« Ma pau­vreté n’est pas totale : j’y manque. » 14

      Man­quer soi-même à sa pau­vreté, à son dénue­ment, c’est, sem­ble-t-il, être moins pau­vre… Ce qui encom­bre, la plu­part du temps — out­rance de la psy­cholo­gie et de l’ob­ses­sion du sens qui l’ac­com­pa­gne —  c’est soi-même. Etre désen­com­bré de soi, ouvert, généreux, c’est aus­si être nu. Dès lors la con­di­tion sociale de pau­vreté, le manque d’avoir, est moins con­fon­du avec le manque d’être. Para­doxale­ment je suis, dès lors, un peu. Pas suff­isam­ment pour m’enorgueil­lir, mais suff­isam­ment pour éprou­ver la vibra­tion d’être sans trop d’usurpation.

 

 

« Tu es telle­ment hon­nête que tu ne suis per­son­ne : pas même toi. » 923

      Au principe de l’écri­t­ure de Porchia, il y a assuré­ment ce que Niet­zsche avait appelé la pro­bité, voire, au risque du pléonasme, la pro­bité intel­lectuelle. Ne suiv­re per­son­ne, dire la sin­gu­lar­ité de ce qui est éprou­vé, la dis­tinc­tion de l’ex­péri­ence, avec les mots les plus justes. Il s’ag­it de ne pas se pay­er de mots, d’éviter les lieux com­muns de la flagorner­ie. Ne pas suiv­re soi-même, refuser a pri­ori toute ten­ta­tion de com­plai­sance « nar­cis­sique ». Il s’ag­it finale­ment de n’être dupe ni de la propen­sion des autres, ni de ma propen­sion, à croire…

 

 

« Tu croy­ais que détru­ire ce qui sépare, c’é­tait unir. Et tu as détru­it ce qui sépare. Et tu as tout détru­it. Parce qu’il n’y a rien sans ce qui sépare. » 474

      Porchia a rédigé des « voix ». Il s’ag­it de se met­tre à l’é­coute des voix, une écoute active bien sûr, une atten­tion. Ce qui implique de com­mencer par laiss­er par­ler ces voix. Et com­mencer par une voix, celle-ci par exemple…La voix s’adresse à un « tu » ! Qui est ce « tu » auquel la voix s’adresse ? Dans la poésie, dans le jour­nal intime, le « tu » est sou­vent celui du dia­logue intérieur, une forme d’adresse à soi. Le « tu » est cou­tu­mi­er dans ces écri­t­ures… La voix peut égale­ment être adressée à un proche… Dans les deux cas ce pour­rait être un reproche, à soi-même ou à un autre ! Un reproche dont le funeste résul­tat est d’avoir tout détru­it.

      Le « tu » pour­rait alors être une adresse qui nous con­duit vers l’u­ni­versel, un dia­logue intérieur ou bien un dia­logue avec quelqu’un qui nous fait touch­er un aspect uni­versel des choses. Rien n’ac­com­pa­gne cette adresse : aucune illus­tra­tion, aucune anec­dote. Et si on se tenait là devant une erreur humaine : l’er­reur humaine par excellence ?

      « Tu croy­ais que détru­ire ce qui sépare, c’é­tait unir. Et tu as détru­it ce qui sépare. Et tu as tout détru­it. Parce qu’il n’y a rien sans ce qui sépare. »  Met­tons en per­spec­tive cette voix 474 avec la voix 473 : « Quand elle raisonne, la vérité est démence. » Porchia se posi­tionne ici con­tre le principe de rai­son suff­isante qui peut con­duire à l’hy­per­ra­tional­isme. On peut peut-être, alors, oser une lec­ture de ces deux voix dans leur complémentarité.

      La sépa­ra­tion ontologique est notre con­di­tion, et la logique de l’e­sprit de ratio­nal­ité ne per­met pas de le com­pren­dre. Au con­traire elle nous égare dans la destruc­tion qui vise l’u­nion.La rai­son veut la paix, et c’est pourquoi sa logique est celle de l’u­nion. Elle pense qu’en unis­sant on résorbe les antag­o­nismes. Elle raisonne en vue d’u­nir. Elle peut même pré­conis­er la guerre pour réalis­er la paix. Au moins faire la guerre à ce qui sépare (ce qui n’est pas roman­tique, angélique, fusion­nel, pos­ses­sif, « poli­tique­ment cor­rect »), à ce qui ne vise pas l’u­nité, à ce qui sup­porte, plein d’e­spérance, que deux fassent deux, et ne désire pas le deux-en-un, à ce qui se refuse à rap­porter l’autre au même, à ce qui n’a­mal­game pas ! Elle peut faire la guerre à ce qui dis­tingue, à la dis­tinc­tion même, à ce qui, jugeant, hiérar­chise, à ce qui ne refuse pas l’aris­to­cratie de la pen­sée. La rai­son, jusqu’ au pop­ulisme, cherche à régn­er sur les foules par l’ad­hé­sion des masses…

      Or, la sépa­ra­tion ontologique est notre con­di­tion. Nous sommes séparés dans l’e­space, séparés par le temps. La sup­pres­sion de l’e­space, c’est le néant. La sup­pres­sion du temps, c’est la mort. Vouloir sup­primer la sépa­ra­tion est une hérésie con­tre notre con­di­tion qui est néces­saire­ment trag­ique ! L’e­space est entre nous, nous séparant ; le temps est en nous, nous esseu­lant : nous sommes à jamais séparés, esseulés, n’é­tant que par tout ce qui sépare… Cette place même où nous sommes, dans la sépa­ra­tion, n’ étant qu’ usurpation :

« Celui qui doit te faire vivre, il ne doit presque pas vivre, pour te faire vivre. » 983

 

 

« Je viens de ce que je vais mourir, non d’être né. D’être né je m’en vais. » 19

      Je vais mourir m’en­traîne loin d’être né. Voilà le sens du chemin ou de la sépa­ra­tion (c’est la même chose). Vivre ou mourir sont un seul, la sépa­ra­tion elle-même. Ce qui nous porte, ou nous déporte : être de moins en moins…

 

 

« Pour ceux qui meurent, cette terre est pareille à la plus loin­taine étoile. Cela ne devrait pas nous préoc­cu­per autant, ce qui se passe…sur la plus loin­taine étoile. » 424

      Les mourants devi­en­nent indif­férents. Oublions-nous que nous sommes ces mourants, mais qui ne savent pas se ren­dre indif­férents ? Porchia se tient près de Pas­cal : nous oublions notre con­di­tion en nous diver­tis­sant. C’est la seule façon, para­doxale, de sup­port­er cette con­di­tion, si l’on n’a pas la foi. Et pour­tant il serait sage de nous ren­dre indif­férents. Mais Porchia n’est pas bouddhiste…pas plus que stoï­cien. Il est du côté des penseurs trag­iques, c’est-à-dire de ceux qui ne veu­lent sup­primer ni la sépa­ra­tion, ni la tension.

      La ten­sion, peut-être le terme qui car­ac­térise le mieux les « voix » d’An­to­nio Porchia.

      Pourquoi la pen­sée pure est-elle ten­due ? Parce que les pen­sées sont dens­es, qu’elles por­tent le poids d’une vie et ses con­tra­dic­tions. Parce que l’écri­t­ure est parci­monieuse : les voix ont été rédigées tout au long de la vie de Porchia ; il a donc peu écrit. La den­sité et la rareté sont liées.

      Ni philoso­phie : Porchia répugne à se laiss­er con­train­dre par la rai­son qui donne un ordre, fab­rique une logique, pose en principe la non-con­tra­dic­tion ou la dialec­ti­sa­tion de la con­tra­dic­tion. Le con­cept ordonne la réal­ité à sa mai­gre mesure.

      Ni poésie : Porchia refuse les con­traintes formelles, esthé­tiques. Il ne court pas le risque de la joliesse ou du sen­ti­men­tal­isme. Il est poète, essen­tielle­ment, comme Niet­zsche ou comme Rimbaud.

      Et probe : « Oui je souf­fre tout le temps, mais rien qu’à cer­tains moments, parce qu’il n’y a qu’à cer­tains moments que je pense que je souf­fre tout le temps. » 450 . On ne court pas, ici, le risque de l’in­au­then­tic­ité. Le sen­ti­ment n’est que le sen­ti­ment exprimé, pensé…L’existence d’un homme probe est indis­so­cia­ble de sa pen­sée. Sauf lorsque l’ac­tiv­ité con­ceptuelle se développe con­tre-nature, ou lorsque la joliesse a rai­son de la pensée.

      Il s’ag­it d’es­say­er de dire, d’écrire, au plus près du souf­fle de la vie, à ras de vie. L’esprit…

      Là où la beauté, les sens et la sépa­ra­tion ne font qu’un :

« Même les fleurs, pour exhaler leurs par­fums, ont besoin de mourir un peu. » 1007

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