de cette famille de poètes, de Rilke à Bonnefoy, que j’ai pu appeler « poètes de la clairaudience »[1]  ((Michèle Finck, Épiphanies musicales en poésie moderne, le musicien panseur, Champion, 2014. Pour Dhainaut, voir en particulier la page 13.)). Ce n’est que sous le signe de cette triade – « la neige », « l’enfant », « l’écoute »- que le poème selon Dhainaut peut naître de la « nuit » elle-même : « De la nuit un poème émane, saurait-il / comment, il n’en dirait rien, / il ne veut pas savoir où il se rend, / l’infini lui réclame un visage en confiance, / un visage d’enfant » (p. 23). Mais pour que poésie il y ait, il faut ici selon Dhainaut que le poème tende vers ce qu’il nomme, avec Bonnefoy, « le simple », et qu’il se ressource sans cesse dans l’intervalle des blancs, par où les mots respirent. À cet égard, le travail des blancs dans l’écriture de Dhainaut entre en correspondance avec les blancs interstitiels de l’aquarelle en couverture de Caroline François–Rubino. Ce n’est que trempé dans le « simple » et le silence du blanc, que le poème, si frêle soit-il, a le pouvoir d’’ « écarter les murs », comme l’exprime un des plus beaux poèmes du livre, tercet admirable : « si frêle, un poème / écarte les murs, / dehors le lierre approuve » (p. 45).

Encore faut-il réfléchir au titre fertile de ce livre : État présent du peut-être. La quatrième de couverture éclaire ce titre de façon intense et elliptique à la fois. Pierre Dhainaut y dissocie la « poésie » du « poème », pensant (avec d’autres) que la « poésie » est plus que « les poèmes » qui lui accordent « l’hospitalité » : « La poésie en acceptant l’hospitalité des poèmes s’y ressource, s’y ravive, elle ne déserte que ceux qui ont la prétention de la retenir. » S’impose ici une ouverture sur la fécondité du « peut-être » dans la poésie contemporaine, qui est avant tout une poésie du « peut-être ». Que l’on pense au « récit en rêve » d’Yves Bonnefoy « deux musiciens, trois peut-être » ou à l’approche de Claude Vigée selon qui « peut-être » est l’un des « noms » de « la présence de Dieu »[2] ((Sur le « peut-être » en poésie moderne et contemporaine, voir Michèle Finck Poésie moderne et musique, ‘vorrei’ et ‘non vorrei’, Essai de poétique du son, Champion, 2004, p. 369-372.)). À cet égard Pierre Dhainaut, dans sa rayonnante quatrième de couverture, propose une des définitions les plus exigeantes de la poésie : « La poésie est le ‘peut-être’ toujours en devenir, les poèmes, de livre en livre, de porte en porte, en proposent un ’état présent’ provisoire, lui aussi mobile ».




Pierre Dhainaut, Un art des passages

« C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. Ce « recours au poème », Pierre Dhainaut l’explicite dans un livre rassemblant à la fois des poèmes inédits et des textes qu’il a publiés, au fil du temps, dans différentes revues littéraires.

Le poète du Nord, aujourd’hui âgé de 82 ans, nous livre par bribes les ressorts de sa démarche poétique engagée sous les auspices du surréalisme, mouvement dont il s’est progressivement détaché.

J’ai peu à peu compris que l’approche d’une parole juste nécessitait la contestation de ce à quoi j’avais adhéré.

Cette « toute puissance du langage », Pierre Dhainaut estime qu’en réalité elle « fonctionne à vide ». Et il ajoute même : « Que devient l’ambition de changer la vie au moyen de poèmes s’ils n’agitent que des fantasmes ? ». Pas question, donc, de laisser « le beau langage » nous « étourdir » car « que vaudrait un poème s’il occultait ce qui nous oppresse, nous diminue ? »

Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros.

Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros.

Pierre Dhainaut est du côté du réel, du côté de la vie (« Plus je vais, moins je tolère un art qui tournerait le dos à la vie »). S’il réfute la place trop importance qu’on accorderait à l’imagination, il met tout autant en garde contre une subjectivité débridée. « La poésie n’obéit qu’à sa propre urgence. De mes émotions, de mes indignations, elle tire parti, elle les transmue ». Evoquant sa mère et les fleurs sur lesquelles elle veillait, il peut ainsi noter :

Ce qui nous tient à cœur, le poème ne le dit qu’à sa manière, détournée.

Pierre Dhainaut croit à « l’influence bienfaisante du poème ». Pour lui, « est poète celui qui accepte de balbutier ». Comme lui-même l’a sans doute fait en privilégiant la forme poétique du fragment. L’auteur ne dit pas que « la poésie sauvera le monde » (Jean-Pierre Siméon). S’il note qu’elle est « la mal aimée, la délaissée », il estime malgré tout que nous n’avons pas à la défendre.

Nous ne convaincrons jamais ses détracteurs : insoumise, elle est la vie même.

D’où sa curiosité sans failles pour tous ceux qui, malgré des vents contraires, ont eu comme lui recours au poème : Tristan Tzara, Gérard Bayo, Max Alhau, Yves Bonnefoy, Nicolas Diéterlé… Sans parler de son admiration pour les artistes car, dit-il, « la peinture et la poésie ont les mêmes exigences ». Il s’attarde donc sur les œuvres d’Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier

La peinture à chacune de ses apparitions, en nous obligeant à réinventer le regard, nous oblige à réinventer notre emploi du langage.

En vieux sage, séduit lui aussi par un certain Orient littéraire à la forme brève, Pierre Dhainaut peu ainsi écrire :

Trois vers suffisent
à l’essor des poèmes
ils sont tous au long cours.




Chronique du veilleur (30) – Pierre Dhainaut, Un art des passages

Pierre Dhainaut s’est toujours tenu sur un seuil. De là, il regarde vers le ciel, le grand large, l’infini. « Nulle part notre lieu, mais un poème en est la porte. »  Un art des passages, qui rassemble articles de critique parus en revues et poèmes, nous dit, d’une voix forte et généreuse, la confiance que la poésie instaure entre l’écrivain et son lecteur, l’air pur qu’il lui offre de respirer : « C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. »  L’idée centrale de sa pensée est que « les poèmes sont des avancées, ils n’ont de valeur que s’ils nous incitent, auteurs et lecteurs, à poursuivre. » Pierre Dhainaut suscite et accompagne la plus belle des aventures, celle du poème en allé, toujours en train de naître :

Aurait-il atteint le bord, un poème
persiste à chercher la syllabe
qui le fera retentir, irradier :
il s’apprête à rejoindre
ce lieu où les mouettes sont plus blanches,
où il pourra parmi tant d’autres
exalter la parole,
parfaire une naissance…

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble

Pierre Dhainaut, Un art des passages, L'herbe qui tremble, 19 euros.

C’est ainsi qu’il n’y a jamais de chute dans un poème, car rien ne retombe, rien ne se ferme. Les poèmes, nous dit Pierre Dhainaut, sont « ascensionnels », « ils nous redressent, nous regardons par les fenêtres. » Quel sera  leur destin ? Qui peut savoir ? Le poète n’en est que le transmetteur, celui qui délivre ces messages, en partie secrets, que d’autres auront à transmettre à leur tour, dans le bonheur partagé d’une contemplation de beauté. L’œuvre n’est donc pas très différente de la vie même, elle est appelée à avancer, à vibrer, à suivre une route d’air et de souffle.

La suite intitulée, comme ce livre, « un art des passages » semble, à la fin du volume, inscrire une manière de testament au soir d’une existence tout entière vouée à la poésie, « dans la lumière inachevée » :

Tant que s’éclairent, d’accord,
un poème, un visage,
la mort n’a rien à dire.

Ne transmets qu’une esquisse,
laisse au poème
le soin d’aller plus loin.

Comme un parfum une âme,
d’un poème à l’autre
notre haleine est libre.

Les admirations esthétiques et littéraires de Pierre Dhainaut sont multiples et paraissent toutes se compléter, en allant dans une même direction, celle de la beauté et de l’absolu. Je ne citerai que cette phrase d’un article consacré au tableau d’Alfred Manessier, Blés après l’averse, contemplé dans le Musée d’art contemporain de Dunkerque, la ville où habite Pierre Dhainaut :

La beauté n’est pas ce refuge où nous nous arrêterions pour savourer nos traces, apaiser nos peurs, nous retrancher du monde, elle est ce qui, ne s’accommodant d’aucune trace, surmonte la peur, mobilise le meilleur de nous-mêmes, en permanence aux limites de nous-mêmes.

Le meilleur du grand poète Pierre Dhainaut se trouve, n’en doutons pas, dans Un art des passages, et nous lui en sommes très reconnaissants.




Un éditeur et ses auteurs : L’HERBE QUI TREMBLE avec Isabelle Levesque, André Doms, Pierre Dhainaut, Horia Badescu, Christian Monginot.

 

 

Isabelle LEVESQUE : Nous le temps l'oubli.

 

Curieux titre par son absence de ponctuation comme si Isabelle Levesque souhaitait ainsi signifier que le temps et l'oubli étaient constitutifs des hommes et des femmes en général ou d'une expérience existentielle particulière. Le début du livre est d'un accès difficile, les poèmes apparaissent rébarbatifs : empilement de mots, mélange de caractères romains et italiques sur lequel butte le lecteur, titres qui suscitent l'interrogation… Mais très rapidement, on est pris au piège d'un univers linguistique singulier… Peu à peu les choses se précisent malgré une langue trouée par l'absence d'articles, de sujets, des phrases nominales ou qui ne se terminent pas. Malgré le chaos apparent des mots : "Ta peau rumine à corps se rue, je suis là" (p 22), un  tu qui devient parfois de plus en plus présent. Une femme écrit "Tu es vivant" (en italiques dans le texte, comme pour attirer l'attention, p 25). Ce recueil serait le dialogue imaginaire entre deux amants ? Le rythme heurté du poème serait le reflet du souffle saccadé des corps amoureux… Étrange harmonie imitative, étrange mais juste. Un vers comme "Je tentacule, tu monstres court" (p 28), on imagine les corps, n'est pas sans rappeler Henri Pichette qui écrivait (à la fin des années 40 !) ces mots : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…". Ailleurs, Isabelle Levesque revisite des expressions toutes faites et les adapte à son propos, ainsi avec ce vers "Rien pour martel en tête" qui n'est pas sans faire penser à ces mots avoir martel en tête. Ailleurs encore, "plus peur" semble avoir été écrit par Valérie Rouzeau dont on se souvient du "pas revoir"… Isabelle Levesque semble se raconter une histoire au fil de ses poèmes déchiquetés par le travail sur la langue commune. Ça rebondit d'un  poème l'autre, ce qui ne va pas sans une certaine obscurité dès lors qu'il s'agit de "comprendre" le poème pris isolément. Quand elle écrit ce vers "Faire des phrases, vraies" (p 75), Isabelle Levesque reconnaît ce que son écriture a de déconcertant. Mais à lire de nombreuses fois le mot or (sous ses deux orthographes identiques mais avec deux sens différents) dans ses poèmes, on finit par se demander si elle ne cherche pas l'or du temps… Mais ce qui est à retenir (et qui donne tout son sens à ce livre, me semble-t-il) c'est le vers final suivant : "Nous fûmes Adam et Ève" (p 102)…

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André DOMS : Entre-temps.

 

Dans ce recueil de poèmes en prose, André Doms (il est né en 1932) décrit la vie alors que le grand âge l'a rattrapé. Mais nulle acceptation plus ou moins complaisante, nul retour vers le passé ; au contraire, à chaque poème éclate le goût de vivre pleinement tout en s'interrogeant. Le poète est au meilleur de son écriture : ce livre est très construit, 9 parties qui regroupent chacune 11 ou 9 poèmes et qui sont séparées par la reproduction de gouaches de Roger Bertemes  (si l'on ne compte pas le poème liminaire et celui de la fin…). Les mots rares abondent (étymon, scapulaire, sphinge, asymptote, aphasie, arénicole, stolon, héliogabale, anophèle…). André Doms apporte la preuve non seulement qu'il écrit mais qu'il croque la vie à pleines dents : "Seul vaut le risque du cœur qui s'emballe, rugit, fibrille à la joie d'être plus que sa peur". Ce risque prend diverses formes : la lucidité, l'amour, la description acide du monde contemporain et l'engagement … La lucidité, on la trouve dans ces bribes : "Où en suis-je de ce temps qui s'ennuage, n'avance qu'en moi ? Et la parenthèse y est chimère" ou "Mais j'ai peur du caillot qui bloque l'artère, des clés qui bouclent la phrase : ils amortissent"…  L'amour : André Doms dédie son recueil à Hélène, celle qui conjugue [son] verbe ébloui,  il l'interpelle dans ses poèmes : "Que vivrons-nous, mon amour…". Il se révolte contre ce que le monde est devenu, il ne manque de mots très durs pour stigmatiser le présent (non qu'il soit passéiste mais cette société lui répugne) et il ajoute "Me sait-on la dent dure dans le pain quotidien, le vin qu'on trafique et la langue qui ment ?"  C'est que le monde se définit par ses démons et ses gros sous !  Ne reste alors que l'amour, pour les hommes de bonne volonté. Et le désir amoureux. Mais là où Doms est le plus surprenant, c'est dans son engagement (et tant pis pour ce mot démonétisé) : il ne manque pas de dédier un poème à Mahmoud Darwich, faisant ainsi preuve d'une belle indépendance d'esprit ; il écrit ces mots révélateurs : "Quant à l'homme, en temps compact, j'abrège : passé de juif à génocidaire…".

En dépit de son aspect parfois crépusculaire, Entre-temps est un livre étonnamment jeune, résolument moderne : André Doms a conservé intactes ses facultés d'émerveillement et d'indignation.

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Pierre DHAINAUT : Voix entre voix.

 

Ce titre est apparemment sibyllin, voix se terminant par la lettre x, on ne distingue pas le singulier du pluriel. Peut-être la voix du début est-elle celle du nouveau-né alors que les voix de la fin du titre seraient celles des adultes ? Peut-être. D'ailleurs, au long de ce recueil, Pierre Dhainaut fait allusion, ou plutôt dit clairement : "mais la voix manque" dans Préliminaires (p 12), alors que plus loin (p 29) il parle de "ces voix surtout qui lui sont vite chaleureuses". Ainsi le titre s'éclairerait-il…

Comme souvent depuis plusieurs livres, Pierre Dhainaut fait suivre ses poèmes de notes très libres dans lesquelles il réfléchit à ses poèmes et aux circonstances qui les ont fait naître. Ici les premiers sont regroupés dans Échographies (I) alors que les notes sont intitulées Échographies (II). Dans ces dernières, Pierre Dhainaut s'interroge sur cette naissance d'un enfant différent en même temps que sur l'écriture poétique. Il explique qu'il ne faut "rien exiger des poèmes avant de les écrire, [mais] exiger de nous d'être assez généreux afin qu'ils adviennent" (p 30). Il a ce mot heureux : "Une annonciation, le poème, il dirait de quel dieu, ce ne serait plus un poème" ; tout est alors dit, il n'y a pas de définition préconçue du poème, de sens donné d'avance. C'est ainsi une définition de la poésie qui se construit peu à peu : "Rebelles, les mots, ils mettent en branle un mouvement qui ne coïncide jamais avec ce que nous avons la prétention de dire, ne les refusons pas, acceptons qu'ils nous surprennent, acceptons de leur obéir…" (p 33). Leçon de modestie et de liberté. D'où l'attention portée à l'écoute : des mots du poème, de ce que "dit" le nouveau-né… "Inlassablement les poèmes recherchent une voix perdue" (p 39).

Cependant ces notes ne sont pas placées en fin de volume mais entre les deux suites de poèmes qui constituent les sections 1 et 3 du recueil ; donnant ainsi un sens particulier à la préposition entre et au titre. Ce qui amène le lecteur à s'interroger sur la voix comme sur les voix… Si les poèmes dans la première section restent centrés sur cette naissance, s'ils disent pudiquement la différence, ceux de la troisième et dernière section, intitulée justement "L'approche autrement dite" constituent une suite de quintils qui expriment le monde (et singulièrement la nature) : le poète, après l'épreuve, retrouve le calme et l'alliance : "si calme / le battement du cœur, / tu es d'accord".

La couverture est d'Anne Slacik, tout comme les trois peintures reproduites à l'intérieur qui débutent les trois sections du livre. Plutôt que de simplement remercier Anne Slacik, Pierre Dhainaut publie en fin de volume un véritable article qui met en lumière les correspondances entre ces peintures et ses propres poèmes : "Anne a peint ce que je cherche à entendre à travers les poèmes".

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Horia  BADESCU : Roulette russe.

 

Horia Badescu est un poète roumain francophone, ce qui explique sa présence dans le catalogue de nombreux éditeurs français ou belges. L'Herbe qui tremble publie aujourd'hui ses récents poèmes sous le titre de Roulette russe. Mais il est né en 1943 et ces poèmes ont une tonalité particulière, un curieux mélange de pessimisme et de réflexion… Tout le monde (ou presque) connaît la roulette russe, ce jeu qui courtise la mort, en usage chez les officiers russes du passé : un  revolver est chargé d'une cartouche dans le barillet qui est aussitôt tourné afin que le joueur ignore la position du projectile. Puis celui-ci appuie sur la détente après avoir pointé l'arme sur sa tempe ; il a une chance sur six de mourir. S'il ne meurt pas, la partie continue avec un autre joueur. Ce jeu témoigne, au-delà du risque encouru et de son aspect psycho-pathologique, d'un certain détachement affiché à l'égard de la mort… Les esprits forts ou chagrins pourront ironiser sur Horia Badescu : il a une belle carrière professionnelle derrière lui, il a publié une cinquantaine de livres (en roumain ou directement en langue française), son roman Le vol de l'oie sauvage a été traduit en français par Gérard Bayo et publié chez Gallimard… Mais il n'y a rien de morbide dans Roulette russe qui est traversé, au contraire, en quelque sorte, par une veine jubilatoire et un amour de la vie inextinguible. "Ce n'est pas la sagesse / qui s'accroît en vieillissant / mais l'obstination" écrit-il dans un beau poème. On serait alors tenté de croire qu'il s'agit de l'obstination de vivre… D'où cet amour de la vie… Le lecteur athée pourra refuser des vers comme "toi qui ressusciteras un jour", "l'ange qui va t'annoncer que ton âme / est bénie", "nous, Dieu, l'éternité…" ou de simples mots comme l'âme… Il pourra objecter la complexité de la matière, la vie sur cette planète, un accident qui mérite d'être pleinement vécu, etc… Éternel débat entre celui qui croyait au ciel et celui qui n'y croyait pas ! Peut-être même se souviendra-t-il que, dans le langage courant, la roulette russe désigne une décision cruciale accompagnée de risques importants. Voilà qui relativise énormément cette position religieuse…  Reste la mort qui arrive tôt ou tard pour clore l'accident, avec ce qu'elle a d'inacceptable et de scandaleux contre quoi l'homme se révolte car la sagesse ne s'est pas accrue avec le temps. Restent ces constats quotidiens  dont le moindre n'est pas rien d'autre que du silence (p 38) que tout le monde peut partager. Reste ce jour qui "est toujours le premier", qu'on soit athée ou croyant !

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Christian MONGINOT : Le dit de l'horizon.

 

Le dit est un poème narratif écrit à la première personne, destiné à être récité et qui remonte au Moyen-Âge. Le titre présente le thème du poème. Le dit de l'horizon semble être une exploration/découverte du monde. Par l'écriture poétique certes. Mais on sait depuis longtemps que la démarche poétique et la démarche scientifique peuvent aboutir au même résultat (à condition d'être sérieux avec l'objet de ses rêves, du moins avec les moyens donnés à sa démarche)… Le but étant le même : la compréhension du réel. Le ton de Monginot se fait volontiers rimbaldien : "Le réel ! / L'étreinte ! / L'éternité retrouvée !" (p 13). Mais interrogation sur l'écriture aussi, sur l'écriture comme moyen. D'où  ces références au "rectangle de la page", au "puits dévoreur de mots"  (p 14). Si la tonalité de ces poèmes est descriptive, c'est qu'il s'agit de saisir précisément le réel (du monde et de l'écriture), ce qui amène le poète à se répéter comme dans ces vers : "Ici est hésitant, / Ici est une hésitation…" (p 17). Démarche difficile qui se traduit par le dédoublement de l'expression ("Des mêmes murs viennent / Les mêmes questions, / Et des mêmes questions, / Les mêmes murs…", p 22). Dédoublement qui est la métaphore de ce tu qui remplace le je du dit : qui est ce tu auquel s'adresse le poète, le tu écrivant ou le tu observant ? Dédoublement qui se poursuit jusqu'à la dernière page et qui donne son unité au recueil… Dans le poème Bruits, les activités humaines deviennent une liste, le vers disparaît…; à nouveau la dualité du monde réapparaît. L'ange est le nom qui pourrait être donné à l'absence contre laquelle se bat Christian Monginot, l'absence ou le néant ou le vide ou le non-sens dans sa lutte à trouver du sens à la vie. Le poème est alors la trace  de cette bataille, le poète est en permanence sur la corde raide. Poésie métaphysique donc, difficile à suivre dans sa tentative d'approche du réel. Ce qu'écrit Christian Monginot, c'est l'étrangeté d'être au monde : "Toi, un dehors t'est donné, un corps, un voyage, / L'intimité de la poussière, une vie ; // Tu ne peux plus entrer ni sortir, / Juste écrire…" (p 49). L'horizon annoncé par le titre du recueil  n'apparaît que dans un poème aussi intitulé Horizon mais c'est pour souligner l'attente ("Dans la pénombre où tu t'attends")  et le poète le dit longuement : "Ta ligne au loin, / Ombre et lumière, / Le long de laquelle s'enfuit / Cette pointe de vide à quoi se résume / La maigre paix de n'être rien, / Dessine  comme un  principe de nudité, / Aussi précis et strict que le premier…" (pp 50-51). L'écriture est alors "Lettre d'un désir vide jetée vers toi par l'horizon"  (p 78). Le poète n'est "qu'un trou de parole dans l'être" (p 89). Mais s'il n'y avait qu'un  seul poème à retenir de ce recueil, un seul poème qui résume admirablement la démarche de Monginot en ce qu'elle aboutit, ce serait Secret (pp 105-106).

On appréciera ou non cette poésie dont il faut remarquer l'aspect obsessionnel et répétitif, mais elle a le mérite d'être. Car la langue est malade. Le dit de l'horizon est l'exact opposé des délires technocratiques des experts, des économistes bien en cour et des politiques au pouvoir. Mais peut-être est-il vain de vouloir parler de ce livre ?

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Les livres des Éditions L'Herbe qui tremble peuvent se trouver dans les bonnes librairies et on peut commander directement chez l'éditeur (25 rue Pradier. 75019 PARIS) ou sur le site www.lherbequitremble.fr.

 

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A propos de Pierre Dhainaut

En remontant dans les archives de Traversées j’ai retrouvé un numéro de la revue consacré au poète Pierre DHAINAUT (n°49 / Hiver 2007-2008).

[Au passage, l’on se dit que l’Éditorial  signé alors de Véronique DAINE (Belgique) et qui soulignait la nécessité et l’urgence de porter regard à cet Autre poussé et délaissé dans la Précarité dans tous ses éclats dévastateurs et ce, jusqu’aux derniers retranchements, jusqu’au renoncement –on se dit que cet Éditorial laisse à réfléchir au vu de sa continuelle actualité en… 2014…].

Revenant donc au n° 49 de Traversées intitulé Pierre DHAINAUT et alii –un exemplaire ravivant les tiroirs de la mémoire- je me suis longuement arrêtée sur les pages intitulées ‘Une école des rivages’ suivant l’expression du poète – j’ai voyagé dans ces pages pour y revenir et y revenir encore, et en noter par intermittences comme des impressions –des réflexions aussi peut-être- que m’inspirait la poésie de Pierre DHAINAUT. Si je devais choisir quelques mots évocateurs pour moi de la poésie de l’auteur de Mon sommeil est un verger d’embruns (1961) je choisirais ceux de mouvement, exigence, souffle, partage. Et c’est dans la mesure où ce sens de partage est particulièrement sensible dans l’univers et pour le poète Pierre DHAINAUT, que rebondir même timidement, en tout cas humblement sur la plage de son école des rivages, m’a semblé pouvoir être porté.

Non, nous n’initierons pas les enfants à la poésie, comme c’est devenu l’usage dans nos écoles, par l’intermédiaire des seuls jeux verbaux. Certes, le nombre de syllabes ou la reprise de quelques sonorités participent à la naissance, à l’expansion d’un poème, ils lui sont consubstantiels, mais en les isolant on en fait des procédés, on s’en tient au langage, et l’on oublie que l’exigence de l’écriture ne consiste pas en la fabrication d’un objet, elle est bien plus vaste. L’écriture, une école des rivages : le poème n’est si ardent, il n’est juste que s’il se porte et nous porte hors de lui. (Pierre Dhainaut)

L’auteur  du recueil Le don des souffles (Mortemart, Rougerie ; 1990), s’il OUVRE le poème conçu tel un souffle dans un appel d’air lui-même ouvert par l’absence d’inscription sur la page (Une école des rivages)- OUVRE dans un même élan d’écritures (de la vie courante et de la vie écrite/sans cesse à écrire) une terre d’accueil et de recueil où le partage est un des maîtres-mots.
 

Le poème n’en est pas un, qui a la prétention de se suffire.
 

Rendre les mots moins lourds, moins opaques, et ne penser qu’à eux dans cette tâche, mais que serait le poème s’il les gardait pour lui, s’il ne nous rendait pas, auteurs ou lecteurs, un peu moins lourds, moins opaques, nous aussi.

Quête existentielle ici du poème, vitale pour le sujet qui l’instaure au centre de son expérience personnelle sociale à partager en terre de vie, de poésie –de poéVIE. La poésie ici n’est pas aux prises avec un horizon spéculatif mettant l’accent de façon emphatique sur sa vocation ontologique, ni enfermée dans une vision sacrale, logolâtrique l’instaurant gardienne d’un  monde parallèle à l’intérieur d’une tour vide dont elle serait la seule instauratrice parce que non ouverte au Dehors, au rythme de la vie, à sa densité expérimentée chaque jour et sans cesse éprouvée, donc exposée à ce qui est autre qu’elle-même et dans les faits la nourrit. La poésie chez Pierre Dhainaut est poéthique, formant une existence à la fois lyrique et poétique –ce que Jean-Claude PINSON nomme : «l’habitation poétique».*

Plus que son auteur, le poème est un hôte : quand lui ressemblerons-nous ? questionne Pierre DHAINAUT dans Une école des rivages. Et pour cela, l’effacement de soi au service du poème est indissociable de sa genèse et de son accouchement ; par-delà de son expansion et de ses résonances ; de la pérennité vivante de sa parole et de l’immuable allié à l’éphémère qu’elle nous porte. C’est pourquoi Vers après vers, l’espoir se ravive, celui de renaître, renaître en éphémère. Poésie papillon du jour renaissant Phénix de ses ailes perpétuellement à éployer.

L’insistance de P. DHAINAUT à rappeler le nécessaire retrait de la personne de l’auteur, du nécessaire oubli du souci de soi au service du poème (On veut s’affirmer, puis on veut s’effacer, on s’accorde alors trop d’importance : ce qu’il convient de réduire, quelles que soient nos activités, le souci de soi) -ouvre ce dernier à la respiration dont l’espace se forme au rythme de ses propres pulsations. Ainsi les Entrouvertures (titre d’une série de septains  publiés dans ce n°49 de Traversées) sont-elles assurées au sein d’un espace-temps où instant et durée donnent à vivre un temps vécu sans cesse à renaître (L’instant et le durée sont égaux, sont eux-mêmes, au présent du poème). Ces Entrouvertures ouvrent à cette passion de la patience. Entrouvertures également offertes à l’œuvre inachevée : Je m’étais dit : le jour où je serai certain d’avoir vraiment écrit, non pas un livre, mais une phrase, une seule, je pourrai m’arrêter, je n’aurai plus rien à prouver, je saurai mieux vivre. Bien sûr, ce jour n’est pas venu. Il ne pouvait venir. Il ne viendra jamais. A peine esquissée, une phrase en désire, en suscite une autre, encore une autre… Commencer à écrire, commencer sans cesse, entrer dans l’inachevable. Mais cet inachevable ne cède en rien à la stérilité d’une stagnation : le poème s’écrit, se transmue, se transmet dans la progression (poème qui progresse en essaimant).

On aura compris que ces pages de Pierre DHAINAUT dressent une sorte d’art poétique, indissociable d’un art de vivre ; mais elles expriment aussi la singularité de la poésie de DHAINAUT.

Je ne citerai pas davantage ces pages de L’école des rivages (on aura noté le pluriel des rivages, de mot en mot, le sens se libère, la résonance, tout se dit au pluriel) –je ne citerai pas davantage de ces bribes, sinon à prendre le risque de tout reproduire ici.

Tant le poète nous parle, tant il résonne –pour qui l’écoute, pour qui a gardé cette vertu d’accueil et cette force augurale vécues pleinement au pays de l’enfance livrée aux souffles pluriels des émotions, furtives mais fortes, passagères mais intensément immuables. Permanence de la parole du poème.