IL FAUT APPRENDRE A AIMER

 

« Il faut appren­dre à aimer. — Voici ce qui nous arrive dans le domaine musi­cal : il faut avant tout appren­dre à enten­dre une fig­ure, une mélodie, savoir la dis­cern­er par l’ouïe, la dis­tinguer, l’isol­er et la délim­iter en tant qu’une vie en soi : ensuite, il faut de l’ef­fort et de la bonne volon­té pour la sup­port­er, en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et son expres­sion, de ten­dresse pour ce qu’elle a de sin­guli­er ; — vient enfin le moment où nous y sommes habitués, où nous l’at­ten­dons, où nous sen­tons qu’elle nous man­querait, si elle fai­sait défaut ; et désor­mais elle ne cesse pas d’ex­ercer sur nous sa con­trainte et sa fas­ci­na­tion jusqu’à ce qu’elle ait fait de nous ses amants hum­bles et ravis, qui ne conçoivent de meilleure chose au monde et ne désirent plus qu’elle-même, et rien qu’elle-même. — Mais ce n’est pas seule­ment en musique que ceci nous arrive : c’est juste­ment de la sorte que nous avons  appris à aimer tous les objets que nous aimons main­tenant. Nous finis­sons tou­jours par être récom­pen­sés pour notre bonne volon­té, notre patience, notre équité, notre ten­dresse envers l’é­trangeté, du fait que l’é­trangeté peu à peu se dévoile et vient s’of­frir à nous en tant que nou­velle et indi­ci­ble beauté : — c’est là sa grat­i­tude pour notre hos­pi­tal­ité. Qui s’aime soi-même n’y sera par­venu que par cette voie : il n’en est point d’autre. L’amour aus­si doit s’apprendre. »

 

Friedrich Niet­zsche, Le Gai Savoir, (1882), §334, trad. P.Klossowski, Folio Essais, Paris, 1982

 

***

      Il faut appren­dre à aimer : étrange injonc­tion… Déjà l’in­jonc­tion chré­ti­enne d’aimer nous sub­mergeait de scep­ti­cisme. Un devoir d’aimer ? L’amour n’est-il pas la spon­tanéité ? N’a-t-on pas affaire au sen­ti­ment qui, par excel­lence, ne sup­porte aucun com­man­de­ment ? Que penser alors d’un « devoir niet­zschéen » d’ap­pren­tis­sage de l’amour ? Cette injonc­tion est peut-être finale­ment moins rude qu’elle le sem­ble : il faut appren­dre à aimer…pour qui est soucieux d’aimer. Rien d’un devoir, mais bien plutôt un conseil…qui laisse enten­dre que la spon­tanéité n’est pas néces­saire­ment la juste approche de l’amour, mieux, qui laisse enten­dre surtout, par référence à l’ap­pren­tis­sage, que l’amour réclame une disponi­bil­ité qui se cul­tive. Mais invo­quer un appren­tis­sage pour l’amour, n’est-ce pas atténuer la noblesse du sen­ti­ment qui, à la dif­férence de toutes les choses de la vie humaine, ne requiert pas d’être appris? N’est-ce-pas évac­uer la grâce de l’amour que de le rap­porter à un appren­tis­sage ? N’est-ce-pas écarter la sub­lime soumis­sion à l’amour que sug­gér­er un tra­vail de la volon­té dans le geste d’aimer ? Niet­zsche n’est-il pas ce penseur sus­picieux voire ombrageux à l’é­gard des pré­ten­tions de la volon­té et de la rai­son orgueilleuse dans son ambi­tion de saisir et de maîtris­er? Mais peut-être n’est-ce pas tant de volon­té et de rai­son dont il est ques­tion dans cet appren­tis­sage d’aimer que de lib­erté et de perception ?

      Afin d’ enten­dre mieux les pro­pos de Niet­zsche, peut-être faut-il com­mencer d’abord par se déter­ri­to­ri­alis­er, se dépayser. Niet­zsche exige de son lecteur qu’il tran­sige avec sa manière cou­tu­mière de n’avoir de l’amour qu’une vision sen­ti­men­tale. Si l’amour est un sen­ti­ment, il n’est alors qu’un sen­ti­ment par­mi la palette des sen­ti­ments pos­si­bles, comme la jalousie, par exem­ple. Et la con­cep­tion sen­ti­men­tale de l’amour, loin de faciliter l’ap­proche de sa com­plex­ité, ne désigne peut-être que la sur­face des choses. Le fameux « coup de foudre » par exem­ple avec les boule­verse­ments qu’il engen­dre, n’est-il pas der­rière l’ap­parence de l’événe­ment rad­i­cal, la rup­ture avec une triste rou­tine der­rière laque­lle se sont opérées de lentes « trans­for­ma­tions silen­cieuses » pour repren­dre l’ex­pres­sion et le titre éponyme de l’ou­vrage de François Jul­lien lorsque celui-ci analyse la ren­con­tre d’An­na Karé­nine et de Vron­s­ki dans le roman de Tol­stoï ? « Pour qu’un tel « événe­ment » soit pos­si­ble (qu’elle arrête son regard sur Vron­s­ki puis, bien­tôt, sa vie entière), il con­vient donc que des con­di­tions soient mûres, qui récla­ment que la chair ennuyée enfin s’émeuve et que trop de con­ven­tions de sur­face, pesant jusqu’à l’in­sup­port­able, bas­cu­lent en rup­ture ouverte. Vron­s­ki n’est donc à tout pren­dre que le révéla­teur ou le déclencheur  — la cause occa­sion­nelle, diraient les théolo­giens – de la néces­sité « éper­due » d’aimer, c’est-à-dire de don­ner accès sans compter à de l’autre, dans laque­lle la jeune femme se con­tient depuis des années et qu’elle n’a fait que déporter de son mieux jusqu’i­ci, à défaut de com­plète­ment l’en­fouir, voire qu’elle se masque à elle-même sous sa réserve élé­gante. » (François Jul­lien – Les trans­for­ma­tions silen­cieuses, p.119, Gras­set, 2009)  Et François Jul­lien de pré­cis­er que ces deux his­toires ne se ren­con­treront pas, qu’elles res­teront par­al­lèles, car cha­cune con­tin­uera dans sa logique propre.

      Et c’est bien là que le texte de Niet­zsche peut nous être d’un grand sec­ours car, par le dépayse­ment qu’il pro­cure, il traque non seule­ment le lieu com­mun de la fatal­ité amoureuse, mais aus­si celui de l’im­pos­si­ble ren­con­tre. Il ne s’ag­it pas davan­tage de celui de la pos­ses­sion de l’autre, bien sûr…Il s’ag­it au con­traire d’être pos­sédé par une étrangeté, ou plus juste­ment d’être dépos­sédé de soi par elle…Le tra­vail de l’amour est ain­si un tra­vail de disponi­bil­ité en vue d’ac­cueil­lir une étrangeté qui nous arrache au cer­cle clos du moi et de sa psy­cholo­gie stigmatisante.

      Le para­graphe, refu­sant de s’in­scrire dans l’or­dre de la fatal­ité, refuse du même coup celui de la néces­sité – en tous cas celui de la néces­sité ini­tiale. La ren­con­tre est une pos­si­bil­ité, pas une néces­sité. La ren­con­tre est d’abord pos­si­ble, mais à la con­di­tion d’une déci­sion de la lib­erté. La lib­erté est au départ. Et les lignes con­duisent de la lib­erté à la néces­sité, c’est-à-dire exacte­ment le mou­ve­ment inverse de ce que l’on a cou­tume de croire, à savoir qu’on ne choisir­ait pas d’aimer, mais que lorsqu’on aime on a ensuite la lib­erté de s’en­gager de telle ou telle manière, autant que celle de se dégager… Niet­zsche pense que l’on choisit de créer les con­di­tions de la disponi­bil­ité amoureuse, ou non. C’est seule­ment ensuite qu’on n’échappe plus à la néces­sité de l’amour. On rétor­quera que le choix ne peut être que motivé, et que dès lors, il faut bien qu’une atti­rance ait lieu ini­tiale­ment. Assuré­ment. Et l’ob­jet qu’il fau­dra appren­dre à aimer n’est cer­taine­ment pas un objet anodin. Mais il sem­blerait que l’at­ti­rance ini­tiale porte avec elle quelque ambiguïté, voire quelque per­ver­sité, dans la mesure où il faut com­mencer par appren­dre à sup­port­er l’ob­jet ! Une atti­rance – puisqu’on choisit l’ob­jet – qui com­porterait donc un cer­tain déplaisir, une cer­taine irri­ta­tion… On peut émet­tre l’hy­pothèse d’une atti­rance incon­sciente, por­teuse d’ambivalence.

      Mais suiv­ons Niet­zsche de près. La pre­mière sur­prise du para­graphe vient d’abord de l’ex­em­ple de la musique. Niet­zsche ne sem­ble pas envis­ager l’amour humain, et si l’on peut penser que c’est ce qu’il a à l’e­sprit dans la sec­onde par­tie du texte, ce ne sera pas explicite­ment for­mulé. Il peut s’a­gir de n’im­porte quel objet digne d’amour. Et cette dig­nité ne se décou­vre effec­tive­ment que par le sujet qui se rend disponible pour aimer. L’ex­em­ple de la musique n’est toute­fois pas anodin. Cha­cun con­nait le goût pronon­cé de Niet­zsche pour la musique. Et cha­cun, pourvu qu’il ait l’or­eille curieuse, a pu faire l’ex­péri­ence d’une pièce musi­cale qui ne se donne pas aux pre­mières écoutes. Il faut appren­dre à aimer la musique, ou plus exacte­ment, il faut appren­dre à aimer une musique, c’est-à-dire une pièce musi­cale, une « fig­ure », une « mélodie »… « Melos », le chant, est pour Niet­zsche le noy­au de la poésie, son souf­fle et son rythme… Et comme pour Rousseau ou Hölder­lin, le chant invite à penser le rôle fon­da­teur de la poésie, notam­ment en rai­son de la con­trainte du rythme.

      On a sou­vent voulu voir (cf.Gai Savoir, para­graphe 84) dans l’ex­is­tence de la poésie la preuve de l’ex­is­tence d’un dés­in­téresse­ment qui sug­gère lui-même l’ex­is­tence d’un instinct moral. Aus­si, mon­tr­er, comme le fait Niet­zsche, que la poésie relève des formes les plus sub­tiles de l’u­til­ité doit con­tribuer à invalid­er cette thèse pro­fondé­ment per­ni­cieuse et illu­soire de la moral­ité instinc­tive. Mais cela doit égale­ment per­me­t­tre de dégager la ques­tion de la poésie des déf­i­ni­tions enchan­tées qui en font le domaine de l’in­spi­ra­tion, de la pureté des sen­ti­ments, de la naïveté idéal­iste. N’al­lons toute­fois pas penser qu’en ver­tu d’un tel part-pris idéal­iste à l’é­gard de la poésie, le pro­pos niet­zschéen en con­stituerait une forme de dén­i­gre­ment. Bien au con­traire, il s’ag­it de pré­cis­er le rôle fon­da­teur et civil­isa­teur de la poésie, c’est-à-dire de penser en quoi cette fab­ri­ca­tion (Aris­tote) et ce men­songe (Homère) con­stituent le sup­port et le fonde­ment des autres activ­ités les plus hautes de ce que l’on appelle l’e­sprit (reli­gion, philoso­phie…). Si comme le pense le poète Jean-Michel Maulpoix, « le lyrisme est une mal­adie » qui con­siste à ne pas se résoudre à ce que ce qui est ne soit pas ce qui pour­rait être, alors on com­prend aisé­ment ce que la poésie qui est d’abord chant, « melos » qui nous impose  d’abord son rythme con­traig­nant, peut ensuite avoir de doux, de con­so­la­teur. Et Niet­zsche remar­que avec pro­fondeur que ce n’est pas tant le chant lui-même qui con­sole que ses effets adoucis­sants, que la pos­si­bil­ité même de son existence…Savoir que le chant existe dans un monde désen­chan­té : la poésie comme arrondisse­ment des angles de l’in­stinct qui per­met ain­si à l’an­i­mal humain de s’ac­cepter comme tel – et de s’adoucir…Et au cen­tre de la poésie qui est chant, il y a le rythme et sa con­trainte. « De la musique avant toute chose » dis­ait Ver­laine. La poésie comme l’amour, dira Maulpoix…

      On com­prend alors que le choix de la musique pour penser l’amour est un exem­ple emblé­ma­tique. Il s’ag­it du mod­èle de l’ap­pren­tis­sage de l’amour d’une mélodie… « Voici ce qui nous arrive dans le domaine musi­cal ». Même si l’ac­tion libre de choisir d’ap­pren­dre est req­uise, l’essen­tiel relèvera de la pas­siv­ité. « Ce qui nous arrive » est une invi­ta­tion à penser la rencontre…qui n’est pas inno­cente. L’at­ti­rance, la séduc­tion sont là. Mais le pou­voir de la mélodie n’est pas d’emblée de don­ner du plaisir ou de la jouis­sance. Ou bien ce plaisir immé­di­at est intrin­sèque­ment per­vers et ambiva­lent. Car il est d’abord ques­tion de désagrément…La ren­con­tre est dif­fi­cile. Il faut isol­er la mélodie et ain­si la dis­tinguer, la saisir dans sa sin­gu­lar­ité. En la délim­i­tant on s’aveu­gle, ou plus exacte­ment, on se rend sourd à tout ce qui n’est pas elle. Le pre­mier moment dans la ren­con­tre est ain­si un geste de dis­cerne­ment de la sin­gu­lar­ité, c’est-à-dire un effort de per­cep­tion – notons le con­texte « esthé­tique »  —  et de juge­ment, si tant est qu’il soit per­ti­nent de dis­tinguer ici entre juge­ment et per­cep­tion dans cet effort de dis­cerne­ment. Dis­ons qu’il y a focal­i­sa­tion sur une sin­gu­lar­ité car­ac­térisée par son étrangeté. S’il y a bien mys­tère de l’é­trangeté, il est naturel qu’il ne se donne pas d’emblée – et l’on com­prend alors aisé­ment pourquoi il est néces­saire d’ap­pren­dre à aimer. Une mélodie trop cha­toy­ante nous lasse aus­si rapi­de­ment que le plaisir éphémère qu’elle a pu nous don­ner. Peut-être n’aimerons-nous jamais que ce que nous ne com­prenons pas, ce que nous ne pos­sé­dons pas…

      Ain­si ce qui nous arrive, ini­tiale­ment, c’est la ren­con­tre avec « une vie en soi ». Il faut avoir le pressen­ti­ment de cette vie en soi pour s’at­tach­er à l’en­vis­ager dis­tincte­ment, la dis­cern­er en elle-même. Il faut appren­dre à enten­dre cette vie en soi. On pour­ra trou­ver un écho de cet appren­tis­sage à enten­dre, de cette édu­ca­tion de l’ouïe, dans ce pas­sage du Cré­pus­cule des Idol­es (« ce qui manque aux alle­mands »,§6) où l’é­d­u­ca­tion de la vue (« il faut appren­dre à voir ») est présen­tée comme le prélim­i­naire à toute vie spir­ituelle. Se pré­cise alors le lien entre la per­cep­tion et le juge­ment. Appren­dre à voir, c’est d’abord sus­pendre le juge­ment, c’est-à-dire habituer l’oeil, dans le calme et la patience,  « à faire le tour du par­ti­c­uli­er et à le saisir dans sa total­ité ». Appren­dre à voir, c’est ne pas se laiss­er sub­merg­er par toutes les sol­lic­i­ta­tions du vis­i­ble mais hiérar­chis­er les objets qui sont dignes d’être vus, c’est-à-dire retenir l’at­ten­tion et la con­cen­tra­tion, en écar­tant les objets aux­quels on n’ac­cordera pas cette dig­nité. C’est résis­ter aux sol­lic­i­ta­tions de la plu­ral­ité des faits, des événe­ments pour ne con­sid­ér­er que ceux qui sont dignes d’être perçus et aux­quels on con­sen­ti­ra à s’habituer. « Toute atti­tude anti­spir­ituelle, toute vul­gar­ité vient de l’in­ca­pac­ité de résis­ter à une sol­lic­i­ta­tion : on est con­traint de réa­gir…» L’at­ti­tude spir­ituelle est donc l’ex­acte inverse de l’in­jonc­tion per­ma­nente de notre temps agité qui réclame que nous réagis­sions sans cesse aux événe­ments hétéro­clites et hétérogènes, et qui fait de la spon­tanéité et de la nou­veauté les ver­tus car­di­nales ! Que ce soit dans ce pas­sage du Cré­pus­cule des Idol­es ou dans celui sur l’amour dans le Gai Savoir, que nous sommes en train de con­sid­ér­er, rédigé quelques années plus tôt, Niet­zsche réap­pré­cie l’habi­tude et la patience.

      Un autre lieu com­mun du temps veut que l’habi­tude (comme l’oisiveté!) soit la mère de tous les vices. Or l’habi­tude n’est pas néces­saire­ment rou­tine ! L’habi­tude ici est au con­traire la pos­si­bil­ité même de la nais­sance du désir. L’ef­fort, la bonne volon­té, la patience sont des com­porte­ments qui relèvent du champ lex­i­cal de l’éthique, et qu’il faut con­sid­ér­er comme les ver­tus qui per­me­t­tent de s’habituer, et pro­gres­sive­ment de créer une accou­tu­mance. La ten­dresse, ensuite, nous situe davan­tage dans le reg­istre de l’af­fec­tiv­ité . Si on résume : cela com­mence par le tra­vail de dis­cerne­ment d’une étrangeté, tra­vail de la per­cep­tion juste (il sera plus loin ques­tion d’ « équité ») afin d’éloign­er le sen­ti­ment ini­tial de désagré­ment ; cela se pour­suit par l’ex­er­ci­ce de la patience focal­isée sur la sin­gu­lar­ité de la mélodie. Patience « pour son regard et pour son expres­sion » : on com­mence à percevoir que ce qui nous était insup­port­able, c’é­tait ce que la musique exprime, et qui, étrange­ment, nous regarde ! Que la musique nous regarde, cela est à enten­dre dou­ble­ment : elle nous con­cerne, mais surtout elle nous dis­cerne… A mesure que nous la dis­cer­nons, nous décou­vrons que c’est nous qu’elle dis­cerne ! Elle nous scrute, et vient chercher en nous des émo­tions que nous n’ex­téri­oris­e­ri­ons pas sans elle. L’é­trangeté m’ac­corde enfin de la profondeur…Ce que la musique boule­verse en moi me per­met d’en­ten­dre en elle ce qu’elle a de bouleversant…Voilà ce qui crée l’ad­dic­tion, ce qui explique le relais que la néces­sité prend par rap­port au risque ini­tial de la lib­erté et l’ef­fort de la volon­té qui l’a accom­pa­g­né. L’habi­tude ouvre l’at­tente, le manque, le désir.

     Nous sommes entrés dans la fas­ci­na­tion. Niet­zsche insiste sur le car­ac­tère con­traig­nant de la fas­ci­na­tion. Les « amants hum­bles et ravis » sont hum­bles car dému­nis devant la beauté qu’ils dis­cer­nent pro­gres­sive­ment, et qui les arrache à eux-mêmes , les dépos­sède. Etre ravi, c’est, certes, être comblé, mais c’est plus encore être dépos­sédé… La mélodie rav­it mais il n’est pas assuré qu’elle comble. On n’at­tend, on ne désire plus qu’elle ; s’il y a un comble, c’est bien le comble du désir, c’est-à-dire le con­traire de la pos­ses­sion et de la maîtrise, le con­traire même de la jouis­sance. Le car­ac­tère exclusif de ce désir n’at­tend pas la jouis­sance, mais le désir lui-même ! Le désir n’e­spère plus que le désir. C’est une ques­tion d’in­ten­sité. La beauté de la mélodie est éprou­vée pro­por­tion­nelle­ment à l’in­ten­sité de notre désir d’elle. Nous avons su créer par l’ef­fort et l’habi­tude les con­di­tions du désir dont l’éveil ren­verse le choix d’ap­pren­dre à aimer en soumis­sion au des­tin de l’amour.

     Ce que sug­gère cet exem­ple de la musique, et bien au-delà de cet exem­ple, c’est que tout dépend de moi : la musique n’a pas changé entre le temps où je devais faire l’ef­fort pour la sup­port­er et le temps où elle a fait de moi son amant…Ce sont les con­di­tions de ma per­cep­tion qui ont changé, par la disponi­bil­ité que j’ai su créer. Finale­ment, c’est tou­jours moi qui invente l’amour. Et c’est pourquoi la musique n’est qu’un cas de fig­ure, certes pas anodin – car quoi de plus immatériel et de plus sen­suel à la fois, de plus spir­ituel et de plus émo­tion­nel que la musique – mais un cas de fig­ure néan­moins par­mi les fig­ures de l’amour dont on devine en fil­igrane qu’il con­cerne d’abord l’amour humain. Et l’autre de l’amour humain est d’abord un étranger — où si l’on veut une étrangeté. Or cette étrangeté ne se dévoil­era pas dans une con­nais­sance. On n’ap­pren­dra rien de l’essence de l’amour en apprenant à aimer, car la ren­con­tre de l’é­trangeté est, nous l’avons déjà dit, la ren­con­tre d’une sin­gu­lar­ité, l’ap­pren­tis­sage de ce qui, dans la sin­gu­lar­ité de l’autre, dérange mon attente, déroute mon chemin. Et quand j’ai enfin appris à aimer, l’é­trangeté para­doxale­ment se dévoile et demeure indi­ci­ble… Je n’au­rai donc pas l’oc­ca­sion de la con­naître, si l’on entend par con­nais­sance le pou­voir d’énon­cer rationnelle­ment les critères ou les car­ac­téris­tiques de son iden­tité. Ce qui se dévoile main­tient de l’indi­ci­ble. Je ne sais pas dire ce que j’aime dans ce que j’aime, parce qu’il ne s’ag­it pas d’un quoi, mais d’un qui. Et aucun qui ne tient dans une essence, dans une déf­i­ni­tion, avec des qual­ités qu’on pour­rait recenser et une iden­tité qu’on pour­rait cir­con­scrire. C’est pourquoi pré­cisé­ment je suis ravi, et non cloué à moi. Et s’il y a bien, sug­gérée, la pos­si­bil­ité d’un amour de soi (pas une con­nais­sance de soi!), il passe par le détour de l’amour d’un autre.

     Niet­zsche ne dit surtout pas, con­traire­ment à un autre pon­cif de notre temps, qu’il faille s’aimer soi-même pour être capa­ble d’aimer (aimer un autre, aimer en général). Il ne dit pas non plus que pour s’aimer soi-même il faille d’abord appren­dre à aimer un autre, car l’amour de soi n’est pas une fin en soi…Il dit sim­ple­ment qu’il faut appren­dre à aimer (un autre) pour pou­voir pré­ten­dre s’aimer soi-même, c’est-à-dire aimer l’é­tranger en nous…Le détour par l’é­tranger (l’autre aus­si bien que l’é­tranger en nous) est la seule voie de l’amour (et surtout pas de la con­nais­sance). « …Fatale­ment nous nous demeu­rons étrangers à nous-mêmes, nous ne nous com­prenons pas…, à l’é­gard de nous-mêmes nous ne sommes point de ceux qui « cherchent la con­nais­sance »… », écrit Niet­zsche dans La Généalo­gie de la morale ! (Avant-pro­pos, parag.1).Mais cet étranger, nous pou­vons chercher à l’aimer (nous-même comme l’autre par lequel on a com­mencé). Il s’ag­it même pré­cisé­ment d’ap­pren­dre à aimer ce (celui!) que l’on ne com­prend pas, et parce qu’on ne le com­prend pas.

     Le mou­ve­ment de l’ap­pren­tis­sage de l’amour n’est rien d’autre que le geste de se ren­dre disponible — en quoi con­siste l’hos­pi­tal­ité vraie,  débar­rassée des scories de la psy­cholo­gie de la volon­té de puis­sance sur laque­lle les com­men­ta­teurs de Niet­zsche ont tant insisté. Il s’ag­it d’é­carter pro­gres­sive­ment tout ce qui entrave la juste per­cep­tion de ce (celui) qui est et que l’on apprend, de la sorte, à aimer. A savoir notam­ment toutes les sol­lic­i­ta­tions psy­chologiques, propo­si­tions de rap­ports de forces, objec­tifs à attein­dre, final­ités de l’ac­tion,  invi­ta­tions à réa­gir, opin­ions préconçues…C’est-à-dire encore, pour le dire avec plus de pré­ci­sion, ce qui entrave l’ac­cueil bien­veil­lant de la présence étrangère, que l’ap­pren­tis­sage patient per­me­t­tra d’ac­cueil­lir enfin, pour son étrangeté même, et par­fois, grâce du présent, avec sa beauté qui me sidère. Et la « grat­i­tude » de l’ob­jet aimé est inhérente à la per­cep­tion juste de cet objet, en tant qu’il agit enfin sur moi, et, en dévoilant sa beauté pour mon amour, décou­vre la pro­fondeur infinie de mon sen­ti­ment. Je suis récom­pen­sé au cen­tu­ple pour les ver­tus que j’ai cul­tivées à son égard (« patience », « équité », « ten­dresse envers l’é­trangeté »). L’éthique et l’esthé­tique sont réc­on­cil­iées et devi­en­nent indis­so­cia­bles, tout autant que le cœur et l’in­tel­li­gence. Le boulever­sé ren­voie au boulever­sant qui, en se dévoilant, l’a révélé ! On peut penser à Pla­ton, ou mieux encore à Plotin par le lien entre la bon­té et la beauté, à Hei­deg­ger dans sa réflex­ion sur l’essence de l’oeu­vre d’art, voire à Lev­inas, pour la ques­tion de l’é­trangeté ou à Der­ri­da pour celle de l’hos­pi­tal­ité. Un Niet­zsche déroutant, mais cohérent, car la volon­té de puis­sance n’est ni une idéolo­gie, ni un plaidoy­er pour le vital­isme, ou la bru­tal­ité, mais une expli­ca­tion de la con­fig­u­ra­tion des instincts mul­ti­ples et con­tra­dic­toires qui ani­ment tous les êtres. La volon­té de puis­sance est ain­si à son comble lorsqu’elle se veut elle-même, ayant sur­mon­té les instincts de ressen­ti­ment, c’est-à-dire lorsqu’elle inno­cente le devenir, lorsqu’elle se trans­mue en amour par l’alchimie com­plexe de l’apprentissage…

     Il faut appren­dre à aimer ! Mais l’ap­pren­tis­sage n’est-il pas dès lors le mou­ve­ment même de l’amour ? Toute forme d’ap­pren­tis­sage n’est-elle pas geste d’aimer, la dig­nité de l’ob­jet rési­dant alors dans la beauté qu’elle dévoil­era ? Mais ce dévoile­ment a‑t-il un terme ? L’ap­pren­ti ne désire pas la beauté, il désire appren­dre, il désire appren­dre à aimer parce qu’il désire aimer. L’e­sprit, le corps d’un autre (œuvre ou être humain) devi­en­nent les sym­bol­es de mon désir, et désig­nent, dans la grat­i­tude de leur dévoile­ment pour moi – de leur don – la beauté du désir­able : le jamais encore atteint…à jamais hors de prise…l’amour ! Ce que j’ac­cepte dans le devenir inno­cent, la présence pure et son mys­tère immanent.

 

     Niet­zsche a ain­si écrit, dans ses Poésies com­plètes :

« La vague ignore le repos
la nuit aime le jour radieux -
Il est beau de dire « Je veux »
mais « J’aime » est encore plus beau. »

 

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