« En fin de compte, je resterai tou­jours un pau­vre Kas­par Hauser. »
G. Trakl dans une let­tre à un ami (1912).

 

 

Georg Trakl s’est tu dans les ornières de novem­bre au terme d’une longue déroute, engagé dès les pre­miers mois de la guerre sur le front de l’Est au cours de l’année 1914, en qual­ité de phar­ma­cien mobil­isé dans les ser­vices san­i­taires. Durant la bataille de Grodek con­tre l’armée russe, il a pour mis­sion de pren­dre en charge, dans une grange et sans assis­tance médi­cale, pen­dant deux jours, les soins d’une cen­taine de blessés graves. Naufragé d’une fin de nuit, il décou­vre au matin la terre de Gali­cie rougie de « tout le sang ver­sé ». Quelques jours plus tard, à la suite des hor­reurs dont il a été le témoin, il tente de se sui­cider au moyen d’une arme à feu. Après le fra­cas des « armes de mort » pré­cip­i­tant « les plaines d’or et les lacs bleus » dans l’ébran­le­ment ter­ri­ble de la guerre, il est trans­féré à l’hôpital psy­chi­a­trique de Cracovie.

Interné depuis le 25 octo­bre dans une cel­lule « qui ressem­blait à une cave », au soir du 3 novem­bre, il suc­combe à un excès de cocaïne, empor­tant avec lui les dérè­gle­ments et la dés­espérance d’une vie mar­quée à la fois par de douloureuses épreuves per­son­nelles et par la vio­lence du désas­tre qui s’annonçait comme la fin d’un monde.

Il nous faut aujour­d’hui, par-delà l’é­pais­seur du temps, en une sorte d’épiphanie ren­dre vis­i­ble, don­ner à voir et à enten­dre, le leit­mo­tiv obsé­dant de la ruine qui annonce l’entrée dans un siè­cle « de bruit et de fureur »[1], ain­si qu’en cha­cun de ses poèmes se dépose une plainte dev­enue étrange­ment muette. L’ex­péri­ence silen­cieuse du désas­tre dans la vie de celui qui dis­ait de lui-même « n’être qu’à moitié né », se révèle comme la plus haute con­science pos­si­ble d’un moment du temps au plus fort du déclin. Rompu à l’épreuve des jours, le poème accom­plit la promesse de l’as­tre qui « roule plus obscur » dans le lent déchiffre­ment de ce qui reste à naître, un « ailleurs » où le soleil se lèvera encore après la chute de la nuit.

Par­mi les vir­tu­al­ités d’un moi indéfi­ni comme autant de frag­ments d’identité, Elis, Helian, Kas­par Hauser, l’étranger, le soli­taire, la sœur…, avec ces mul­ti­ples per­son­nages aux allures d’apparitions, le chant du poème et ses allé­gories dev­enues pour Trakl la véri­ta­ble réal­ité réson­nent sur les pas de l’« Étranger sacré », fig­ure énig­ma­tique du poète par­mi « les ter­ri­bles sen­tiers de la mort, des pier­res gris­es du silence, les écueils de la nuit et les ombres sans paix ».

Comme à rebours, il vient à notre ren­con­tre pour con­jur­er le mal­heur du temps dont il porte la blessure, sitôt brisé l’as­tre des jours anciens aux dieux tutélaires. Il va inter­pel­lant les vivants et les morts aux bouch­es de pavot, le fils per­du sous les feux de l’orage, à l’Occident qui chavire. Plaie vive au cœur, il suc­combe à l’horreur d’exister. Dans la nuit de toutes les nuits, penché sur ses gouf­fres, il va cueil­lant la fleur des ténèbres sur les chemins de Gali­cie par­mi les flammes et les cav­ales de l’automne.

Si la voix de Georg Trakl con­tin­ue à nous attein­dre, à touch­er le lecteur « enhar­di » qui s’aventure sur le « chemin abrupt et sauvage » de ses textes, c’est qu’ils sont nés d’un même feu courant à tra­vers les pages « som­bres et pleines de poi­son »[2] que nous pou­vons lire aujourd’hui, cent ans après sa dis­pari­tion. Comme l’écueil qui résiste à la vague destruc­trice du temps, la force créa­trice du poète con­traste sin­gulière­ment avec l’angoisse et le chaos du réel que l’œuvre poé­tique tente de méta­mor­phoser jusqu’à l’égarement entre « rêve et folie ». Cette œuvre étrange, secrète, d’une rigueur absolue, a trou­vé sa pro­pre fin avec celle de son auteur. Elle signe à la fois le des­tin d’une écri­t­ure et d’une vie qui s’est refer­mée sur elle-même, un soir de novem­bre 1914.

 

« Ce sont larmes plus som­bres que respire ce temps »

 

L’œu­vre de Georg Trakl, mis à part quelques frag­ments de drames et de vers de jeunesse, compte un peu plus d’une cen­taine de poèmes qui con­stituent une avancée de l’ex­péri­ence poé­tique vers l’hori­zon de la moder­nité, pas­sant en un bref laps de temps d’un lyrisme dis­so­nant à la métrique tra­di­tion­nelle aux « rythmes libres » de vers assou­plis où se mêlent emprunts et influ­ences, notam­ment des Illu­mi­na­tions d’Arthur Rim­baud et des élé­gies de Hölder­lin. Du tra­vail de la rime dans les son­nets d’in­spi­ra­tion sym­bol­iste jusqu’au dérè­gle­ment du vers « débor­dant de mou­ve­ments et de visions » où réson­nent les pre­miers accents expres­sion­nistes, avec la dis­lo­ca­tion douloureuse qui car­ac­térise les derniers poèmes écrits dès le print­emps 1914, Trakl fran­chit les lim­ites du pos­si­ble « hors de soi » pour se per­dre « lit­térale­ment et dans tous les sens » par­mi le tumulte de la langue et « l’amer­tume du monde ».

Cher­chant à approcher le « chaos » au plus près, il va faire éclater la « vieil­lerie poé­tique » jusqu’à la frag­men­ta­tion ultime du poème désor­mais « imper­son­nel ». La prosodie de la langue alle­mande s’en trou­vera renou­velée par la com­bi­nai­son sub­tile de mots issus du lex­ique de la tra­di­tion poé­tique mais dont l’emploi obéit à une néces­sité intérieure implaca­ble. Leur poly­sémie déjoue la fix­ité du sens qui se dérobe dans le jeu des motifs et leur méta­mor­phose. Ain­si se forme la matière d’un lyrisme aux accents dra­ma­tiques qui se heurte à sa pro­pre impos­si­bil­ité, face à un monde en con­vul­sion où des anges déchus « aux ailes mac­ulées de boue » lui mon­trent les signes inouïs de sa chute à venir.

Ouvrant la poésie « aux grandes irrégu­lar­ités de lan­gage », à ce qui relève d’une vérité sin­gulière avec la volon­té de ren­dre vis­i­ble, man­i­feste le « dire » du poème au sens du mot alle­mand Dich­tung, Trakl met à l’épreuve « corps et biens » la for­mule de son con­tem­po­rain Wittgen­stein, « Ce qui ne peut être dit, il faut le taire », cher­chant dés­espéré­ment à saisir dans cette mise en abîme l’impossibilité même de dire qui ne ces­sait pour lui de mar­quer le pas­sage du jour à la nuit, pré­fig­u­ra­tion de ce déclin vers l’obscur dans un monde qui n’aura d’autre hori­zon que sa pro­pre fin, un monde où ain­si que l’écrit Trakl en 1914 à son ami Lud­wig von Fick­er, « l’existence ressem­ble à la mort » comme pour des mil­lions d’hommes après lui sur les champs de bataille de la guerre qui s’abat sur l’Occident.

Au cours des dernières années, alors que les « démons » se font plus pres­sants dans sa vie, Trakl qui ne se soucie plus vrai­ment du devenir de ses poèmes, s’abandonne ain­si à l’ivresse qui le gagne, « per­du dans la noire destruc­tion de novem­bre », comme si le mou­ve­ment intérieur qui l’avait porté à écrire, pou­vait tout aus­si bien le ren­voy­er au néant, envahi « par la suave musique de sa folie ».

Poète inscrit sur le dou­ble ver­sant de l’histoire, en aval il pré­fig­ure la révolte « expres­sion­niste » avec l’âpreté qu’il met dans sa « manière imagée » et son refus à con­sen­tir « à ce qui est », en amont là où s’enracine la moder­nité, il rejoint ceux des poètes qui ont méta­mor­phosé la langue l’ouvrant sur l’indicible : Friedrich Hölder­lin le « frère sacré » ain­si qu’il le nomme, Arthur Rim­baud dont il lit dès 1907 les pre­mières tra­duc­tions, Novalis auquel il con­sacre deux poèmes, Charles Baude­laire dont il décou­vre « Les Fleurs du Mal » avec leurs par­adis arti­fi­ciels dans le texte français, et Niet­zsche pour lequel il s’enthousiasme à la lec­ture de son « Zarathoustra ».

Aujourd’hui, par-delà les tragédies du vingtième siè­cle, pour qui a recon­nu dans sa parole poé­tique des ful­gu­rances qui touchent au plus intime de l’être et ren­dent sa voix si proche que nous ne voulons plus le quit­ter, il est ce « pas­sant con­sid­érable » qu’accompagnent d’autres sil­hou­ettes étranges qu’il ren­con­tra dans les cafés de Vienne ou de Berlin, comme par mégarde. Il fréquen­tait davan­tage ces lieux pour y retrou­ver l’ivresse du vin que pour débat­tre des prob­lèmes du temps, « pau­vre Lélian »[3] égaré dans la ville et ses « noirceurs » dev­enue le théâtre d’une exis­tence déchirée entre l’appel de la lumière et la fatal­ité de l’ombre.

Relevons sur son pas­sage les noms de Karl Kraus, red­outable écrivain polémiste, auteur de la célèbre revue autrichi­enne Die Fack­el dans laque­lle furent pub­liés les pre­miers poèmes de Trakl, Lud­wig von Fick­er, l’ami infati­ga­ble qui plus tard rassem­blera ses textes, et Else Lasker-Schüler, « la fiancée du vent » qu’il ren­con­tre à Berlin en 1914, éton­nante égérie de l’expressionnisme alle­mand, si proche de lui dans sa vie de bohème qu’elle lui rap­pelait sa sœur Grete.

Retourn­er sur les pas de Trakl, c’est aus­si aller à la ren­con­tre de « la sœur », cette sil­hou­ette vac­il­lante qui hante nom­bre de ses poèmes sans pour autant laiss­er devin­er la nature exacte d’une rela­tion si étroite entre eux que l’ombre de l’inceste a fini par en con­stituer le mythe, celui de la trans­gres­sion d’un inter­dit rad­i­cal. Les let­tres entre le frère et la sœur ayant dis­paru, sans doute détru­ites par la famille, il reste des spécu­la­tions qui ali­mentent l’image délétère du poète mau­dit, alors que la réal­ité acca­blante de l’époque con­stitue par elle-même, pour qui veut bien s’y attarder et en pren­dre toute la mesure, le fer­ment de cette détresse à l’œuvre dans le corps et la voix si par­ti­c­ulière du poète Georg Trakl, « une dic­tion douce, qui sem­blait tourn­er autour d’un indi­ci­ble mutisme »[4].

 

« Et dans l’azur sacré réson­nent encore des pas de lumière. »

 

Traduire les poèmes de Georg Trakl, c’est ten­ter de saisir la réal­ité pal­pa­ble d’une écri­t­ure nour­rie de tra­di­tion et dont le lyrisme devien­dra la com­posante essen­tielle, comme pour en retrou­ver l’étoffe tail­lée dans l’épaisseur sonore de la voix qui s’y loge — au détour d’une volée de mots dans cet entre-deux du jour et de la nuit brûlant au cœur des choses « l’ardente paille »[5] du poème —, c’est repren­dre un à un les fils du réel par­mi les méta­mor­phoses sans nom­bre de la langue, c’est tiss­er à nou­veau la rude toile au vif-argent d’une vie qui voi­sine avec les astres, la vigueur alle­mande courant sous « le soleil des mots » par l’unique chemin qui décline à l’orée même de vivre, sen­tinelle obstinée d’un invis­i­ble incendie.

Par la rage des vents dévê­tu, il va sur d’étranges hau­teurs sous l’éclair qui se brise — lumière et souf­fle, éclat panique — au pas­sage de la ligne, feu sur la lande, nulle autre vision quand l’esprit se dérobe à l’embrasement du couchant. Voici Georg Trakl dans la forêt des signes où la mort seule est venue qui éclaire ses jours par­mi les « Grands astreignants »[6], tourné vers le lieu de son aban­don. Il survit dans « la mai­son noc­turne des douleurs » pour­suiv­ant son rêve éveil­lé sur « les sen­tiers lunaires des séparés », au plus pro­fond du som­meil comme « en d’obscurs poi­sons ». Le cœur ivre, il se sou­vient de ses vagabondages per­pétuels à l’heure du tour­ment, de la liqueur d’or qui luit dans la bouche de la nuit, de la brûlure du pavot et de son « chaos d’images » qui ruis­selle sur la « neige noire » des toits. L’écharde est dans la chair où s’exténue le secret de l’enfance entrelacé dans les inter­mit­tences d’une flamme, cette « faute con­tre le sang »[7] qui pal­pite sous l’écorce des pierres.

Ain­si celui qui se dis­ait lui-même « livré depuis des années aux aléas de l’existence » et qui cher­chait « la pos­si­bil­ité de s’adonner en toute quié­tude à [son] pro­pre silence » saura remerci­er ses amis dans ses dernières let­tres pour leur aide et leur sol­lic­i­tude, espérant à mots cou­verts que « quelque chose puisse en sor­tir et devenir poème », paroles soutenues de brais­es lentes jusqu’à n’être plus qu’une source échap­pée d’une rive à l’autre de la vie, qu’un souf­fle ren­ver­sé dessous le ciel, soleil et mort confondus.

Étranger en lisière d’un monde assuré de sa perte, « apa­tride au front som­bre », il demeure le « nu per­du » qui veille dans l’obscur au bout des chemins d’encre.

 

 

« Es ist die Seele ein Fremdes auf Erden. »
« L’âme est un étranger sur terre. »

*

Georg Trakl est né le 3 févri­er 1887 à Salzbourg. Il est issu d’une famille aisée de com­merçants orig­i­naires de Hon­grie, « fière d’habiter dans l’une des plus belles villes de l’Em­pire ». Durant son ado­les­cence, il décou­vre l’usage des drogues dans le cer­cle des amis qu’il fréquente. Sous l’influence de ses lec­tures, Ste­fan George, l’une des fig­ures emblé­ma­tiques de la poésie alle­mande au début du vingtième siè­cle, Hölder­lin, Novalis, Niet­zsche, Baude­laire, Ver­laine, puis Rim­baud, il est séduit par « la magie du lan­gage », autre chemin d’accès vers les Par­adis arti­fi­ciels qui devien­dront peu à peu la pointe extrême de sa vie entrée dans un cer­cle malé­fique dont il ne songera jamais à s’échapper. Son œuvre com­prend pour l’essentiel deux recueils de poèmes qu’il a lui-même pré­parés en vue de leur pub­li­ca­tion chez Kurt Wolff, un jeune édi­teur de Leipzig : Gedichte/Poésies (1913) et Sebas­t­ian im Traum/Sébastien en rêve (1915). Lud­wig von Fick­er, directeur de la revue Der Bren­ner qui pub­lia ses derniers poèmes, a joué un rôle déter­mi­nant pour la sauve­g­arde de son œuvre poétique.

En cette pre­mière année de com­mé­mora­tion de la Grande guerre de 1914–1918, il con­vient de rap­pel­er que si Georg Trakl, poète et sol­dat autrichien, n’est pas mort sur le front ni tombé au champ d’honneur, la guerre avec ses fra­cas sans nom­bre a accom­pa­g­né sa mort, et les cir­con­stances par­ti­c­ulière­ment bru­tales de ce con­flit dont nous mesurons aujourd’hui la dimen­sion trag­ique aux con­séquences effroy­ables pour des mil­lions d’êtres humains en Europe, ont sans nul doute pré­cip­ité sa fin dans le chaos d’une époque meur­trière où la vie d’un poète de 27 ans ne pou­vait que se bris­er, sans retour pos­si­ble sur les écueils du temps. Le jour où il par­tit pour le front, avant de quit­ter ses amis, Trakl lâcha ces qua­tre mots : « Cela va être ter­ri­ble ! » Sans doute la guerre coïn­cidait avec cette « malé­dic­tion » qui déjà menaçait sa vie.

 

 

 

Georg Trakl en 1908

 

 

Un des poèmes majeurs de Georg Trakl

 

Psalm

Karl Kraus zugeeignet

Es ist ein Licht, das der Wind aus­gelöscht hat.
Es ist ein Hei­dekrug, den am Nach­mit­tag ein Betrunk­en­er verläßt.
Es ist ein Wein­berg, ver­bran­nt und schwarz mit Löch­ern voll Spinnen.
Es ist ein Raum, den sie mit Milch getüncht haben.
Der Wahnsin­nige ist gestor­ben. Es ist eine Insel der Südsee,
Den Son­nen­gott zu emp­fan­gen. Man rührt die Trommeln.
Die Män­ner führen kriegerische Tänze auf.
Die Frauen wiegen die Hüften in Schlinggewäch­sen und Feuerblumen,
Wenn das Meer singt. O unser ver­lorenes Paradies.

Die Nymphen haben die gold­e­nen Wälder verlassen.
Man begräbt den Frem­den. Dann hebt ein Flim­mer­re­gen an.
Der Sohn des Pan erscheint in Gestalt eines Erdarbeiters,
Der den Mit­tag am glühen­den Asphalt verschläft.
Es sind kleine Mäd­chen in einem Hof in Klei­d­chen voll herzzer­reißen­der Armut!
Es sind Zim­mer, erfüllt von Akko­r­den und Sonaten.
Es sind Schat­ten, die sich vor einem erblind­e­ten Spiegel umarmen.
An den Fen­stern des Spi­tals wär­men sich Genesende.
Ein weißer Dampfer am Kanal trägt blutige Seuchen herauf.

Die fremde Schwest­er erscheint wieder in jemands bösen Träumen.
Ruhend im Hasel­ge­büsch spielt sie mit seinen Sternen.
Der Stu­dent, vielle­icht ein Dop­pel­gänger, schaut ihr lange vom Fen­ster nach.
Hin­ter ihm ste­ht sein tot­er Brud­er, oder er geht die alte Wen­del­treppe herab.
Im Dunkel brauner Kas­tanien verblaßt die Gestalt des jun­gen Novizen.
Der Garten ist im Abend. Im Kreuz­gang flat­tern die Fle­d­er­mäuse umher.
Die Kinder des Haus­meis­ters hören zu spie­len auf und suchen das Gold des Himmels.
Endakko­rde eines Quar­tetts. Die kleine Blinde läuft zit­ternd durch die Allee,
Und später tastet ihr Schat­ten an kalten Mauern hin, umgeben von Märchen und heili­gen Legenden.

Es ist ein leeres Boot, das am Abend den schwarzen Kanal heruntertreibt.
In der Düster­n­is des alten Asyls ver­fall­en men­schliche Ruinen.
Die toten Waisen liegen an der Gartenmauer.
Aus grauen Zim­mern treten Engel mit kot­ge­fleck­ten Flügeln.
Würmer tropfen von ihren vergilbten Lidern.
Der Platz vor der Kirche ist fin­ster und schweigsam, wie in den Tagen der Kindheit.
Auf sil­ber­nen Sohlen gleit­en frühere Leben vorbei
Und die Schat­ten der Ver­dammten steigen zu den seufzen­den Wassern nieder.
In seinem Grab spielt der weiße Magi­er mit seinen Schlangen.

Schweigsam über der Schädel­stätte öff­nen sich Gottes gold­ene Augen.

 

Psaume

 

Dédié à Karl Kraus

 

Il y a une lumière que le vent a ravie.
Il y a sur la lande une auberge qu’un homme ivre quitte dans l’après-midi.
Il y a une vigne brûlée et noire avec des creux pleins d’araignées.
Il y a une pièce aux murs blan­chis de lait de chaux.
Le fou est mort. Il y a une île des mers du Sud,
Pour accueil­lir le dieu Soleil. Les tam­bours battent.
Les hommes ryth­ment des dans­es guerrières.
Les femmes roulent des hanch­es par­mi les lianes et les fleurs de feu,
Lorsque chante la mer. Ô notre par­adis perdu.

Les nymphes ont aban­don­né les forêts d’or.
On porte en terre l’Étranger. Alors défer­le une pluie de lumière.
Le fils de Pan se mon­tre sous les traits d’un terrassier
Qui dort à midi sur l’asphalte brûlant.
Il y a des petites filles dans une cour avec des robes de mis­ère à déchir­er le cœur !
Il y a des cham­bres débor­dantes d’accords et de sonates.
Il y a des ombres qui s’embrassent devant un miroir sans tain.
Aux fenêtres de l’hôpital se réchauf­fent des convalescents.
Un vapeur blanc remonte le canal chargé d’épidémies sanglantes.

L’étrange sœur hante à nou­veau les mau­vais rêves de quelqu’un.
Éten­due sous les noisetiers, elle joue avec ses étoiles.
L’étudiant, peut-être son dou­ble, la regarde longue­ment de la fenêtre.
Der­rière lui se tient son frère mort, ou bien le voici qui descend le vieil escalier tournant.
Dans l’ombre des châ­taig­niers bruns a pâli la sil­hou­ette du jeune novice.
Le jardin est dans le soir. Dans le cloître les chauves-souris s’envolent, ailes battantes.
Les enfants du concierge aban­don­nent leurs jeux et cherchent l’or du ciel.
Derniers accords d’un quatuor. La petite aveu­gle court en trem­blant dans l’allée,
Plus tard son ombre à tâtons longe les murs froids, cernée de con­tes et de légen­des saintes.

Il y a un bateau vide qui descend au fil du soir l’obscur canal.
Dans la ténèbre du vieil asile croulent des ruines humaines.
Les orphe­lines mortes sont couchées près du mur du jardin.
Des cham­bres gris­es sor­tent les anges aux ailes mac­ulées de boue.
Des vers tombent de leurs paupières flétries.
La place devant l’église est som­bre et silen­cieuse, comme aux jours de l’enfance.
Sur leurs semelles d’argent s’éloignent des vies antérieures
Et les ombres des damnés glis­sent vers les eaux qui soupirent.
Dans sa tombe, le magi­cien blanc joue avec ses serpents.

En silence au-dessus du cal­vaire s’ouvrent les yeux d’or de Dieu.

 

(Sep­tem­bre 1912)

 

Ce poème extrait du recueil Gedicht/Poésies inau­gure une nou­velle manière où appa­rais­sent les vers libres avec un découpage en séquences et des repris­es qui font écho à la lec­ture des Illu­mi­na­tions de Rim­baud dont Trakl reprend la for­mule « Il y a », en met­tant ici l’accent sur la dimen­sion visuelle d’un flot d’images et de visions.

 

 

Tra­duc­tion et présen­ta­tion Alain Fab­re-Cata­lan – Décem­bre 2014

 

 

 

 


 

[1] « La vie n’est qu’une ombre errante ; un pau­vre acteur / Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène / Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une his­toire / Racon­tée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, / Et qui ne sig­ni­fie rien. » Ain­si par­le Mac­beth apprenant le sui­cide de la reine dans la célèbre pièce de Shakespeare.

 

[2] On recon­naî­tra ici quelques mots extraits de la pre­mière phrase des Chants de Mal­doror de Lautréa­mont, en forme de salut adressé au lecteur de Trakl.

 

[3] En 1884, alors qu’il som­bre de nou­veau dans l’al­cool, Ver­laine pub­lie Jadis et Naguère, qui compte quelques chefs-d’œu­vre, dont son « Art poé­tique ». La même année, il fait paraître Les Poètes mau­dits, étude con­sacrée notam­ment à Tris­tan Cor­bière, à Rim­baud, à Mal­lar­mé et à lui-même – sous l’ana­gramme du « Pau­vre Lélian » –, ce qui lui vau­dra d’être pro­mu, mal­gré lui, ini­ti­a­teur du symbolisme.

 

[4] En août 1950, Lud­wig von Fick­er con­firmera à Gus­tave Roud que Trakl était habituelle­ment « un homme qui se taisait ».

 

[5] « Mes jours s’en sont allés errant / Comme, dit Job, d’une touaille / Font les filets, quand tis­serand / En son poing tient ardente paille : / Lors, s’il n’y a nul bout qui saille, / Soudaine­ment il le rav­it (…) » : cette expres­sion tirée du fameux poème, Le tes­ta­ment de F. Vil­lon, fait ici référence aux derniers écrits de Trakl qui ont incon­testable­ment une dimen­sion testamentaire.

 

[6] C’est l’expression employée par René Char dans le recueil Recherche de la base et du som­met pour ren­dre hom­mage aux créa­teurs, poètes, écrivains et philosophes qui ont pré­paré la voie de l’art mod­erne, et par­mi lesquels Georg Trakl ne saurait man­quer de trou­ver sa place.

 

[7] Il s’agit du titre d’un poème de Trakl « Blutschuld/Faute con­tre le sang » faisant par­tie du recueil posthume « Aus gold­en­em Kelsch/Le cal­ice d’or » com­posé en 1909. Il fut retiré du recueil lors de sa pub­li­ca­tion en 1939 à la demande de la famille à cause d’une allu­sion à l’inceste qui transparaît dans cer­tains vers : « Men­ace de la nuit sur la couche de nos étreintes. / Quelque part mur­mure une voix : qui vous délivr­era de la faute ? / Encore trem­blant de cette volup­té mau­dite et douce, / Nous implorons : par­donne-nous, Marie, dans ta grâce ! »

 

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