La façon dont est com­pris le mot éthique aujourd’hui aurait à voir avec : se choisir une philoso­phie de vie. Qu’en est-il quand on abor­de le domaine des études amérin­di­ennes ?  D’abord faire un bref retour en arrière : lorsque les uni­ver­sités améri­caines ont ouvert des départe­ments d’études amérin­di­ennes, sous la pres­sion de l’opinion publique émue par les événe­ments et les luttes indi­ennes  (elles fai­saient la une des jour­naux entre 1969 et 1976), aucune exi­gence éthique n’a été req­uise. Pour­tant dévelop­per une cri­tique éthique dans une dis­ci­pline comme celle-ci,  prenant en compte son aspect poli­tique,  était indis­pens­able.  Dans un con­texte où le mode rationnel de penser, à l’occidentale, est le seul autorisé, dans un con­texte de dialec­tique binaire intéri­or­isée comme seul rap­port au monde, dans un monde où l’intuition, le rêve, sont ridi­culisés, où le seul sci­en­tifique a voix au chapitre, com­ment se faire enten­dre en tant qu’Indien ? Dans un envi­ron­nement raciste,  com­ment dis­cuter et présen­ter les études amérin­di­ennes ? Com­ment présen­ter à des étu­di­ants cen­sés se con­stru­ire une philoso­phie de la vie, mais igno­rants des valeurs pro­pres aux cul­tures indi­ennes, com­ment leur présen­ter en terme de moral­ité, les luttes et les cauchemars vécus à cause des poli­tiques infligées aux Indi­ens, com­ment par exem­ple leur faire com­pren­dre l’enjeu des casi­nos sur les réserves, comment ?

     Dans un monde tech­nologique où rien n’est ni vrai ni faux tant qu’aucune réponse n’apparaît sur votre écran, quand la guerre est une ques­tion de frap­per chirur­gi­cale­ment le pre­mier, quand l’économie est dev­enue ce qui baigne le cos­mos, quand les rela­tions dites « inter­ra­ciales » font se tourn­er les gens les uns con­tre les autres,  «  le mot éthique n’a nulle part où se réfugi­er, nulle part où trou­ver la lumière », dit en sub­stance Eliz­a­beth Cook-Lynn, auteur mil­i­tante Sioux Dakota. 

     Et quant à l’éthique des écrivains, com­ment déter­min­er la sienne quand on est auteur indi­en soumis aux règles de stan­dard­i­s­a­tions qui régis­sent les mon­des uni­ver­si­taire et de la lit­téra­ture. Les stan­dards éthiques dans ces mon­des-là ont à voir avec la manière dont l’histoire est rap­portée, enreg­istrée.  La seule his­toire qui vaille est celle con­signée par les blancs, les « vain­queurs », elle ignore, efface, enterre, dénie, les his­toires par­ti­c­ulières des nom­breuses tribus avec leurs langues et leurs modes de vie. Trop com­pliqué, sachant que ce qui sera dit pour une tribu ne peut être val­able pour une autre, cha­cune ayant des voies idio­syn­cra­tiques qui la rend incompréhensible.

     Com­ment mesur­er le car­ac­tère éthique de quelqu’un ? Rigob­er­ta Menchu  a don­né une réponse : il s’agit d’un prob­lème indi­vidu­el et privé mais aus­si il s’agit du car­ac­tère vrai, authen­tique du com­porte­ment indi­vidu­el de quelqu’un en rap­port avec son appar­te­nance iden­ti­taire, et donc il s’agit d’une respon­s­abil­ité publique assumée. Cette façon d’énoncer est essen­tielle pour touch­er du doigt, approcher, con­tin­uer de dévelop­per ce qui con­stitue l’ethos trib­al. Et les paroles de Rigob­er­ta Menchu ont fait scan­dale par­mi les uni­ver­si­taires qui, crispés sur l’authenticité, n’en exclu­ent pas moins les ques­tions d’une iden­tité trib­ale ain­si que les effets de sa dépos­ses­sion. Voilà où le bât blesse quand on se penche sur ce qui est écrit au sujet des Indi­ens d’Amérique.   Voilà pourquoi l’œuvre de Vine Delo­ria (Custer died for your sins étant le titre le plus con­nu) n’est pas dev­enue une œuvre de référence, une mesure étalon pour les uni­ver­si­taires engagés dans les départe­ments d’études amérin­di­ennes (et pas néces­saire­ment Indi­ens eux-mêmes), alors que tout son tra­vail abor­de le domaine de l’éthique. Il faut bien avouer que dans les uni­ver­sités, l’expertise de cer­tains pro­fesseurs « à la mode » a valeur de pro­pa­gande, fait loi, et tant pis pour les réflex­ions et travaux des col­lègues du départe­ment d’études amérin­di­ennes qui voudraient rétablir une vérité en dehors des mod­èles « dom­i­nants-dom­inés » », en dehors des con­flits  « mas­culin-féminin », en dehors des clichés et des stéréo­types plaqués encore et tou­jours sur les pop­u­la­tions indiennes. 

     Nous com­prenons tous que la pau­vreté des réserves (ces enclaves indi­ennes sur le con­ti­nent améri­cain), la con­di­tion dégradée de leur  statut d’être humain dans l’inconscient col­lec­tif améri­cain bien-pen­sant, pèsent grave­ment sur les vic­times de la coloni­sa­tion mais aus­si sur l’éthos trib­al en ce que cela mine ses bases fon­da­men­tales. Ce qui veut dire que pour les penseurs, enseignants, écrivains indi­ens, « il s’agit de regarder dans un abîme pro­fond, de plonger les mains dans un océan han­té » dit Eliz­a­beth Cook-Lynn, auteur phare des écrivains indi­ens mil­i­tants engagés. Ils ont appris que la poli­tique et la moral­ité se ren­con­trent dans tous les domaines d’une vie civil­isée. Que l’un n’existe pas sans l’autre. Nom­bre d’écrivains indi­ens com­pren­nent bien l’incapacité poli­tique des divers gou­verne­ments, ne serait-ce par exem­ple qu’à recon­naître le géno­cide ; ceci plus la pau­vreté endémique des Indi­ens entretenue pen­dant des siè­cles ren­dent toute édu­ca­tion des jeunes Indi­ens inadéquate, inadap­tée, inef­fi­cace. La moral­ité à ce compte prend un sérieux coup.  L’amélioration de la qual­ité de l’éducation, de son sys­tème, à tous les niveaux, devrait être aux Etats-Unis la pre­mière préoc­cu­pa­tion. Voilà une pre­mière con­clu­sion. Après quoi les ques­tions : pourquoi écrire, ou enseign­er,  ne se poseraient peut-être  plus  aux auteurs, ne dis­ons plus indi­ens puisque c’est un terme plaqué sur la réal­ité d’un con­ti­nent par l’ignorance des hommes l’ayant « décou­vert » , et qui nous délivre un sim­u­lacre de vérité sur les peu­ples qui vivaient là. Terme impro­pre donc.Membres des pre­mières Nations serait plus juste mais pour des raisons pra­tiques ce fichu mot d’Indien revient tou­jours … ( J’introduis ici le terme de post-indi­en revendiqué autant qu’espéré par Ger­ald Vizenor, voir arti­cle à suivre).

    Main­tenant exam­inons les out­ils à la dis­po­si­tion des auteurs amérin­di­ens, com­ment ils les manient et pourquoi. Ceci revient à évo­quer l’évolution à tra­vers les 19ième et 20ième siè­cles, des procédés d’écriture adop­tés par ceux-ci. Je n’évoque pas ici les recen­sions et les enreg­istrements des mythes de la créa­tion, con­tes et chants, que nom­bres d’ethnologues ont réal­isés. Je m’attache aux seules fic­tions qui au début reflé­taient les tra­di­tions orales, notaient  par écrit ce que les Indi­ens entre eux pou­vaient se racon­ter, les bavardages, les nou­velles échangées, les con­tes dits aux enfants ; pour résumer,  leurs écrits répé­taient les motifs tra­di­tion­nels. Il s’agissait de fic­tions réal­istes, d’autobiographies, de réc­its où la notion d’auteur  s’effaçait au prof­it de la vie quo­ti­di­enne  d’une com­mu­nauté.  La cri­tique aujourd’hui qual­i­fierait ces écrits de fades, sans relief, linéaires, sans qual­ités artis­tiques… (Sinon la dimen­sion poé­tique, le partage d’une cul­ture où présent, passé et futurs ne font qu’un, où tout est inscrit dans un cer­cle, où les rela­tions aux paysages, à l’environnement font sens et  déter­mi­nent les actions des hommes… Rien de fade mais l’ouverture à une autre dimen­sion de vivre  selon moi !) Quand les uni­ver­sités améri­caines ont ouvert les pro­grammes d’écriture créa­tive, les étu­di­ants indi­ens y ont appris des tech­niques sophis­tiquées, leurs écrits tou­jours ancrés dans les tra­di­tions orales ont pris un tour qual­i­fié de « réal­isme mag­ique ».  Un sur­réal­isme hal­lu­ciné pour le dire vite. De telle sorte qu’on pour­rait croire, au con­traire de leurs aînés enrac­inés dans un ter­ri­toire don­né avec tout ce que cela con­tient d’héritage, que les auteurs con­tem­po­rains cherchent à s’échapper de ce cadre, en emprun­tant les voies de l’ironie et de l’humour le plus sou­vent, ce qui dis­simule une charge d’angoisse non négligeable.

     Il appa­raît aujourd’hui que les romans des auteurs indi­ens con­tem­po­rains font  inlass­able­ment le réc­it de familles frac­turées, de com­mu­nautés per­dant leurs ter­res. Ils exam­i­nent des per­son­nages depuis un extérieur, hors du monde, selon un mode sur­réel frisant le sur­na­turel. Ils trans­for­ment et libèrent leur incon­scient, présen­tent des his­toires fan­tas­tiques à pro­pos de la dif­fi­culté de vivre dans la pau­vreté et le dés­espoir sur les réserves se rétré­cis­sant.  Les trau­ma­tismes sont bien réels, peut-être pour cer­tains con­sid­érés comme au-delà du seuil pos­si­ble de guéri­son, aus­si les auteurs indi­ens ressen­tent le besoin d’échapper.  Ils le font en se ser­vant des mythes et des légen­des, ils utilisent les fig­ures de l’araignée, de coy­ote, du trick­ster, ils exposent la  vision des métis en mal d’identité. Ce sont des livres bril­lants, drôles, caus­tiques, ils nous invi­tent à nous plonger dans l’imaginaire des peu­ples indi­ens, à en décou­vrir quelques arché­types, mais ils sem­blent égale­ment dire que la vie réelle des Indi­ens, sans le recours à la fuite, n’a aucun intérêt, est insup­port­able, que par ailleurs elle ne saurait attir­er les édi­teurs et le pub­lic. Cer­taine­ment les tech­niques dites du réal­isme mag­ique ont à voir avec le spec­ta­cle. Cer­taine­ment, comme nom­bre de poètes amérin­di­ens l’on fait,  répéter que les tribus ont survécu au géno­cide et qu’elles comptent bien con­tin­uer à sur­vivre, à lut­ter pour un statut de sou­veraineté, lasserait les lecteurs. Les chants qui ren­dent hom­mage à la survie aus­si beaux soient-ils, ne sont pas ce qu’attendent les lecteurs ordi­naires.  Mais cer­taine­ment aus­si, le réal­isme mag­ique frisant l’hystérie ou le mys­ti­cisme vont lass­er, leurs moyens s’exténuer. On ne voudra plus suiv­re ces per­son­nages fan­tasques, aus­si drôles soient-ils, quand ils cherchent à tout prix à s’échapper de la réal­ité, non que cet élan soit illégitime, non qu’en par­tie cela soit véridique, mais pourquoi vouloir échap­per aux fonde­ments de ce qui fait de vous un être humain (les noms que les tribus  se don­nent dans leur pro­pre langue reflè­tent ce con­cept d’êtres humains, de peu­ple). Les Indi­ens tra­di­tion­nal­istes insis­tent sur la fierté et la  dig­nité ordi­naires con­férées par la con­nais­sance de qui l’on est, d’où l’on vient, de la beauté qu’il y a à trans­met­tre cela aux enfants. Si les auteurs con­tem­po­rains amérin­di­ens ne l’oublient pas, ils font pren­dre à ce mou­ve­ment tra­di­tion­nel un virage qui le redirige dans une direc­tion où mem­bres des pre­mières nations comme d’autres lecteurs extérieurs aux com­mu­nautés indi­ennes se trou­vent égarés.

     Pourquoi, dans un livre de Sher­man Alex­ie, Reser­va­tion Blues, un rock­er arrive-t-il sur la réserve pour revi­talis­er la cul­ture Spokane ago­nisante, pour enfon­cer de nou­velles racines car­i­cat­u­rales dans un sol où les anci­ennes sont  « bur­ried too damn deep », enter­rées si pro­fond qu’elles sont comme mortes ?  Sher­man Alex­ie sem­ble nous sug­gér­er que la cul­ture Spokane, dans l’esprit des habi­tants de la réserve, n’a plus de rai­son d’être. Dans les romans de Louise Erdrich, admirables par ailleurs, les per­son­nages sont le plus sou­vent étranges, fan­tasques, exces­sifs, effrayants, et les jeunes généra­tions per­dent pied face aux tra­di­tion­nal­istes tout en rêvant de leur ressem­bler. Les  mou­ve­ments atti­rance / répul­sion, amour / haine, humour / dés­espoir,  tra­versent ses romans.

     Plus grave : du fait des poli­tiques d’assimilation, à la fin du 19ième  siè­cle et début du 20ième , les enfants indi­ens ont été arrachés à leurs familles pour être éduqués dans des pen­sion­nats réservés aux enfants indi­ens, afin de les faire devenir de bons chré­tiens prêts à rem­plir les rôles sub­al­ternes de la société blanche. Toute une généra­tion d’Indiens s’est trou­vée coupée de ses racines et de sa cul­ture. Il en résulte que cer­tains auteurs infor­més de la vie de leurs ancêtres au tra­vers de livres écrits par des blancs, repren­nent à leur compte des inex­ac­ti­tudes. Elis­a­beth Cook-Lynn nous dit par exem­ple que jamais les Sioux n’auraient mangé du porc-épic, ils leur pre­naient leurs aigu­illes pour décor­er les vête­ments mais ne les tuaient pas, même par temps de famine. Cela aurait été presque sac­rilège, comme de manger leurs chevaux ou de se manger entre eux. Or James Welch  (Black­foot) fait manger de la soupe de porc-épic à ses per­son­nages Sioux Oglalas. De même faire bouil­lir les mocassins pour don­ner du goût à une soupe n’était pas une activ­ité tra­di­tion­nelle bien qu’on le retrou­ve racon­té dans des écrits d’observateurs blancs du 17ième siè­cle. Ceci est égale­ment repris dans le roman de James Welch. Tou­jours selon Elis­a­beth Cook-Lynn, Louise Erdrich fait con­fi­ance à un réc­it écrit autour de 1800 par un cap­tif blanc qui vécut trente ans par­mi les Ojib­was, et qui finit par se dire « Indi­en blanc », adop­té par sa tribu. Y sont décrits des cou­tumes et des modes de vie, con­sid­érés comme exacts. Et si les 30 ans de vie chez les Indi­ens ne suff­i­saient pas à se débar­rass­er du fil­tre et du biais inter­pré­tatif ou cri­tique pris par le con­di­tion­nement occi­den­tal ? Un glisse­ment peut-être alors envis­agé, qui  certes crée de nou­velles tra­di­tions, mais nous fait per­dre les originales. 

     Ce besoin d’échapper est pal­pa­ble dans de nom­breux romans. Encore James Welch : il retrace la vie de Charg­ing Elk, un Sioux qui par­ti­ra avec le cirque de Bill Cody autrement nom­mé Buf­fa­lo Bill. Arrivé en France, il décide de rester, et réus­sit à s’enfuir lors du pas­sage du cirque à Mar­seille. Ceci est basé sur des faits réels. Les descen­dants de ces Indi­ens vivent encore dans le sud  de la France, je les ai ren­con­trés. Mais que ce Charg­ing Elk devi­enne François,  qu’il ne revi­enne jamais sur son sol natal, illus­tre presque trop par­faite­ment la théorie de l’Indien s’évanouissant, si bien con­nue dans l’histoire améri­caine. Ce qui est gênant, c’est que ce livre met l’accent sur le des­tin et l’expérience  de quelques Indi­ens Oglalas émi­grés en France, mar­iés à des Français­es, heureux de ce choix,  tan­dis que la majorité est restée dans le Dako­ta du sud et que de ceux-là, on ne par­le pas ! L’auteur aurait pu abor­der les prob­lèmes que la famille de Charg­ing Elk ren­con­trait alors, tan­dis que le gou­verne­ment améri­cain s’emparait des Blacks Hills illé­gale­ment, que Sit­ting Bull était assas­s­iné sur sa réserve, que Red Cloud rené­go­ci­ait le traité de Fort Laramie en essayant de sauver son peu­ple … Cela aurait con­tre­bal­ancé le poids de cette his­toire indi­vidu­elle par ailleurs excep­tion­nelle car les guer­ri­ers et les mem­bres des tribus n’avaient, n’ont en général qu’une idée en tête et qu’un besoin au cœur : be back home. La notion du retour chez soi (hom­ing in) au sein de sa com­mu­nauté est une con­stante dans la lit­téra­ture, dans la poésie, des Indi­ens d’Amérique parce que c’est une réal­ité vécue au quo­ti­di­en, de celle dont peut-être la matière est mince pour faire un roman mais qui sait… (À mieux chercher il y a de quoi écrire des cen­taines d’Odyssées Indi­ennes,  les mémoires encore vives des tribus con­ti­en­nent la matière pour …) Le dan­ger est que le mes­sage reçu par les lecteurs soit le suiv­ant : les jeunes Indi­ens d’alors comme ceux d’aujourd’hui préfèrent une vie à l’occidentale, préfèrent se couper de leur his­toire, de leurs racines et de leur iden­tité pour vivre mieux, « être heureux ». Ceci occulte un autre mes­sage : Des généra­tions d’Indiens, toutes tribus con­fon­dues, ont subi une coloni­sa­tion bru­tale avec pour seules issues une  assim­i­la­tion for­cée, l’exil, et bien sou­vent la mort (un enfant sur dix mourait dans les pen­sion­nats de mal­adie, de mau­vais traite­ments, ou de malnutrition).

     Il est vrai que la nou­velle généra­tion d’auteurs indi­ens arrive deux cents ans après les mas­sacres de Sand Creek, de la Wachi­ta ou de Wound­ed Knee, deux cents ans après la piste des larmes, la dépor­ta­tion des Apach­es ou la longue marche des Nava­jos, deux siè­cles après l’achèvement du vol de tout un con­ti­nent. Peut-être la mémoire de ces faits, l’héritage des anciens, sont-ils trop pro­fondé­ment enter­rés, de telle sorte que les écrits d’aujourd’hui rajoutent  une couche sur la sépul­ture, cou­vrent la perte et nous empor­tent dans leur élan d’évasion… Loin de moi la ten­ta­tion de juger.  Je n’oublie pas les trau­ma­tismes, je n’oublie pas l’état de per­pétuelle expa­tri­a­tion dans lequel vivent les pop­u­la­tions indi­ennes sur leurs anciens ter­ri­toires ances­traux, ou bien déplacés, en exil per­ma­nent. Le monde créé par l’imagination des auteurs indi­ens aujourd’hui est sans nul doute moins enrac­iné. Les auteurs indi­ens aujourd’hui ne se vivent plus autant comme des mem­bres d’une tribu, engagés auprès de leur com­mu­nauté. D’où le glisse­ment d’une fic­tion réal­iste vers la réal­ité mag­ique plus sophis­tiquée mais qui soulève la ques­tion du futur pour la lit­téra­ture indi­enne. Con­tin­uera-t-elle de se pos­er en tant que spec­ta­teur ? S’engagera-t-elle pour essay­er de restau­r­er l’équilibre et l’harmonie  en évo­quant l’histoire, la vie, le passé et la mémoire des peu­ples indi­ens, infusés comme force de vital­ité ? Affirmera-t-elle la survie des cul­tures indi­ennes comme une vic­toire  et une chance pour l’humanité entière ? Se sen­ti­ra-t-elle respon­s­able auprès des lecteurs par ailleurs aveuglés, égarés par les pro­grammes de télévi­sion et la pro­pa­gande médi­a­tique…. Mon­tr­era-t-elle des per­son­nages humains ancrés dans une réal­ité humaine plutôt que flot­tant dans un rêve éveil­lé? Cer­taine­ment les pertes subies par les peu­ples indi­ens sont anx­iogènes, cer­taine­ment aus­si l’imagination sur­réelle est une fuite.  Si en matière d’intrigue la seule sorte de dénoue­ment offerte est un sui­cide, un acci­dent, si les per­son­nages sont tou­jours mon­trés rav­agés, sub­mergés, les auteurs se mon­trent vain­cus, leur voca­tion ou l’appel à écrire se révèle vide, l’aspiration à une human­ité forte et épanouie échoue, et ceci est dom­mage­able pour le monde entier.  C’est à se deman­der, pour finir, si ce réal­isme mag­ique n’est pas le sac­ri­fice con­sen­ti aux lois du marché, une obéis­sance aux règles de la cul­ture pop­u­laire, une allégeance faite à la poli­tique actuelle qui attend des spec­ta­teurs, lecteurs, qu’ils ne puis­sent jamais être en mesure de voir la réal­ité. Or la lit­téra­ture devrait pren­dre ses respon­s­abil­ités quant à  cette dérive.  Être un sto­ry­teller, racon­ter des his­toires n’est pas flirter avec les con­tes de fées.  (Ger­ald Vizenor pour son compte adopte le « vérisme mythique », une tech­nique et une notion sur laque­lle je reviendrai dans un prochain exposé, peut-être une alter­na­tive au réal­isme magique).

     On a par­lé d’une renais­sance de la lit­téra­ture indi­enne dans les années soix­ante.  Après  le couron­nement par le prix Pulitzer de Nor­man Scott Moma­day, Louise Erdrich, Mau­rice ken­ny, Paula Gunn Allen, Simon  J Ortiz, Louis Owens  pour ne citer que ceux-là, ont eux aus­si reçu des prix pres­tigieux. Leslie Mar­mon Silko, Lin­da Hogan, Ger­ald Vizenor, Diane Glan­cy, Joseph Bruchac, Ani­ta Endrezze, Jim Barnes, Carter Revard, Joy Har­jo, Ofe­lia Zepe­da, Jan­ice Gould, et d’autres ont tous et cha­cun pro­duit des œuvres impor­tantes, mais à l’heure actuelle, la dis­tri­b­u­tion en librairie et la dif­fu­sion médi­a­tique font la place belle aux écrits se can­ton­nant à illus­tr­er le thème de l’exil per­ma­nent, loin de ses racines cul­turelles trib­ales. Faisant ce con­stat, il est dif­fi­cile de con­sid­ér­er que la créa­tion de fic­tion con­tem­po­raine des auteurs indi­ens, toute bril­lante et sophis­tiquée qu’elle devi­enne,  reste un sujet sur lequel s’enthousiasmer. .. (À moins que Ger­ald Vizenor  ne trans­forme l’essai avec  sa vision du post-indi­en, et que les autres auteurs amérin­di­ens le suiv­ent pour réalis­er et dif­fuser cette nou­velle réal­ité des peu­ples amérin­di­ens)… Resterait à relire encore et encore D’Arcy McNick­le ou Charles East­man, Ella Delo­ria, Gogis­gi (Car­ol Arnette) et Vine Delo­ria ;  à écouter encore et encore Bar­ney Bush ou John Trudell sans oubli­er Buffy Sainte-Marie. 

 

 

 

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