1) Recours au Poème :     Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ? (vous pou­vez, naturelle­ment, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamé­trale­ment opposé au nôtre)

Serge Ven­turi­ni : « …une poésie conçue comme action poli­tique et métapoé­tique révo­lu­tion­naire », j’adhère pleine­ment à votre con­cep­tion de la poésie. La poésie vise l’action, elle est même en avant, depuis Rim­baud nous le savons. Elle a ce car­ac­tère pré­moni­toire que je nomme, « le tigre de l’œil ». Elle voit, car elle est vision, plus loin que les événe­ments. Elle y décèle des signes dans le présent, ― por­teurs d’avenir. Je me revendique d’une forme de voy­ance, ― le trans­vis­i­ble ― une poésie qui ne voit pas plus avant demeure aveu­gle. Selon moi, ― une poésie qui n’est pas vision­naire n’est pas, car le poète n’est qu’un sim­ple out­il de la langue. L’actuel for­mal­isme lan­gagi­er me révulse, avec son con­formisme étouf­fant et esthéti­sant, faute de per­spec­tives au-delà du présent. Si la poésie n’est pas com­bat con­tre des fauss­es valeurs, la Fausse Parole comme le dis­ait Armand Robin en 1953, à l’heure de la pro­pa­gande mon­di­ale, ― alors elle n’est rien, elle ne peut être uni­verselle et s’enfonce dans son pro­pre temps.

 

2)  Recours au Poème :   « Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin paraît-elle d’actualité ?

Serge Ven­turi­ni : Je cite sou­vent cette affir­ma­tion du poète. ― C’est un très beau vers ! Ce vers mag­nifique dit bien le principe de ren­verse­ment. Et en cela, il est proche de la mètis grecque (en grec ancien Μῆτις / Mễtis). Cette affir­ma­tion est inactuelle, elle est val­able en tout temps. ― Faire d’une épreuve une vic­toire ! Invers­er les valeurs exige une vraie lutte, un véri­ta­ble com­bat spir­ituel, aus­si bru­tal que la bataille d’hommes. Nous sommes loin du for­mal­isme et de l’anti-lyrisme des petits maîtres de l’heure. Pour le dire avec Bertolt Brecht, dans sa Kolo­man Wal­lisch Kan­tate en 1934 : « Celui qui n’a pas pris part au com­bat / Partagera la défaite. / Il n’évite pas le com­bat / Celui qui veut éviter le com­bat, car / Il com­bat­tra pour la cause de l’ennemi / Celui qui n’a pas com­bat­tu pour sa pro­pre cause ». Cela demeure à méditer, à l’heure des poètes désen­gagés, à ceux du dégage­ment rêvé dans les mess­es des per­for­mances.

 

3) Recours au Poème :     « Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; ― sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

Serge Ven­turi­ni : La poésie est avant tout et en dépit de tout. Elle est néces­sité, sans quoi elle est bien peu de chose. Pen­sons à la phrase de Rilke ! « Mour­riez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? » La poésie est con­trainte et exi­gence, dis­ci­pline au quo­ti­di­en, elle désire que le poète s’abandonne à elle avec pas­sion et sans compter, ― à corps per­du. Être con­séquent avec soi-même, entre pen­sée et action, voilà ce qui compte plus que tout. Les com­pro­mis avec la poésie ne sont-ils pas très dif­fi­ciles à men­er et à vivre ?

 

4)   Recours au Poème : Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) À l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

Serge Ven­turi­ni : Ce qui nous amuse, Philippe Tancelin et moi-même, c’est d’entendre par­ler de « l’insurrection poé­tique », dans cer­tains fes­ti­vals de poésie ou à la radio. En effet, voilà bien des années que nous lut­tons en com­pag­nie de Geneviève Clan­cy en ce sens. Et il faut bien le dire, la place réservée dans les médias et sur le net est qua­si­ment nulle. Des hauts exem­ples de vie con­tin­u­ent de m’irriguer en pro­fondeur. Je pense ici à Ossip Man­del­stam et à Yéghiché Tchar­ents, mais aus­si à Mari­na Tsvé­taïé­va et à Anna Akhma­to­va. La résis­tance par les armes de la poésie s’effectue à tous les niveaux. Ain­si la des­tinée d’un poète se révèle ou non ― impec­ca­ble. Je suis ce « veilleur de la con­di­tion humaine », cet « adepte de la parole rebelle », comme me l’écrivait Abdel­latif Laâbi.

 

5)  Recours au Poème :   Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Serge Ven­turi­ni : Pour défrich­er et déchiffr­er l’inconnu devant soi. ― Aller au-delà du vis­i­ble, pénétr­er l’invisible, pré-voir, car si « l’œil écoute », cela ne suf­fit guère d’être la mau­vaise con­science de son temps, allons plus loin ! ― Fran­chissons le pont de l’Être vers le devenir. Cela n’empêche en rien une poésie civique, au-devant de l’action donc. Nous vivons une époque régres­sive et de répres­sion organ­isée par les ser­vices de la Sécu­rité, entre chiens de gardes et loups gris. Le poète d’aujourd’hui écrit une poésie libéra­trice, libérant ain­si les espaces vierges de l’impen­sé. ― Pourquoi des poètes ? Revenons pour con­clure à Hér­a­clite : « S’il n’attend pas, il ne décou­vri­ra pas le hors d’attente, parce que c’est chose introu­vable et même imprat­i­ca­ble. » (trad. Jean Bol­lack) Croyons à l’imprévu, à l’inattendu donc, si l’on veut ren­con­tr­er l’inespéré. ― À la ren­con­tre ! Et mer­ci, chers Gwen Gar­nier-Duguy et Matthieu Bau­mi­er pour ces ques­tions fort rafraîchissantes en cette péri­ode enténébrante où les guer­res de reli­gion sont hélas de retour sur toute la planète. ― Four­bis­sons nos armes !…

 

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