LES TROIS REFUGES DE PABLO

 

Pablo Neru­da avait trois maisons ; il les créa comme des poèmes, trois éton­nants chefs d’œu­vre que la dic­tature saccagea. Pinochet voulut ray­er le poète mais c’est le nom du général qui fait gri­mac­er l’his­toire du Chili. Pablo s’ap­pelait Nef­tali, il avait gardé dans les traits traces d’ancêtres arau­cans, la rage – non l’ar­ro­gance – envers toutes les cru­autés, les injus­tices, les alié­na­tions, il por­tait en lui abon­dance de mots, d’amour et de vie.

C’est une côte déchi­quetée aux vagues puis­santes que domi­nent des pins et des vil­las de rêve. Isla Negra, Île Noire, saura-t-on jamais pourquoi? Juste deux vers:

                        « Dans la noire, la noire soli­tude des îles,
                       c’est là, femme d’amour, que tes bras m’accueillirent. »

De ses trois maisons elle était sa préférée, elle était son « bateau ancré sur terre ». En atten­dant l’heure de la vis­ite, vous pou­vez vous attarder au « Coin du Poète », en sa présence, il est partout sur les murs, en cas­quette, devant la mer où les mêmes cor­morans pêchent en piqué. Sur chaque table, un petit bou­quet de sta­t­ices bleus, de fines immortelles blanch­es et mar­guerites rouges, les couleurs du Chili dont il fut le con­sul, l’am­bas­sadeur, le représen­tant partout dans le monde. Vous relisez son ode au vin sur le mur, «  vin fils de la terre », vino hijo de la tier­ra et vous trin­quez à la mémoire du poète mort de douleur.

C’est une mai­son où l’on embarque.

C’é­tait un ter­rain acci­den­té, avec un abri de pêcheur en ruines qui peu à peu se rel­e­va, grandit, s’al­longea, ser­pen­ta sur les con­seils d’amis archi­tectes et ce ne fut pas facile d’amen­er là les matéri­aux. Ces ajouts suc­ces­sifs en font une mai­son unique, une enfilade de petites habi­ta­tions séparées par des escaliers minus­cules, des sen­tiers, les pièces sont petites mais les vit­res immenses. C’est une mai­son d’artiste, de gran­it, bois et verre, une forme de recueil où il rassem­bla des objets hétéro­clites offerts ou ramenés de voyages.

Isla Negra ou l’art de redress­er une ruine, de la reta­per par étapes pour y faire vivre ses tré­sors. Il col­lec­tion­nait les coquil­lages, les dents de cachalot, les morceaux de bois déposés par les vagues, il écrivait sur un présent de l’océan, une planche où trône Baude­laire. Il accu­mu­lait des fla­cons étranges et col­orés, des lam­pes, des stat­uettes, des masques, des pipes, des bateaux en bouteille et d’im­posantes fig­ures de proue. Une pièce héberge un cheval grandeur nature, har­naché comme dans l’en­fance, et il a choisi des toits de zinc pour enten­dre, comme dans l’en­fance, les con­tes de la pluie. Il le dis­ait lui-même, c’est un caphar­naüm, « J’ai con­stru­it une mai­son comme un diver­tisse­ment et je joue dedans du matin au soir »

Devant la mai­son, un bateau face au large. Pablo se sen­tait l’âme d’un cap­i­taine et son pre­mier livre il le pub­lia anonymement sous le  titre sig­ni­fi­catif : Les Vers du cap­i­taine, Los Ver­sos del capitán. Der­rière, une loco­mo­tive lui rap­pelait son père, con­struc­teur de voies fer­rées, ces voies qui, pour la pre­mière fois, relièrent entre elles les villes du Nord au Sud de ce si long pays. À l’en­trée, son emblème, le sym­bole neru­di­en, un pois­son entre deux cer­cles de fer, deux armilles d’une sphère où le pois­son rem­place la terre, avec les let­tres majus­cules de son nom d’adop­tion comme d’im­prob­a­bles points car­dinaux. Un pois­son aux gros yeux d’océan posé sur une enclume.  Emblème que nous retrou­vons, jou­et des vents, sur le toit.

Neru­da souf­frait d’un can­cer, mais d’abord du can­cer de l’in­jus­tice envers l’Homme pour­suivi, exploité, nié. Le 11 sep­tem­bre 1973 le sub­mergea de dés­espoir et de rage ren­trée. Il dut quit­ter Isla Negra, sous les injures des mil­i­taires, pour sa mai­son de San­ti­a­go où il mou­rut douze jours plus tard. Pablo Neru­da est mort de douleur et les mil­i­taires con­fisquèrent Isla Negra. Ce n’est qu’en 1992 qu’il fut enter­ré là, selon ses souhaits, face au Paci­fique. Il y eut les amours et il y eut l’amour ; Matilde l’a rejoint dans cette tombe sim­ple, fleurie de fleurs sauvages. Les pas­sants lisent leurs noms gravés, en silence souri­ent, salu­ent le poète qui « nav­igua en paroles».  Pour Matilde il écriv­it : Yo quiero hac­er con­ti­go lo que la pri­mav­era hace con los cere­zos, je veux réus­sir avec toi ce que le print­emps réus­sit avec les cerisiers.

La nuit, dans les quar­ante-qua­tre collines, les chiens aboient, se répon­dent. Si vous leur par­lez ils vous suiv­ent, vous escor­tent quelques rues. Ils n’ont pas l’air en mau­vaise san­té mais sont nom­breux à con­serv­er une cer­taine lib­erté, à garder une notion d’er­rance col­lée aux pattes.

En 1959, las de San­ti­a­go qui l’ag­i­tait, le dis­per­sait, Pablo se mit à rêver d’une mai­son à Val­paraiso. Des amis furent chargés de lui en trou­ver une dans un quarti­er tran­quille mais pas trop, indépen­dante mais pas isolée, avec des voisins invis­i­bles si pos­si­ble, ni grande ni petite et pas chère.

Fut dénichée, dans une colline, une mai­son pleine d’escaliers, à plusieurs étages, con­stru­ite par un Espag­nol prénom­mé Sebastián, inachevée et aban­don­née depuis la mort du pro­prié­taire, dix ans aupar­a­vant. Son extrav­a­gance plut au poète mais, trop grande, il n’a­cheta que la moitié. Un cou­ple, dont la femme était sculp­trice, opta pour le rez-de-chaussée, le patio et deux étages. Neru­da gar­da les deux derniers, plus une sorte de tour avec ter­rasse et bap­ti­sa La Sebas­tiana cette mai­son excen­trique qui le rap­prochait des étoiles. Il était dans la lumière, il dom­i­nait toute la baie et même une ter­rasse où une femme, que jamais per­son­ne ne vit, pre­nait sou­vent le soleil, nue.

La Sebas­tiana est un autre caphar­naüm où l’on retrou­ve l’in­cli­na­tion du poète pour les col­lec­tions hétéro­clites : vieilles pho­tos du port, por­tu­lans et marines, fla­cons, bouteilles et ver­res de toutes les couleurs ; il était per­suadé depuis l’en­fance que la couleur don­nait à l’eau meilleur goût. Sont là aus­si, bien sages, les boîtes à musique et un cheval de manège pour dor­lot­er ses sou­venirs. Le bar occupe une place con­séquente, il aimait con­coc­ter des cock­tails et pré­par­er le punch dans une vache fleurie en céramique. Gêne devant le lit des amours, ne pas regarder par le trou des ser­rures, préfér­er l’opac­ité de l’in­tim­ité. Préfér­er l’in­tense et pais­i­ble por­trait de Walt Whit­man, ce bar­bu chevelu dont Neru­da appré­ci­ait la lib­erté sen­suelle. À un ouvri­er qui, au cours d’une restau­ra­tion lui deman­da si c’é­tait son père, il répon­dit : « Oui, en poésie ». Son bureau, tout là-haut, inspire rien qu’en y péné­trant. Vous regardez, vous plongez, l’u­nivers vous appar­tient, tout est dit, reste à l’écrire. Poète cap­i­taine, homme de veille, vigie. Dans le port de Val­paraiso, chaque 31 décem­bre a lieu un gigan­tesque feu d’ar­ti­fice. Il y assista pen­dant douze ans. Il était là le 31 décem­bre 1972, là il vit jail­lir l’an­née 73, l’an­née du 11 sep­tem­bre, 11, le nom­bre des mau­vais anges dit-on. La Sebas­tiana fut  dévastée par les militaires.

En ren­trant, sur une autre colline, à un autre bal­con du rêve, un vieil homme dévore la nuit ; à ses pieds, un chat blanc a pris racine, oui, Pablo, « dans la nuit de l’u­nivers ». Une lumière cru­elle tombe d’un réver­bère, rase nos rides et remet à sa place le passé.…

1973, tôt le matin, le jour­nal était glis­sé sous la porte et je vis son vis­age. Le poète Neru­da venait de mourir, anéan­ti par l’hu­mil­i­a­tion et le dés­espoir. Fidèle à lui-même, à son besoin infi­ni de repenser la vie, il avait survécu douze jours à la vio­lence extrême qui ne fai­sait que commencer.…

Matilde avait une abon­dante chevelure embrous­sail­lée le matin et Pablo l’ap­pelait affectueuse­ment La Chas­cona, celle qui a les cheveux emmêlés, en bataille.

En 1953, dans le quarti­er agréable de Bellav­ista à San­ti­a­go, ils décou­vrent un ter­rain à ven­dre, en pente, avec des ronces et une source. Ils firent con­stru­ire là leur pre­mière rési­dence et il l’ap­pela La Chas­cona. Ce ne fut pas sim­ple pour l’ar­chi­tecte : la colline regarde la ville et Neru­da voulait voir les Andes. Comme dans ses deux autres demeures, entre ce qu’il souhaitait et ce qu’il ne voulait pas, il fal­lut addi­tion­ner trois maisons qui se rac­crochent et s’ac­crochent à la colline.

Dans cette mai­son-musée au jardin touf­fu, l’in­tim­ité est pal­pa­ble. Vous retrou­vez Pablo le col­lec­tion­neur, objets d’art ou bâtons de marche, et les trois por­traits de ses trois poètes inspi­ra­teurs, Baude­laire, Rim­baud et Whit­man. Il écriv­it ici l’essen­tiel de son œuvre. Dans la par­tie la plus haute, ouverte sur les Andes rég­nait la bib­lio­thèque aux neuf mille vol­umes dont sept mille furent brûlés par les van­dales imbé­ciles de la dic­tature dès l’an­nonce de sa mort. Matilde s’est battue ensuite pour faire renaître La Chas­cona mise à sac. C’est émou­vant, c’est dérangeant, ces petits groupes qui atten­dent leur tour, non sans respect, non sans per­me­t­tre que tout per­dure puisque l’en­trée est payante, mais je ne serai nulle part à l’aise en intruse curieuse ; surtout pas dans une cham­bre, fût-elle celle de l’amour.

Dans la rue qui grimpe jusqu’à l’en­trée, sur des plaques de cuiv­re, toutes hélas rayées et oxy­dées, sont gravées quelques vers :

 

Je ne me suis jamais sen­ti aus­si sonore                  Nun­ca me sen­tí tan sonoro
Je n’ai jamais reçu autant de bais­ers.                      Nun­ca he tenido tan­tos besos.

Lais­sez-moi seul avec le jour                                    Déjen­me solo con el día
Je demande la per­mis­sion de naître.                         Pido per­miso para nacer.
 

La Chas­cona est toute de bleu et blanc, le bleu Paci­fique du cap­i­taine sur terre qui aima les proues, les promon­toires, et le blanc des Andes neigeuses au loin depuis l’enfance.

C’est un quarti­er bohème. Les rues ne sont que bars, galeries d’art, musi­ciens, comé­di­ens, hip­pies à col­liers et bracelets, tout se mêle, tout le monde par­le à tout le monde, on vous offre une bière, on vous baise la main, on repeint la planète, on ne repeint pas ses sou­venirs mais on les tient en laisse.…

 

                                                                        

                                                                   extraits inédits de Ma Bous­sole chili­enne, 2013.

 

image_pdfimage_print