N’est-ce pas étrange
que la dis­tance nous sépare
et que je vive
comme si je n’avais jamais aspiré
l’odeur de ton milieu
ni que se fussent fondues
mes jambes avec tes jambes
que ta boue n’eût pas été
la matière de ma création
et qu’en ton sein
je n’eusse point trou­vé un foyer ?

*
Répon­dras-tu à qui t’invoque ?
Soign­eras-tu qui se plaint ?
Ô toi tou­jours si près de moi-même si tu t’éloignes
tou­jours présente même si tu t’absentes
Com­ment oublierai-je
moi que tu illus­tras par ton amour ?
Tu es une douce brise
qui pénètre dans les cœurs
Nous savons par intuition
mais avec une pleine certitude
que le secret de la beauté
tes robes l’enveloppent
 

Ibn Zay­dūn[1], poèmes traduits de l’espagnol d’après l’édition bilingue de Mah­mud Sobh, Insti­tu­to-Arabo de Cul­tura, Madrid, 1985. Pour une antholo­gie de poèmes traduits en français : Une sérénité désen­chan­tée, trad. Omar Mer­zoug, Orphée/La Dif­férence, 1998. Enfin, Pour l’amour de la Princesse, poèmes choi­sis et traduits de l’arabe par André Miquel, édi­tions Sind­bad, 2009.

Un poète authen­tique s’adresse d’abord à un être réel son con­tem­po­rain – non virtuel. Ses poèmes sont ori­en­tés. Ils s’éteignent avec ce quelqu’un dont la présence déjà s’épuise. Mais il arrive qu’ils soient repris de mémoire parce que la sit­u­a­tion qu’ils évo­quent appar­tient à l’universelle con­di­tion humaine.

Or, il est assez facile d’être un poète dans l’âge ado­les­cent, se main­tenir poète durant toute une exis­tence ressem­ble à un exploit dont le poète n’aura aucune con­nais­sance – affaire de futurs sco­l­iastes. (C’est une erreur, pour un écrivain, d’éditer ses Œuvres com­plètes de son vivant.)

Habiter poé­tique­ment sur la terre a un sens[i]. Car qu’est-ce que don­ner une mai­son ? Con­fér­er un intérieur ? À quoi ? À tout. Et le “plus que tout” est la con­di­tion poé­tique de l’homme… dont le point de départ ressem­ble à de l’innocence.

Pourquoi ?

N’est-ce pas étrange (j’en vois étrange­ment[ii] quelques signes, alors je me demande…) /que la dis­tance nous sépare (une dis­tance bien réelle, mesurable)/ et que je vive au lieu d’être dés­espéré ou de mourir ; l’écart s’est-il tant creusé entre ma vie et la tienne ? Ah, l’incrédulité)/ comme si je n’avais jamais aspiré (bu et respiré)/ l’odeur de ton milieu (lieu exact ; comme s’il ne m’était rien arrivé de voluptueux : par­fum, sen­teur, fra­grance, arôme, haleine ; je vis en oubliant qui je fus dans cette nuit-là : un chanceux et un être heureux ; le plaisir ne fai­sait pas défaut)/ ni que se fussent fon­dues (mélangées[iii])/ mes jambes avec tes jambes (…ce n’est pas une représen­ta­tion mais une présen­ta­tion. Est-ce vrai que le train de la vie nous fait pass­er sur ces instants ?)/ que ta boue (rap­pel à l’ordre par La genèse) n’eût pas été/la matière de ma créa­tion (image qui sera reprise maintes fois en poésie : je renais par toi quand je suis avec toi, etc. : thème. Je ne suis pas un être inné. Sans omet­tre que tu es le motif/le con­tenu de mes paroles.) Le poète liste tous les instants et tous les lieux.

Et qu’en ton sein (ton milieu)/ je n’eusse point trou­vé un foy­er ? Une habi­ta­tion faite pour moi aus­si qui ressem­ble à un errant.

Eh bien que je vive cepen­dant, voilà qui est curieux ! Les moments abso­lus ne seraient-ils pas éter­nels mais plutôt pas­sagers et en proie à l’oubli ou, pire, à l’indifférence ? Con­nais­sance, douleur et jouissance…

Le comme si arrange un peu l’affaire des apparences sociales. N’empêche que je mène désor­mais une vie débrail­lée – sans remords ni trop mar­qué par un passé – après avoir fait l’amour en amoureux. Ce que je risque : l’ennui et le cynisme.

L’interrogation – ou expéri­ence – du poète est pleine­ment actuelle, con­tem­po­raine, mod­erne. À cha­cun d’entre nous d’y répon­dre puisque l’expérience est iden­tique, du moins elle se déroule pour tous – elle résonne – dans le même champ grav­i­ta­tion­nel. Mais la poésie opère un change­ment d’échelles[iv] ; elle rassem­ble et du même coup sup­prime, en esprit, les dis­tances… pour en remet­tre d’autres qui se déroberont à leur tour. Ques­tion de vocab­u­laire et de regard.

1re propo­si­tion : Essai d’une réponse : Jardin, dans tes feuilles mortes se raidi­ra la prochaine nuit/Et le jour s’il brille aura ta dernière rose./La clarté pose de justesse/À nos pieds un bel abîme dont nos bouch­es tirent quelque fraîcheur !

2e propo­si­tion : L’eau d’une rigole miroite sous les petites feuilles noires d’un oranger/Pourtant la porte du verg­er est fer­mée à clé.

3e propo­si­tion : Ramené pour cet instant dans la ville où tu habites, je crains ta rencontre/Mais per­son­ne ne s’installe dans l’attente. Impossible.

4e propo­si­tion : Quand la lune pâle a mouil­lé sa corne dans la rosée, j’ai su que te suiv­re équiv­alait à ne plus courir à ta rencontre.

5e propo­si­tion : Nul ne peut représen­ter[v] l’infini par l’apparence, sauf à extraire d’un corps en éten­due l’in-défini, l’in-termittent… Or voici que je cède à la vacance, etc.

Parce que…

Répon­dras-tu (en auras-tu le temps et le courage) à qui t’invoques ? (ton mutisme est for­mé des mots que tu adress­es désor­mais à quelqu’un d’autre ; tu ne m’entends plus et pour­tant je t’appelle)/ Soign­eras-tu qui se plaint ? (char­ité et remède ou baume – mor­phine – pour une per­son­ne qui souffre/qui a mal) car, mal­gré l’action opposée : Ô toi (tutoiement mais pour moi seul) tou­jours si près de moi (je fais tout, machiste ? pour que tu restes dans mes bras), même quand tu t’éloignes (prox­im­ité inde­struc­tible et, en plus, je la con­serve en moi : opéra­tion dif­fi­cile, douteuse)/ tou­jours présente, même si tu t’absentes (ça c’est moins évi­dent, il y faut de l’imagination, l’effort d’un sou­venir ; une présence due à l’absence a un car­ac­tère pro­pre : la mélan­col­ie… et, peut-être, hélas, la nos­tal­gie funeste. Enfin, pourquoi tu t’absentes ? Une fleur te rendrait-elle rêveuse ? Oui tes activ­ités domes­tiques, mondaines, ta famille oui, et, de loin en loin, tu savoures quelques syl­labes ou mêle peut-être ta res­pi­ra­tion à la mienne anthume.)

La rai­son :

Com­ment t’oublierai-je (quelle chose réus­sir­ait, dans le futur, à installer l’oubli qua­si défini­tif ?)/ moi (j’ai un nom de famille) que tu illus­tras (illu­mi­nas telle une let­trine) par ton amour (ton intim­ité) ? Ma vie en a été changée et elle change aus­sitôt que je le dis, comme maintenant.

Beauté

… Tu es une douce brise (légère tu effleures et enveloppes déli­cate­ment ; à peine si tu remues le soir[vi] les petites feuilles des orangers du patio ; enfin tu nous tires des larmes)/ qui pénètre (entre à fond) dans les cœurs (les soulève et les fait bat­tre puissamment).

Savoir acquis au moyen de la brise :

Nous (les gens) savons par intu­ition (pas d’hypothèses ni de preuves, encore moins de concepts)/ mais avec pleine cer­ti­tude (puisque, c’est cer­tain, nous ne sommes pas morts encore)/ que le secret (chose qui per­dure le plus longtemps[vii]) de la beauté (ou vérité de divul­ga­tion[viii]. La beauté est puis­sance de présence qui regarde ce que j’oublie)/tes robes

( … indi­quant une nudité sous un voilage, mieux, une tunique) l’enveloppent (le cou­vent, le lan­gent et l’épousent). Je vois cette beauté ! Le désir devant le désha­bil­lage de l’autre et de soi au lieu­dit Madî­nat al-Zahrâ !

Si juste cette dernière et douce affir­ma­tion arabe ; cette image prend à la gorge. Quel humain n’a pas eu une pareille émotion ?

L’émotion est la matière pre­mière de tout poème tra­vail­lé. Reste à en devin­er le sens pro­duit par des cadences qui réson­neront tôt ou tard en nous… après leur écoute atten­tive, interrogative.

Nature du poème

Si la plu­part des poèmes par­lent de l’amour[ix]et de la sex­u­al­ité, c’est qu’ils désig­nent une part extrême et un temps fort dans l’expérience d’une vie sans his­toire. Un poème est sou­vent a- chronique quand bien même il se présente comme un man­i­feste poli­tique, une con­fes­sion ou une con­so­la­tion, un algo­rithme. Là est son étrangeté ; là est sa pen­sée inquiète de la con­di­tion humaine de nos jours, et de son passé et de son futur. Aus­si le poème n’est pas un diver­tisse­ment[x]. (Je ne lis pas un poème pour pass­er le temps. J’en lis un parce que je pressens qu’il résoudra aujourd’hui mon souci. Il m’éclairera. Là est son util­ité première.)

Bien qu’écrit dans ma langue mater­nelle, le poème est une étrangeté, il débar­que par­mi nous comme un étranger : il provient d’un incon­nu. Lequel ? de ma vie per­son­nelle et en groupe ? de la société dans laque­lle je tra­vaille ? de mes songes ou de mes pro­jets ? Or, l’étrangeté c’est sou­vent la peur : le poème pre­scrit le remède. Cepen­dant, ni lab­o­ra­toire ni phar­ma­cie ne le possèdent.

 

 

[i] La for­mu­la­tion de Hölder­lin est la suiv­ante : (…) “  Telle est la mesure de l’homme./ Riche en mérites, mais poé­tique­ment toujours,/ Sur terre habite l’homme. ”  En bleu adorable, trad. André du Bouchet.

Je me réfère aus­si aux travaux précurseurs de Georges-Hubert de Rad­kows­ki, Anthro­polo­gie de l’habiter – vers le nomadisme, PUF, 2002. Aujourd’hui l’espace urbain sert de référence – y com­pris pour les déserts, les régions lit­torales et l’Himalaya. “ L’histoire de l’urbanisation est sans aucun doute un des plus pas­sion­nants aspects de l’aventure de l’humanité. ”Paul Bairoch, De Jéri­cho à Mex­i­co, Gal­li­mard, 1985. Toute­fois, dans ce plein un vide s’insère qui a forme de la non-immédiateté…

[ii] Car je me trou­ve dans un tel tohu-bohu et sur un tel toboggan…

[iii] Ibn Zay­dūn : “ Dans les deux cas/ de l’union et de l’absence/ et dans les deux jours/ du rap­proche­ment et de la distance/ ce m’est assez si mes désirs/ t’atteignent sur ton horizon/ matin et soir / Et qu’à peine tu m’adresses un salut / s’il n’est même qu’un souf­fle de la brise/ Ma poitrine est pleine de douleur pour toi/ Mon cœur rêve tou­jours ton amour ”

[iv]  Les humains vivent dans un lieu et dans un temps. Par­mi des formes.

[v]  Image : à ce pro­pos je me sou­viens du film d’Orson Welles, “ Vérités et Men­songes ” ( F for Fake), 1973.

[vi] La brise vient avec le moment d’atténuation du jour. C’est-à-dire le moment où les regards embrassent le plus d’espace.

[vii]  Ibn Zay­dūn : “  Si tu voulais    entre nous deux/ il y aurait à tout jamais un secret / Il te suf­fit de savoir que si tu portes mon cœur/ il pour­ra soulever/ ce que les autres cœurs ne sup­por­t­ent pas ”

[viii] La laideur n’est pas le con­traire de la beauté. Elle est une dis­grâce mali­cieuse. Cf. Leopold Sach­er-Masoch, L’esthétique de la laideur, Buchet/Chastel, 1967.

[ix]  Non mar­i­tal, cet état sin­guli­er met en relief la réciproc­ité entre deux per­son­nes et leurs dif­férences diver­gentes et con­ver­gentes. Le bilan  du résul­tat se cal­cule jour après jour. Un sur­saut est pos­si­ble. Vivre ensem­ble  –  c’est-à-dire partager les riens – défait les habi­tudes, rend coléreux, rend heureux,  fait rêver, ras­sure, et, surtout, rend  moins éphémère notre durée de vie. Vivre ensem­ble est dif­fi­cile – les deux engueu­lades de Adam et Eve.

[x]  A la radio, un syn­di­cal­iste affir­mait que la lutte  con­tre le cap­i­tal­isme ce “  n’est pas de la poésie ”… C’est de la réal­ité quo­ti­di­enne et salariée – ou chô­mage… Je suis un salarié dans une entre­prise privée. Et l’une des déf­i­ni­tions de l’entreprise c’est de pro­cur­er du prof­it aux bailleurs de fonds avec le pré­texte d’une répartition.

 

 

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