Au-delà du ” bien faire ” et du ” mal faire ” il y a  un espace, 
C’est là que je te ren­con­tr­erais.                         
                                                                   Mowlavi

 

Au car­refour des langues, où se croisent des con­sciences éveil­lées au lan­gage, la ten­ta­tion est d’habi­tude grande de s’ex­il­er pro­vi­soire­ment de sa langue mater­nelle, et d’écrire dans la langue de l’autre, surtout quand il est ques­tion de la langue française dont le nom évoque sou­vent ceux de cul­ture et de lit­téra­ture. L’écrivain iranien met grande­ment sa plume en péril en util­isant le français comme moyen d’ex­pres­sion pour abor­der les ques­tions de  société, ou la philoso­phie, en un mot, le vaste domaine des idées, notam­ment, à l’in­térieur  et à tra­vers la lit­téra­ture. Par le pas­sage d’une langue à une autre, les­dites idées risquent en effet de paraître moins fines et moins sub­tiles. Sa langue mater­nelle étant le per­san, l’écrivain veut écrire en français, à l’ex­em­ple d’un cham­pi­on de nata­tion qui rêverait de la pre­mière place en gym­nas­tique. Dans la langue d’o­rig­ine et dans la langue visée, on trou­ve de sin­gulières tour­nures, dif­fi­cile­ment trans­pos­ables et qui, le cas échéant, exi­gent une bonne part de savoir faire. Et même si le savoir faire vient à man­quer, que pour­ra-t-il faire, le novice, face à l’ap­pel de l’écri­t­ure ? Ce gibier qui piste le chasseur !

L’écrivain qui baigne dans une atmo­sphère cul­turelle dif­férente, est d’ ” ailleurs “. Il veut ren­dre compte de        ” l’é­trangeté ” dans une langue qui lui est, de son côté, étrangère. ” Ecrire, c’est mourir “, dit Mau­rice Blan­chot ; l’écrivain meurt en soi pour ressus­citer en l’autre. Dès que sa plume se pose sur la feuille, l’écrivain est alors une pre­mière fois dépaysé (car l’acte d’écrire est en soi un dépayse­ment) puis il subit un sec­ond dépayse­ment, quand appa­raît la volon­té d’écrire dans une langue étrangère. Cette sit­u­a­tion déli­cate s’ac­centuera encore si celui-ci n’a pas l’a­van­tage d’évoluer dans un con­texte fran­coph­o­ne. L’his­toire de la lit­téra­ture française est peu­plée d’écrivains et de penseurs qui n’ap­par­ti­en­nent pas orig­inelle­ment à la cul­ture et à la langue française, mais qui ont longtemps vécu en France : Beck­ett, Ionesco, Troy­at, Todor­ov, Kun­dera, etc. Ces auteurs, venus d’un peu partout, ont certes été eux-mêmes, à un moment de leur par­cours sco­laire, des apprenants du français (comme langue étrangère). Il faudrait à cet égard étudi­er le proces­sus cog­ni­tif d’in­té­gra­tion de cette deux­ième langue chez ces derniers. Mais, ce qui nous intéresse pour l’heure, c’est de réfléchir à l’in­térêt que peut trou­ver un iranien, dans la pra­tique écrite du français. L’i­ranien qui écrit en français, le fait-il par devoir, par néces­sité, ou par pas­sion ? Pourquoi écrit-il ? Pour com­mu­ni­quer ses idées, pour se met­tre en avant, ou tout sim­ple­ment par envie d’écrire ? On le sait bien, cette lanci­nante ques­tion ne con­cerne pas unique­ment le français. C’est en ces ter­mes néan­moins que nous choi­sis­sons de la for­muler, eu égard à l’im­por­tance des auteurs préc­ités, et bien évide­ment, compte tenu de l’in­térêt per­son­nel que nous por­tons à cette langue.

S’en­gager dans l’écri­t­ure ne revient pas for­cé­ment à s’en­fer­mer dans des com­bats idéologiques ou à militer dans le cadre de la lutte des class­es. L’écri­t­ure sonde les pro­fondeurs de l’être pour accéder à cet ultime sol où l’homme entre en har­monie avec l’autre et avec l’u­nivers, là où se parta­gent les joies et les douleurs, où le mot devient une note de musique. Aus­si offre-t-elle à celui qui écrit, la pos­si­bil­ité de décou­vrir en soi les recoins les plus obscurs où se tien­nent ses vio­lences, ses appétits de con­fronta­tions, mais aus­si ses bon­tés, son goût pour le respect et pour la cama­raderie. C’est dans ces pro­fondeurs que s’u­nis­sent les con­sciences, où qu’elles soient dans le monde. Les arché­types qui nous révè­lent nos affinités de croy­ances ne sont-ils pas, à ce titre, éloquents ?

Ecrire c’est aus­si, pour repren­dre le mot de Barthes, dis­pos­er une inter­ro­ga­tion indi­recte dans le monde. Et il revient à cha­cun d’en­tre nous d’en for­muler la réponse, ” (…) en y appor­tant son his­toire, son lan­gage, sa lib­erté ; mais comme his­toire, lan­gage et lib­erté changent infin­i­ment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie : on ne cesse jamais de répon­dre à ce qui a été écrit hors de toute réponse : affir­més, puis mis en rival­ité, puis rem­placés, les sens passent, la ques­tion demeure.“1 Quelle joie de fonder un foy­er d’in­ter­ro­ga­tion sans pro­prié­taire, où cha­cun apporte, son bou­quet de réponse qui réchauffe ” le corps du monde “. Et le monde se dilate grâce à cette chaleur, grâce à cette parole qui dit : Au com­mence­ment, il y avait le Calame, et au terme du com­mence­ment, l’écriture.

Existe-t-il une rai­son plus con­va­in­cante pour nous faire emprunter le chemin de l’écriture ?

Il faut donc écrire pour ne pas oubli­er ce com­mence­ment: Lis au nom de ton Dieu qui a créé2. Et puis, Dieu a souf­flé dans le cœur de l’homme pour qu’il crée à son tour. Aus­si, il faut écrire afin de ne pas per­dre de vue l’it­inéraire de la créa­tion, pour ne pas oubli­er l’être. L’être qui, soit dit en pas­sant, est déchi­queté sur les champs de guerre, et qui subit la vio­lence au lieu de prof­iter de la lumière et de ses couleurs, de celles qui vien­nent de tous les hori­zons, d’Ori­ent ou d’Oc­ci­dent. A cha­cun sa part, à cha­cun sa dif­férence. Voilà le nœud du prob­lème: com­ment faire avec les dif­férences? Il y en a autant qu’il y a de nations, et même d’in­di­vidus. Existe-t-il une pos­si­bil­ité d’entente?

Lais­sant de côté tout com­plexe d’in­féri­or­ité ou de supéri­or­ité, nous n’avons à mon sens qu’à nous ori­en­ter vers un dia­logue, par exem­ple, celui du ” dia­logue des cul­tures”. Dans cette optique, le plus utile, le plus économique et le plus mag­nifique des moyens qui nous amèn­erait à nous com­pren­dre, c’est l’écri­t­ure. Car pour se com­pren­dre, il faut s’en­ten­dre;  et écrire, c’est écouter l’autre dans son altérité, sans chercher à impos­er son dis­cours. L’écrivain, dans son accep­tion la plus noble du terme, essaie de pré­par­er le ter­rain pour accueil­lir le dis­cours de l’autre. Il pro­jette ” d’ou­vrir, comme le dit Michel Fou­cault, des pos­si­bil­ités de dis­cours, et de mêler (son dis­cours) aux autres, d’en­trelac­er son dis­cours avec celui des autres, comme un support.“3 

Ecrire, c’est aus­si un acte d’en­gage­ment : on s’en­gage à écouter et à respecter l’autre. En ce sens, il s’ag­it d’un acte d’au­dace, car il faut du courage pour admet­tre et pour tolér­er l’é­trangeté par­fois choquante que l’on retrou­ve dans le dis­cours de l’é­tranger. Ecrire c’est donc aus­si un acte de trans­gres­sion face auquel, au besoin, il faut savoir résis­ter, non pas par le recours au fusil, mais en se ser­vant du verbe, du mot. Mot pour mot, on écrit pour provo­quer l’autre à écrire. Ecrire, c’est faire écrire.

Il faut aus­si écrire pour qu’au­cun peu­ple n’en arrive à se con­sid­ér­er comme déten­teur uni­versel de toutes les beautés, de la vérité absolue ; pour dire que partout, tant en Ori­ent qu’en Occi­dent, dans le tiers monde et dans le “pre­mier monde”, en Iran qu’en France, il y a nom­bre de sujets qui méri­tent l’at­ten­tion. Quand on écrit, on par­ticipe ; on apporte sa con­tri­bu­tion à la dynamique du change­ment dans le monde, et à la créa­tiv­ité. Créer, c’est par­ticiper à l’embellissement du monde. J’écris, donc je crée.

En tant qu’ori­en­tal, je donne libre cours à mon imag­i­na­tion, claire­ment mar­quée par ma vision irani­enne du monde; pro­fondé­ment ancrée dans une atmo­sphère riche en couleurs, qu’il s’agisse, indis­tincte­ment, d’idées ou de formes. Je me trou­ve au cœur de l’I­ran, au cen­tre de l’Ori­ent, et c’est de là que je vous adresse “une écri­t­ure”. Ecrire sans vous, c’est écrire dans le vide. Il faut écrire pour les autres, pour par­ticiper à la vie des autres ; pour met­tre en com­mun ce qu’on a de meilleur.

Ain­si se forme un nou­v­el hori­zon, qui dépasse les fron­tières géo­graphiques, poli­tiques, idéologiques; où la nudité humaine se fait jour. Ce com­mun lieu de ren­con­tre est, pour ce qui nous con­cerne, la langue française. On s’y donne de temps en temps ren­dez-vous pour se lire. Ecrire c’est aus­si (et surtout ?) lire ; c’est s’ap­pel­er à lire :

 

Appelle-moi donc !
Ta voix est bonne.
Ta voix est la sève verte de cette étrange plante
Qui pousse au bout de l’in­tim­ité de la souffrance.
…..

Viens pour qu’on essaie ensem­ble de com­pren­dre quelque chose au sens de la pierre.
Viens avant qu’il ne soit tard pour voir les choses.
….

Viens m’aider à ne plus avoir peur des villes, dont le sol noir sert de pâture aux grues.
Ouvre-moi comme une porte qui s’ou­vre à la chute de la poire
En ce siè­cle d’as­somp­tion de l’acier.
….

Racon­te-moi l’his­toire des bombes qui tombèrent pen­dant que je dormais.
Et des joues qui se mouil­lèrent pen­dant que je dormais.
….

Et alors comme une foi chauf­fée au feu de l’équateur,
Je te ferai asseoir au com­mence­ment d’un jardin“4

 

1- Roland Barthes, Sur Racine, éd. Du Seuil, 1963, p. 11.
2- Le Coran, sourate Alagh, ver­set 1.
3- Michel Fou­cault, Entre­tien avec Roger-pol Droit, juin 1975.
4- Sohrab Sepehri, ” Au jardin des com­pagnons de voy­age “, in  Les huit livres.

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