LE POETE EST UN VIGNERON        

  

         A peu près tout le monde admet que la créa­tion poé­tique con­naît deux étapes : celle que Jacques Ran­court appelle  la dis­trac­tion pour laiss­er venir les mots de tous hori­zons  et celle de l’at­ten­tion pour,  je le cite à nou­veau, assur­er  le fil­trage néces­saire à l’émer­gence d’un poème cohérent.  Fil­trage : voilà,  déjà, on en con­vien­dra, un mot com­mun au poète et au vigneron.

 

         Les lignes qui vont suiv­re ont pour seule ambi­tion de témoign­er d’une expéri­ence, certes longue de près de 45 ans, mais qui n’a pas du tout la pré­ten­tion d’ériger des dogmes ou de fix­er des règles.

 

         Pour faire clair, j’userai ici d’une vaste « métaphore filée »,  en rap­prochant de très près le tra­vail du vigneron et celui du poète.

 

         Mal­gré d’év­i­dents pro­grès tech­niques récents, il y a pas mal d’im­pondérables dans la réus­site du tra­vail du vigneron : le sol, l’en­soleille­ment, la grêle, les insectes par­a­sites, la pluie, le gel, la sécher­esse. Mais un jour d’au­tomne, mû par une mys­térieuse intu­ition, le vigneron décide de ven­dan­ger. Vous me direz qu’il y a dès dates légales aujour­d’hui pour cela. Oui, mais pourquoi Jules s’est-il pré­cip­ité le 10 octo­bre alors que son voisin Alfred atten­dra le 20 ? Il y a la une part d’in­stinct, d’in­tu­ition.  De jaillissement.

 

         Or, si l’on admet, avec Georges Thinès, que le poème est la pierre soudain affleu­rante d’un vaste rocher intérieur per­ma­nent qui reste caché sous le sol et qui est la médi­ta­tion du poète avec lui-même, le poète, lui aus­si, fait jail­lir le moment poé­tique ou plus sou­vent, il est guidé par les mots dans sa quête intérieure.  Pour évo­quer Valéry, la nais­sance du poème voit  un élé­ment de forme s’in­scrire soudain dans l’e­space intérieur.  Lais­sé en quelque sorte à lui-même, cet élé­ment formel va se ram­i­fi­er, s’é­panouir, pro­lifér­er sans que le poète  y ait une grande part con­sciente. La preuve en est que ce flux peut soudain se tarir ou s’af­faib­lir (pen­sons à tous ses poèmes qui, com­mencés dans un mou­ve­ment excel­lent, s’en­lisent soudain ou qui, au con­traire, se font soudain lumineux après un départ laborieux).

 

         Ce jail­lisse­ment créatif est impor­tant, fon­da­men­tal même.  Mais il n’est,  à mes yeux, qu’un point de départ par rap­port à la longue mat­u­ra­tion qui va accom­pa­g­n­er le poème comme le vin.

 

         Vient ensuite en effet, pour le poète comme pour le vigneron, le repos en ton­neaux, suivi plus tard de la mise en bouteille pour aboutir enfin à la « com­mer­cial­i­sa­tion ».  Avant sa mise en bouteille, c’est-à-dire sa « mise au net »», il faut goûter  le poème.  Cer­tains ton­neaux ont don­né un« pro­duit » sans grand relief, léger voire acerbe.  Le bon poète-vigneron a pour devoir

d’ élim­in­er sans état d’âme ces scories. D’autres ton­neaux don­nent un poème qui tient bien en bouche, a du corps, de l’étoffe et de la per­son­nal­ité. Avant leur mise en bouteille, on ajoute un peu de ceci, on retranche un peu de cela, on lime, on affine bref, on se livre à un tra­vail arti­sanal minu­tieux : faut- il  main­tenir tel adjec­tif, telle image, voire telle vir­gule ? Un titre ou pas ? Telle dédi­cace n’est-elle pas mal venue,  inutile ? Telle image trop usée ?

 

         Au bout de deux ou trois ans, le vin-poème est à peu près au point.  Le vigneron-poète range alors le texte dans un cel­li­er qu’il appelle recueil et cherche un édi­teur-négo­ciant pour faire con­naître le produit.

 

         Voilà. C’est, pour moi, aus­si sim­ple et com­pliqué que cela. Je vous ai déçu ? Vous auriez voulu un pro­pos plus inspiré, plus lyrique ? Désolé.

 

         J’a­jouterai, pour finir, qu’à mon avis, un poète n’est pas respon­s­able d’avoir écrit un « bon » poème, un poème qui tient bien en bouche car bien d’autres paramètres que sa petite per­son­ne ont per­mis le mir­a­cle.  Par con­tre, il est entière­ment respon­s­able si le poème est mau­vais, inabouti, imbuvable- par exem­ple à cause d’une forme agaçante et stérile d’auto-complaisance.

        

         Je n’ai ni la pré­ten­tion d’épuis­er ici cet intéres­sant sujet,  ni,  moins encore, de pon­ti­f­i­er à son pro­pos.  Mais il me sem­ble que ces bouts de réflex­ion peu­vent servir de base à ce qui tient du mys­tère et de l’in­con­nu au sein de l’e­space intérieur du poème et de sa soudaine venue au jour.

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