Je me sou­viens[1]

 

Je me sou­viens de la ren­con­tre avec Jacques Der­ri­da, rue d’Ulm, à la fin de la pre­mière séance du sémi­naire de 1975/1976 . Les volon­taires s’inscrivaient au GREPh[2] ; voy­ant le nom du tout jeune homme que j’étais alors, il m’avait dit: « vous êtes Didi­er Cahen ? je viens de lire votre texte sur Jabès [3]» !

Je me sou­viens de la tor­ture à chaque fois qu’il fal­lait l’appeler, lui télé­phon­er, me con­fron­ter à son embar­ras au-delà du raisonnable …et de cette litanie d’excuses, de cul­pa­bil­ité (non feinte) quand on restait un moment sans se voir : « par­don­nez-moi, j’aurais du vous appel­er, je ne vous oublie pas etc. etc. »

Je me sou­viens de la marotte (fort/da) qu’avait offerte Jacques et Mar­gueritte à la nais­sance de ma fille Marine.

Je me sou­viens de ma lec­ture de l’Ecriture et la Dif­férence ; sans rien com­pren­dre…,  j’ai eu le sen­ti­ment intime, pro­fond, que ce livre était d’abord écrit pour moi. Comme si son insond­able mys­tère par­lait pour moi, de moi.

Je me sou­viens du chat qui n’avait pas de nom à Ris Orangis . JD : « pas for­cé­ment mon chat, je ne suis pas le seul à vivre ici » (sic)

Je me sou­viens qu’il ne sup­por­t­ait pas cer­taines into­na­tions « pied noir » dans son « par­lé », seul signe tan­gi­ble (ou presque) de sa Nostalgérie.

Je me sou­viens de son insis­tance mil­i­tante pour coller des enveloppes pen­dant des heures entières lorsqu’on devait envoy­er  les cour­ri­ers du GREPh.

Je me sou­viens qu’il prononçait Tse­lannn… pour par­ler de Paul Celan et de façon  assez étrange Chtrette comme si Strette[4] avait été un mot allemand !!

Je me sou­viens de Der­ri­da s’emportant : « mais oui il y a de grands écrivains, des petits, des nuls etc. etc. »

Je me sou­viens de sa sévérité exces­sive à pro­pos de l’Anti-Oedipe au moment de sa sortie.

Je me sou­viens de Der­ri­da me con­fi­ant qu’il aurait aimé écrire de la poésie , ce qu’on appelle de la poésie mais rien à faire à chaque fois la théorie reve­nait empiéter sur le pro­pos, repren­dre le dessus.

Je me sou­viens d’une soirée mer­veilleuse chez lui à par­ler des juifs d’Alger, d’amis pieds-noirs etc. et un Der­ri­da boulever­sé nous embras­sant Claire et moi au moment où nous repartions.

Je me sou­viens de sa pho­bie de l’avion.

Je me sou­viens  de ce sale virus qui, pour un temps,  lui avait défor­mé le vis­age. (Je me sou­viens …du ric­tus ! non de l’ennemi invisible).

Je me sou­viens d’un exposé que je devais faire au sémi­naire rue d’Ulm; j’improvisais tant bien que mal, et plutôt mal que bien ! (quelques excus­es ? j’étais bien jeune  et pour mille et mille raisons n’avais pas pu le pré­par­er) et Der­ri­da abrégeant ma souf­france d’un : «où voulez-vous en venir ?» 

Je me sou­viens que l’ineffable C. (pili­er indé­fectible du sémi­naire où il inter­ve­nait sans cesse pour con­tr­er Der­ri­da au nom de Lacan (ou Deleuze), faisant stricte­ment le con­traire chez Lacan (ou Deleuze ), dis­ait-on) m’a défendu becs et ongles…à ma plus grande honte.

Je me sou­viens d’un ren­dez-vous dans son bureau rue d’Ulm où je lui don­nais mon Faux-tableau de Der­ri­da  à paraitre dans Cri­tique[5]…et des très longues min­utes ou je suis resté incré­d­ule, bouche bée, assis devant lui tan­dis qu’il lisait tran­quille­ment mon texte (fort heureuse­ment à la lec­ture du titre il m’avait grat­i­fié d’un ami­cal « ça com­mence bien ».)

Je me sou­viens de son humour et de ses yeux rieurs quand il risquait, tou­jours avec une infinie déli­catesse,  un «mot d’esprit».

Je me sou­viens avoir fumé un paquet de cig­a­rettes (au moins) en une après-midi pen­dant que nous enreg­istri­ons, chez lui, le Bon Plaisir pour France Cul­ture[6].  Le cen­dri­er débor­dait de mégots, il était étince­lant — c’était pour­tant son pre­mier enreg­istrement pour un « grand » média — et je tis­sais entre nous …un écran de fumée !

Je me sou­viens comme si c’était hier des craintes de Jacques par­lant de son fils Pierre,  et ne pou­vant imag­in­er qu’il vive seule­ment de sa plume sans avoir un méti­er, sans gag­n­er sa vie  « comme tout le monde ».

Je me sou­viens de sa sainte colère quand pris par le con­trôleur du train sans avoir com­posté son bil­let  — nous par­tions présen­ter le GREPh en province -, il a refusé de pay­er l’amende et longue­ment résisté avant de sor­tir avec une mau­vaise volon­té évi­dente sa carte d’identité.

Je me sou­viens mais préfère ne pas me sou­venir de sa remar­que ter­ri­ble au sujet des bidass­es avinés qui nous cas­saient les oreilles au retour.

Je me sou­viens d’un sémi­naire sur Temps et Etre[7], rue d’Ulm où rien n’allait, où il lisait le texte sans vrai­ment par­venir à le lire,  où on sen­tait qu’il n’irait pas au bout ce jour-là   …et de mon soulage­ment en pen­sant : même à lui, la panne sèche, ça arrive aussi !

Je ne me sou­viens pas des innom­brables scènes qu’a pu lui faire son amie Sarah K. (mal­gré l’affection réciproque). Je me sou­viens qu’il lui reprochait par­fois avec pas mal de véhémence.

Je me sou­viens de sa joie sincère quand je lui ai con­fir­mé que j’avais pu join­dre Green, le chanteur de Scrit­ti Polit­ti, auteur de la chan­son « Jacques Der­ri­da » et que ren­dez-vous était pris pour l’enregistrement du Bon Plaisir.

Je me sou­viens de ses pre­mières lunettes (au milieu des années 80 ?) très loin du style atten­du — pas « intel­lo » plutôt style cou­turi­er, con­tres­ig­nant son élé­gance naturelle.

Je me sou­viens de la bous­cu­lade sur le quai de la gare de l’est à son retour de Prague, après son arresta­tion pour «pro­duc­tion et traf­ic de drogue » (phar­makon ?) et sa libéra­tion grâce à l’intervention de Mitterrand.

Je me sou­viens du sémi­naire le mer­cre­di suivant…et de la fin surtout. Après qu’il eut emprun­té bien des chemins (le sémi­naire por­tait sur « la méth­ode »), par­lé de toutes les fila­tures, le type en imper couleur mas­tic qui est sor­ti vite fait, la tête un peu cour­bée et les mains dans les poches ! Comme dans un « polar » ! Assez dis­cret pour sus­citer un éclat de rire général…

Je me sou­viens qu’il m’avait sidéré en m’avouant en 1998 (un peu poussé par Mar­gueritte, c’est vrai) qu’il ne sup­por­t­ait plus le foot­ball, mal­gré son rêve de gamin, si sou­vent rap­porté,  de devenir foot­balleur pro­fes­sion­nel – rêve que je partageais !

Je me sou­viens de notre dernière ren­con­tre très mati­nale  au col­loque Blan­chot à Jussieu en mars 2003 et de ces sim­ples mots qui m’avaient pro­fondé­ment touché: « je suis venu vous écouter ».

Je ne me sou­viens pas du nom­bre exact de livres qu’a pub­liés Der­ri­da ; compte, par ailleurs dif­fi­cile à faire pour un tas de raisons…qu’on trou­vera aus­si bien dans les livres !

Je me sou­viens de ces mots que j’ai risqués il y a 10 ans tout juste pour dire ce que je n’arrivais pas à dire : « goût absolu de la vie, désir absolu du pos­si­ble, rêve absolu de l’impossible, quête per­ma­nente d’une aven­ture absol­u­ment philosophique pour rechercher une autre human­ité de l’homme, lui offrir un avenir. (…)Soyons-en sûrs, Jacques Der­ri­da aura don­né sa vie à la philoso­phie. »

 

                                                                       

 


[1] Ce texte reprend donc la forme imag­inée par Georges Perec s’inspirant directe­ment du I remem­ber de Joe Brainard

[2] Le Groupe de Recherche sur l’Enseignement Philosophique a été créé en jan­vi­er 1975.

[3] Le corps nomade, revue Change n° 22, mars 1975

[4] Strette, Mer­cure de France, Paris, 1971, trad. André du Bouchet

[5] Faux-tableau de Der­ri­da sur La vérité en pein­ture, Cri­tique n° 390, novem­bre 1979

[6] Le Bon Plaisir de Jacques Der­ri­da une émis­sion de Didi­er Cahen et  Meh­di El Hadj dif­fusée sur France Cul­ture le 22 mars 1986

[7] Temps et Être in Ques­tions IV, Gal­li­mard, 1976

 

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