Ce texte a été pronon­cé par Jean-Luc Max­ence, le 1er décem­bre 2012, lors de la journée d’é­tudes organ­isée autour de l’oeu­vre de Jean Gros­jean par Recours au Poème, le Col­lège des Bernardins et l’as­so­ci­a­tion Art, cul­ture et foi.

 

 

 

A qua­tre-vingt-quinze ans passés, en 2004, alors que je dia­loguais régulière­ment avec lui dans la per­spec­tive de la rédac­tion d’un « Poètes d’aujourd’hui » que les édi­tions Seghers m’avait demandé, Jean Gros­jean m’a enseigné que tout homme était capa­ble, même en ce siè­cle guer­ri­er et  matéri­al­iste à out­rance, de répon­dre présent à l’appel de Dieu. De cela je rends témoignage et je ne l’oublierai jamais.

  « Allô ? Pour­rais-je par­ler à Jean Gros­jean ? » ai-je sou­vent demandé à son épouse Jacque­line, par télé­phone, en général tou­jours à la même heure, en fin d’après-midi. En effet, j’étais inqui­et et peu sûr de moi, scri­bouilleur de doute et d’incertitude, assez mal ailé à vrai dire.  Je savais qu’André Mar­ris­sel s’était essayé déjà à résumer l’itinéraire du poète pour une  mono­gra­phie et avait échoué. Je n’en menais pas large, comme on dit. 

  J’étais allé, quelques mois avant mes entre­tiens télé­phoniques,  à Avant-lès Mar­cil­ly, présen­té par Pierre Oster et accom­pa­g­né par un directeur lit­téraire, ren­con­tr­er Jean Gros­jean dans ce petit vil­lage du bout du  monde devenu sa retraite studieuse et  où il retour­nait  dans le détache­ment de la nature, dans ce creuset de la poésie. J’avais d’ailleurs en tête la phrase de Le Clézio : « La poésie est la source pure, elle est l’eau de la vérité, et c’est cette eau que nous donne Jean Grosjean ».

    Il était si excep­tion­nelle­ment  atten­tif à l’autre… L’œil du cœur, sans doute. Il n’y avait nul dog­ma­tisme dans son atti­tude, il se méfi­ait de la Gnose comme des glos­es ! Il m’expliqua vite com­bi­en il partageait avec André Mal­raux son admi­ra­tion pour Tête d’Or, pourquoi il aimait tant Mau­pas­sant, com­ment il demeu­rait tou­jours aux aguets du dieu vivant, en quoi il n’était pas un mondain, mais un poète dis­cret, « éter­nel  décou­vreur amoureux des Livres sacrés » le Coran et la Bible, , tra­duc­teur d’Eschyle et de Sopho­cle, de Shake­speare, et un cri­tique par­fois sévère et tou­jours inso­lite. Il était comme une sorte d’anarchiste chré­tien, traquant l’instant « comme une riv­ière tran­quille » (écrit-il dans Les Vasis­tas) et se moquant superbe­ment, sere­ine­ment, des effets de mode en poésie, de l’éphémère des marchands du Tem­ple. Il me con­fi­ait, à mots sobres, le fil d’or du Sens de sa vie, n’hésitant même pas à revenir sur cer­tains de ses pro­jets qui, selon son expres­sion employée dans un poème de La Lueur des jours « furent des retraites de Russie / dont cha­cun s’est tiré comme il a pu ».  Avec lui flat­ter­ies et redon­dances ne pas­saient pas. J’aimais sa réserve, sa bon­té, une qual­ité révo­lu­tion­naire chez un homme d’aujourd’hui, son regard fin et en défini­tive fron­deur sur le paysage de la poésie de son temps. 

       Et je m’entendais avec lui spon­tané­ment, sere­ine­ment, ai-je envie de dire, et je n’ai pas besoin d’en appel­er à ma longue  mémoire pour le revoir devant son bureau, m’expliquant  sa vie, me ras­sur­ant d’un geste sobre afin que je pour­suive sans nulle crainte la présen­ta­tion de son œuvre. 

    Ensuite, nous prîmes vite un rythme de croisière.  A l’heure du déclin du soleil, je lui téléphonais tel un enfant indis­cret et il répondait avec net­teté et douceur à mes ques­tions même les plus mal­adroites. Cela durait tou­jours 10 min­utes. « Il ne faut point le fatiguer » recom­mandait sa femme. Mais je savais bien que je n’avais pas de temps à gaspiller, aux portes de l’intemporel et de l’éternité que je pressentais.

    « Jean Gros­jean, par­lez-moi de la façon dont vous faites un poème ? Par­lez-moi du ciel ? Par­lez-moi du bon renon­ce­ment des choses de ce monde ? Par­lez-moi de l’incarnation ? Par­lez-moi d’un monde qui n’est pas de ce monde, et qui n’est pas encore hors du monde, de l’autre côté des choses et des gens de la Terre ? ».

   Qui dis­ait qu’on approche avec per­ti­nence  la poésie de Gros­jean qu’avec le sen­ti­ment irré­sistible de devoir ôter ses san­dales, comme devant je ne sais quel buis­son ardent ?  Gros­jean, le poète du numineux, avec un N, le N sacré et qui fait peur, celui de Carl-Gus­tav Jung…

   Et puis l’heure vint de lui adress­er le man­u­scrit du « Poètes d’aujourd’hui », l’heure de lui deman­der ce qu’il en pen­sait. L’heure du ver­dict, en somme. Et ce fut le dernier coup de fil don­né au poète quelques mois avant sa dis­pari­tion. « Ne suis-je donc pas passé trop à côté de l’Essentiel ?  Ai-je cap­té quelque peu la brise qui con­tient tout entière la tran­scen­dance dis­crète du monde ? Ai-je été à bonne école ? »…

   Et Gros­jean me répon­dit d’une voix tran­quille, basse mais joyeuse et dis­tincte, maîtrisée, pas seule­ment ras­sur­ante mais affec­tive : « Max­ence, vous allez bien­tôt cessé d’avoir peur. Nous allons pou­voir par­ler enfin cette fois ! de vous, de Dieu, de nous. Nous allons pou­voir par­ler sans crainte, il est temps. Oui, oui, votre texte me con­vient. Pour vous en assur­er, écoutez donc les titres choi­sis de cha­cun de vos para­graphes : « Ouver­ture, de la poésie comme patience et aven­ture spir­ituelle, Tout un chemin de sérénité en si peu de mots, De quel Dieu capter les signes du frémisse­ment ? Balis­es de vie face à l’intemporel, Puis­er à la source des livres sacrés évite d’inventer, Héraut de Dieu et alchimie du lan­gage, L’appréhension du Réel sous l’apparence du sen­si­ble »… Voilà un seul poème pour dire ma vie. Mer­ci pour cette atten­tion que vous avez si bien soutenue ».

  Et le livre parut. Et je ne revis plus Jean Gros­jean qui devait ren­dre sa vie à son Dieu. La con­ver­sa­tion sans peur, le dia­logue promis n’eut pas lieu. Notre con­tact télé­phonique était à jamais coupé. « Il n’y a plus d’abonné poète au numéro que vous avez demandé ! Il n’y a plus d’abonné poète au numéro… »

  Je ne revins jamais à Avant-lès-Mar­cil­ly enten­dre, dix­it l’homme célèbre du vil­lage, « son­ner  l’heure au clocher du vil­lage / quand la nuit danse à grands pas sur les herbes /  dont la sen­teur l’enivre ».

   Je n’osais plus rap­pel­er per­son­ne. Je me retrou­vais seul et Gros­jean comme devant, comme il plaisan­tait par­fois. Aujourd’hui, je me refuse à faire des effets mondains de manche, des phras­es à  sor­tir en Sor­bonne, des faire-part pom­peux pour « bluffer » avant d’être un fos­sile au fond des roches. 

  Il ne me reste que ses poèmes. Et « l’âme de la forêt » pour inter­roger un futur sans vis­age. Et tout l’invisible que l’on n’a pas pu se dire.  « l’inconsolable et calme regret ». Tout va si vite. Si vite, comme cette énigme d’un des derniers  poèmes de Jean Gros­jean, que je con­nais, par cœur :

                                  On a frôlé les vil­lages du monde,
                                  On s’arrache à ces jours qu’on n’a pas vus,
                                  On s’écarte de soi. Tout va si vite.
                                  Juste eu le temps de m’essuyer les mains.
                                  J’aurais aimé avoir longtemps vingt ans
                                  Comme un busard qui plane ». 

        Matthieu Bau­mi­er et Olivi­er Ger­main-Thomas lors de l’hom­mage à Jean Gros­jean au Col­lège des Bernardins, Paris, 1/12/2012

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