Denise Desautels, Nuits

2023-07-06T14:30:29+02:00
Mais Il y a des nuits en nous, il faut s’en occuper.
Nicole Brossard

Nuit I

Une salle blanche et une table
sept-huit têtes penchées masquées
vers une brousse de sang de boue d’organes.
Le Corps même. Ses ombres creuses.
Ce qu’on y fait ce qu’on y fouille – rêvons sous la torture.
Surtout ne pas l’abandonner à ses bourreaux.
Un jour il a été tout petit. Ses paupières four­mil­lent d’obus.
Mais lais­sez-le donc tranquille.
Manœu­vrez-moi à sa place dit la mère
devant La Leçon d’anatomie.

 

 

 

Blessée.
Quelque chose se plaint, sans un mot. 
Christa Wolf

Nuit II

Sur la table de survie le froisse­ment des voiles
peau pous­sière et os – notre fatigue a tout noyauté.
Sub­rep­tice­ment c’est fou l’habileté chirurgicale
de ces mains sans mémoire qui ne faib­lis­sent pas.
Face à sa fin ses nuits cernées l’enfant a grandi.
Une falaise – rêvons rose le corps debout. 
Quand l’effroi l’emporte dans les replis
de la phrase. Nos draps et nos bras soudain mobilisés.
Comme elle se sent ailleurs la mère.
Cinq peu­pli­ers cen­te­naires abat­tus devant sa porte.

 

 

 

tu marcheras comme un ange léger sur le rêve noir
Diane Régim­bald

 Nuit III

Entre le ciel et le fond des eaux
les oies blanch­es retenues par la force du silence.
La peur a suf­fi – caresse venue de loin.
La mère vivante comme il l’aime. Debout.
Le désir enfin de ses doigts touche la chair
tatouée. Loin du gouf­fre de la chair ouverte.
Son désir masse sans retenue les lignes d’encre.
Une nature morte vibre entre le cœur et le poignet.
Racon­te dit la mère debout qui veille
sans sa voix d’ombre. Comme il l’aime.

 

 

 

 

 

Chaque matin bouge la mort
dans la vie incertaine
Marie-Claire Banc­quart

 Nuit IV

Un ancien bruit d’ouragan revient. Il tient
la barre seul avec sa peur – le ciel tout en bas
et la plus haute vague – voile sans amure. La mère.
Pietà au cœur en charpie au-dessus de l’irrecevable.
Elle voit le ven­tre béant de son fils qui tient la barre.
L’océan sous ses yeux. Se voit minus­cule mais
dit ça va dit vivante. Comme il l’aime. 
Reclin­ing Moth­er with Child II de Paula M. Becker.
Un jour il a été tout petit encer­clé de bras.
Mère et fils face à face nus endormis.

 

 

 

Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde
Moon Chung-hee

Nuit V

Il a tou­jours eu peur des décors d’agonie.
Qu’on l’avale. Il fait froid. Jusque dans les coulisses
de la langue de celle qui le berce. Rien alentour
n’est assez vaste pour l’indéfini sans frontière
qui pousse en brouil­lard dans la chambre.
La scène. Un lit de vio­lets som­bres où viennent
se blot­tir des proies intimes. Elle les veille.
Elle aimerait dire beauté – quelle beauté.
Comme si elle avait per­du de vue tous ses repères.
Où est passé le petit corps d’océan se demande la mère.

 

 

 

Mort est une seule syllabe.
Isabelle Bal­a­dine Howald

 Nuit VI

C’est plus fort qu’elle – rêvons que tout brûle.
Le goût du gouf­fre plan­té dans sa nuit.
La nuque haute et jaune bien
au-dessus du bûch­er. Et le ciel tombe de chaque côté.
L’écho encore de la lame et du mal. Et mort
pro­lifère dans ses vocalis­es mélancoliques.
Le fils dirait laisse-moi oubli­er laisse-moi être sans voix.
Endor­mi au milieu des algues filantes
et des grands oiseaux d’ombre.
Loin de la syl­labe volubile.

 

 

 

Présentation de l’auteur

Denise Desautels

Née à Mon­tréal, elle a pub­lié plus de quar­ante recueils de poèmes, réc­its et livres d’artiste, au Québec et à l’étranger, qui lui ont valu de nom­breuses dis­tinc­tions, notam­ment le prix du Gou­verneur général du Cana­da, le prix Athanase-David, la plus haute dis­tinc­tion accordée en lit­téra­ture par le gou­verne­ment du Québec,  et le Prix européen de Lit­téra­ture Fran­coph­o­ne Jean Arp. En 2014, elle rece­vait, pour la deux­ième fois, le Grand prix Québecor du Fes­ti­val inter­na­tion­al de la poésie de Trois-Riv­ières pour Sans toi, je n’aurais pas regardé si haut _Tableaux d’un parc, alors qu’en 2015 le prix Hervé-Foulon du livre oublié lui a été remis pour son réc­it Ce fauve, le Bon­heur.

Plu­sieurs de ses textes sont parus dans des an­thologies, au Québec et à l’étranger, et ont été traduits dans diver­ses lan­gues. Son best-sel­l­­er, Tombeau de Lou, pub­lié aux Édi­tions du Noroît en 2000 est paru en cata­lan, en 2011, à Barcelone (Tom­ba de Lou, trad. Antoni Clapés, Cafè Cen­tral / Eumo Edi­to­r­i­al) et en anglais, en 2013, à Toron­to (Things that Fall, trad. Alisa Belanger, Guer­ni­ca Edi­tions). Liée depuis longtemps au monde des arts visuels, elle a tra­vail­lé avec de nom­breux artistes, et plusieurs de ses livres à tirage lim­ité, réal­isés en col­lab­o­ra­tion, se retrou­vent dans des musées et des col­lec­tions impor­tantes. Elle est mem­bre de l’Académie des let­tres du Québec et de l’Ordre du Canada.

Denise Desautels

Autres lec­tures

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Les mots de Louise Dupré cités en clô­ture du dernier recueil de Denise Desau­tels me sem­blent les plus justes pour présen­ter la poète : « Il y a longtemps que tu pens­es noir, que tu vois noir, que tu par­les noir en plein soleil. …»

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