Nous sommes au monde et nous l’ignorons ; ou alors nous l’oublions, nous nous lais­sons dis­traire par tout et par n’importe quoi. Nous flot­tons, extérieurs à nous-mêmes, étrangers à cet univers qui est nôtre. C’est l’exil intérieur. Et voici qu’un poète nous rend à nous-mêmes. Sans nier l’étrangeté de l’univers, il s’efforce hum­ble­ment de le con­tem­pler, de le com­pren­dre, de le pren­dre avec soi tout en respec­tant son mystère.

En 1942, au moment où Fran­cis Ponge fait paraître Le par­ti pris des choses, Guille­vic pub­lie Ter­raqué, un mot dis­paru du dic­tio­n­naire, fab­riqué de terre et d’eau, mais aus­si de ter­reur dans la mesure où Guille­vic s’est con­stru­it con­tre la peur. Ponge et Guille­vic, à con­tre-courant du Sur­réal­isme régnant.

Guille­vic  va ten­ter de pren­dre pos­ses­sion du monde ou plutôt de s’y inclure, d’y établir son domaine. Il va décou­vrir que la poésie est une langue dans la langue Tout en refu­sant de se laiss­er séduire par les coquet­ter­ies habituelles de la poésie : la métaphore notamment.

Ecrire,
C’est faire avec la langue du pays
Un autre usage,
 

Autre chose.
 

Habi­ta­tions dans Sphère est révéla­teur de ce mou­ve­ment d’incorporation ou plutôt, du dou­ble mou­ve­ment du dehors au dedans et du dedans au dehors. Guille­vic nous incite à être au monde, par tous les sens et notam­ment par la vue, sans rien renier de l’effroi d’être né ; à la manière dont un Hen­ri Michaux fait ressen­tir l’horreur plus que l’honneur d’être de l’aventure :

Les men­hirs la nuit vont et viennent
Et se grignotent.
Les forêts le soir font du bruit en mangeant.
 

La mer met son goë­mon autour du cou – et serre.
Les bateaux froids poussent l’homme sur les rochers
Et ser­rent.
 

(Carnac  in Ter­raqué.)

 

Eti­er est ce mince canal qui établit, au rythme des marées, une com­mu­ni­ca­tion inter­mit­tente entre le marais salant et la mer. Guille­vic écrit : « le poète n’est-il pas l’étier qui reçoit ce qu’il peut du monde et en garde ces petits tas de sel  : les poèmes ? » Aujourd’hui, on par­lerait d’art min­i­mal­iste, mais il me sem­ble que l’entreprise est d’une autre envergure.

C’est, d’une part, ne pas nég­liger le vide indis­pens­able à créer dans l’esprit :

 

Sans le vide,
Rien n’est faisable.
 

Omniprésent,
Même dans le silence.
 

Tout, sans lui,
Serait de la nature du boucan.
 

C’est lui
Qui per­met que ça remue,
Qu’on remue tout ça.
 

C’est lui
Qui per­met qu’on entre.
 

C’est lui qui fait
Qu’il y a un dedans.
 

C’est lui,
La danse. 
 

(Inclus)

 

À la radio, un pho­tographe évo­quait l’irritation de Dois­neau devant les com­para­isons du type : ce pont sur la Seine me fait penser à Mon­et, « Non ! dis­ait Dois­neau, je vois ce pont sur la Seine »; voir et non com­par­er ou faire référence. Il y a de cela chez Guillevic :

Ce n’est pas difficile
Dans une touffe d’herbe
De voir un incendie
Où s’exaltent des cathédrales,
 

De voir un fleuve qui se presse
Pour les sauver.
 

(…)

Mais voir la touffe d’herbe.
 

N’y a‑t-il pas là une réso­lu­tion ascé­tique de s’en ternir au réel, sans éprou­ver le besoin de se reporter à. N’était-ce pas Apol­li­naire qui en appelait aux « grands oublieurs » ? Un poète aus­si dif­férent de Guille­vic et d’Apollinaire que Saint-John Perse aspire lui aus­si à se débar­rass­er du poids de l’érudition :

O Pluies ! lavez au cœur de l’homme les plus beaux dits de l’homme : les plus belles sen­tences, les plus belles séquences ; les phras­es les mieux faites, les pages les mieux nées.. (…) lavez la literie du songe et la litière du savoir (…)

Pluies, VII, in Exils, Gal­li­mard, 1944

 

Et d’autre part, c’est, tou­jours dans Inclus, la vision du poète, pareil à cha­cun, et qui peut par­ler de lui dans la mesure où il assume la part com­mune à tous :

 

C’est bien,
Pré­cisé­ment,
 

Parce qu’il est
Un entre tous,
 

Qu’il peut être avec,
Dans tout l’autre,
Dans cha­cun des autres.
 

Et c’est pourquoi
Il peut être lui-même,
 

Oser
Par­ler de lui.
 

(Cet autre, p.98)

Rares sont les poètes à la fois aus­si con­crets, matéri­al­istes et aus­si intériorisés :

 

Sera comblé
 

Celui pour qui l’espace
Ne sera pas dehors.
 

Ecoute en toi le merle
Comme il t’habite.
 

Regarde-toi par lui
T’étendre sur la plaine.
    

(Inclus)

 

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