Jean Marc Sourdillon, N’est pas là

Par |2025-11-06T12:44:18+01:00 6 novembre 2025|Catégories : Critiques, Jean-Marc Sourdillon|

Ce qui frappe aus­sitôt, dans N’est pas là de Jean Marc Sour­dil­lon, c’est l’énigme dense du titre, où est aboli le pronom per­son­nel sujet. Si selon l’étymologie hei­deg­géri­enne, le « poète » (Dichter) est celui qui rend « dense » (dicht), Jean Marc Sour­dil­lon est poète dès le titre qui réduit l’absence à son noy­au : le manque. Placé sous le signe de la néga­tiv­ité, le titre pour­rait laiss­er présager un ascen­dant du négatif dans la moder­nité poé­tique dont Yves Bon­nefoy a don­né la for­mule, emprun­tée à Kaf­ka : « il reste à faire le négatif » (Entre­tiens sur la poésie, 1972–1990).

Mais dans ce livre com­posé en trois mou­ve­ments (« Ter­mi­nal », « L’aspiration », « N’est pas là ») précédés de l’admirable poème inau­gur­al « Nos années-lumière », Jean Marc Sour­dil­lon se risque à « faire le négatif » d’une façon bien sin­gulière, alchim­ique, qui trans­mue le « négatif » en la pos­si­bil­ité, certes dif­fi­cile, d’une « nais­sance ». Mais le poète oeu­vrant à la « nais­sance » qu’est Jean Marc Sour­dil­lon dès ses livres précé­dents, de L’unique réponse (2020) à Aller vers (2023), peut-il procéder à cette alchimie face à l’épreuve de la sépa­ra­tion et de la mort ? C’est le défi qu’affronte N’est pas là.

Dans le pre­mier mou­ve­ment, le « je » est con­fron­té à la « sépa­ra­tion » (« quelqu’un n’est plus là », p. 15), définie en ter­mes de « presque deuil » (p. 31). « Le négatif » est ici celui du départ du fils, qui laisse sa famille der­rière lui et met son père en face d’une épreuve rad­i­cale, proche de celle de la mort : « c’est comme si l’on m’avait vidé de moi-même, comme si j’étais mort » (p. 16). Il y va aus­si pour le poète de quelque chose comme une chute de cheval, au sens qua­si biblique du terme : « Son départ a fait telle­ment de vent qu’il m’a déséquili­bré et fait tomber de cheval » (p. 16). Mais, dans l’espace de la même page déjà, l’épreuve de la « sépa­ra­tion » devient le ter­reau d’une trans­mu­ta­tion en pos­si­bil­ité d’une « nais­sance » : « Comme si je venais enfin, après vingt ans, de finir d’accoucher. // La fin de ma nais­sance » (p. 16). Cette trans­mu­ta­tion est dif­fi­cile, vécue en ter­mes d’épreuve, sous le signe de la « douleur » qu’il faut « endur­er » (p. 23) : « c’est d’une grande beauté et d’une grande vio­lence. De la douleur pure, forte et trans­par­ente comme un alcool » (p. 24). 

Appa­raît ici un maître mot de l’œuvre de Jean Marc Sour­dil­lon, la « déhis­cence », qui désigne une brusque ouver­ture d’un organe végé­tal par­venu à matu­rité et qui, pour le poète, est le cen­tre généra­teur à la fois de la « nais­sance » et de l’« écri­t­ure » : « Il faut tra­vailler cette douleur. La douleur de la déhis­cence. Comme tou­jours l’alliée de l’écriture (…) Il faut voir où elle mène, à quelle vision, quel savoir sur soi-même, quelle nais­sance insoupçonnée ».

On est ici intro­duit au cœur de l’atelier poé­tique de Jean Marc Sour­dil­lon, où la « déhis­cence » est ce par quoi peu­vent advenir la « nais­sance » et la poésie. La force de ce pre­mier mou­ve­ment est aus­si que cette médi­ta­tion sur la tri­ade « déhis­cence » / « nais­sance » / « écri­t­ure » s’accomplit dans le creuset d’un lieu quo­ti­di­en de la moder­nité : le « ter­mi­nal » d’un « aéro­port » et la « passerelle d’embarquement ». Le lecteur aver­ti du poète de L’unique réponse se sou­vient ici que Jean Marc Sour­dil­lon asso­cie sou­vent l’expérience de la « passerelle » à celle de l’écriture poé­tique. Il n’est sans doute pas impos­si­ble de lire aus­si ce pre­mier mou­ve­ment de N’est pas là comme une forme de très libre réécri­t­ure de l’épisode biblique du « fils prodigue ». Là où dans la Bible le fils part et finale­ment revient, ici le fils part sans revenir, mais dans les deux textes ce départ est vécu par le père comme une méta­mor­phose intérieure profonde.

Qu’en est-il de la pos­si­ble trans­mu­ta­tion de l’absence en « nais­sance » lorsque, comme dans le deux­ième mou­ve­ment du livre, le manque vécu n’est pas un « presque deuil » (p.31) mais bien un deuil, qui plus est par­mi les pires qu’il soit don­né à un être humain de vivre : la perte de la mère ? Le « n’est pas là » de la mort de la mère est-il trans­muable comme l’a été le « n’est pas là » de l’absence du fils ? La con­fronta­tion avec le corps mort « com­pact et gelé » (p.42) de la mère est sans appel : « Il n’y a plus per­son­ne ici. Cherche-moi longtemps, trou­ve ou ne trou­ve pas mais pour l’amour de Dieu cherche ailleurs » (p.42). C’est au-delà de l’œil, dans la « voix », que « cherche » alors le fils : « voix qui me sou­tient me soulève et puis m’abandonne, à quoi je tiens, par quoi je tiens » (p. 44). Très émou­vant est le moment où, dans la géolo­gie pro­fonde de l’écriture, la mère n’est plus évo­quée à la troisième per­son­ne (« elle ») mais à la deux­ième, « tu » : « Pour elle, le moin­dre geste c’était douleur. / Je ne me met­tais pas dans sa per­spec­tive, jamais assez. Je ne voulais pas savoir que tu souf­frais » (p. 49). La souf­france causée par le manque est immense : « Ma tristesse vient non pas du fait qu’elle soit par­tie mais de ce que je ne lui ai pas assez dit que je l’aimais » (p. 49). L’amour de la mère et l’amour du fils échangent une réciproc­ité de preuves aux lim­ites du dici­ble : « Jusqu’à la fin ou presque j’aurai été ce fils qui repousse sa mère parce qu’elle l’aime trop et que lui aus­si aime trop ». A la mesure de cette douleur est l’acte par lequel le fils parvient, sur la ligne de crête de la souf­france et de l’écriture, comme au-dessus d’un précipice men­tal, à con­ver­tir la mort de la mère en expéri­ence de la « nais­sance ». Cette « nais­sance » est d’abord perçue sur le mode de l’imminence : « Par­ler comme si je n’étais pas encore né mais que je pressen­tais l’imminence de la nais­sance » (p.39). C’est dans les actes les plus quo­ti­di­ens et sim­ples que le « je » s’approche le plus de l’expérience de la « nais­sance ». Ain­si dans le sou­venir de la « sieste » (p. 58–59), moment où la mère lui a appris à lire et à écrire, pro­je­tant par là même à jamais une lumière inde­struc­tible sur les mots et sur l’acte d’écrire. La con­fi­ance de Jean Marc Sour­dil­lon dans les mots, sa voca­tion de poète trou­vent ici une orig­ine nim­bée de lumière. La trans­mu­ta­tion du deuil en expéri­ence de la « nais­sance » est com­prise par le poète en ter­mes de « tra­vail » : « Tout mon tra­vail : faire pass­er une morte encore très vivante, douloureuse­ment vivante, dans le dedans » (p. 67). Il y va ici de l’ouverture par Jean Marc Sour­dil­lon d’une nou­velle voie vers l’acte d’assumer le deuil, en le trans­muant en matrice d’une pos­si­ble « nais­sance » pour celui qui souf­fre. On pour­rait qual­i­fi­er cette voie inédite de « saut » spir­ituel, en don­nant au mot « saut » la con­no­ta­tion que lui con­fère Kierkegaard lorsqu’il évoque le « saut » du « stade esthé­tique » au « stade éthique ». Dès lors, la mère n’est plus morte mais « vivante » dans et par le fils : « Je ne porte pas le deuil de ma mère, je porte ma mère vivante, inscrite en moi, jusque dans ma voix » (p. 65). Désor­mais le deuil trans­mué devient une « danse de la nais­sance » : « Danser la danse de la nais­sance à l’intérieur du vide lais­sé par ta mort » (p. 71).

Le troisième mou­ve­ment du livre, plus bref, s’ouvre sur un pas­sage au ver­set qui trans­forme la langue en cantus : chant du « n’est pas là », for­mule dont la force est d’être ici, au-delà du deuil per­son­nel, un « n’est pas là » anonyme, uni­versel, tâche de la poésie, et dans lequel le lecteur peut pro­jeter ses pro­pres expéri­ences de l’absence.

Aus­si N’est pas là peut-il se lire comme un grand livre de la trans­mu­ta­tion dont la poésie est capa­ble. A la lumière de cette trans­mu­ta­tion sémi­nale, le titre peut s’écouter autrement : com­ment ne pas enten­dre et déchiffr­er, au pro­fond du sig­nifi­ant N’est, le sig­nifi­ant « naît », comme si la néga­tion con­te­nait déjà le pos­si­ble d’une « nais­sance » ? Ce « saut » spir­ituel qu’est la con­ver­sion du négatif en chance d’une « nais­sance » va de pair, dans ce livre, avec un pro­fond rejet de la « mélan­col­ie » : « Voici ce que je suis devenu depuis : un refus absolu de la mélan­col­ie et un sens très aigu du trag­ique » (p. 31). A cet égard, Jean Marc Sour­dil­lon est proche d’Yves Bon­nefoy qui, dans sa pré­face « La mélan­col­ie, la folie, le génie, — la poésie », écrite pour le cat­a­logue « Mélan­col­ie : Génie et folie en Occi­dent » dirigé par Jean Clair (2006), iden­ti­fie le « refus » de la « mélan­col­ie » à l’acte poé­tique lui-même, rompant par là avec des siè­cles de poésie sous le signe de la « mélan­col­ie ». S’il y a ain­si, autour du « refus » de la « mélan­col­ie », des affinités élec­tives entre Sour­dil­lon et Bon­nefoy, c’est surtout au plus près des œuvres de Philippe Jac­cot­tet et de Maria Zam­bra­no, mais aus­si de la cor­re­spon­dance entre Simone Weil et de Joë Bous­quet (Nais­sance mutuelle, 2010), que le poète de N’est pas là puise la force de trans­mu­ta­tion du « négatif » (ici du deuil) en expéri­ence de la pos­si­bil­ité d’une « nais­sance ». Cette trans­mu­ta­tion, qui est la sig­na­ture du poète, pourquoi ne pas l’appeler le « théorème » (au sens pasolin­ien de ce terme) de Jean Marc Sour­dil­lon , sur lequel le lecteur pour­ra désor­mais pren­dre appui pour assumer ses pro­pres épreuves du « n’est pas là » ?

 

Ren­con­tre lec­ture avec Jean Marc Sour­dil­lon (poète et tra­duc­teur) à l’oc­ca­sion de la sor­tie du livre Can­tique spir­ituel de Jean de la Croix aux Édi­tions Illador, le 2 mai 2024.

Présentation de l’auteur

Jean-Marc Sourdillon

Jean Marc Sour­dil­lon est né en 1961.  A pub­lié des livres poétiques :

  • Les Tourterelles (La Dame d’onze heures, pré­face de Philippe Jac­cot­tet, encres d’Is­abelle Ravi­o­lo, 2009).
  • Les Miens de per­son­ne (La Dame d’onze heures, pré­face de Jean-Pierre Lemaire, lavis de Gilles Sack­sick, 2010),
  • Dix sec­on­des tigre (L’Arrière-pays, 2011),
  • En vue de naître (L’Ar­rière-pays, 2017),
  • La vie dis­con­tin­ue (La part com­mune, 2017),
  • des essais et des nou­velles, Les voix de Véronique (Le Bateau Fan­tôme, 2017).

A traduit María Zam­bra­no et édité les Œuvres de Philippe Jac­cot­tet dans la Pléiade.

Jean-Marc Sourdillon

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Michèle Finck

Poète, cri­tique, tra­duc­trice, libret­tiste, scé­nar­iste, Michèle Finck est née en Alsace en 1960. Dès l’enfance et l’adolescence, elle partage sa vie entre la France et l’Allemagne et entre écri­t­ure et musique (piano). En 1981 (reçue à l’ENS), elle quitte Stras­bourg pour Paris où elle fait la ren­con­tre déci­sive d’Yves Bon­nefoy. Elle a pub­lié plusieurs livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do (Arfuyen, 2012) ; La Troisième main (Arfuyen, 2015) ; Con­nais­sance par les larmes (Arfuyen, 2017, réédi­tion 2021) ; Sur un piano de paille/ Vari­a­tions Gold­berg avec cri (Arfuyen, 2020) ; La Bal­lade des hommes-nuages (Arfuyen, 2022). Son œuvre poé­tique lui a valu le Prix Louise-Labé (2015) et le Prix Max-Jacob (2018). Elle est aus­si tra­duc­trice : Georg Trakl, Les Chants de l’Enténébré, Arfuyen, 2021. Elle col­la­bore sou­vent avec des artistes : libret­tiste, elle a écrit Poésie Shéhé Résistance/ Frag­ments pour voix (Le Bal­let Roy­al, 2019), mis en musique par Gualtiero Dazzi dans son opéra­to­rio Boule­vard de la Dor­dogne. Elle a pub­lié une ving­taine de livres d’artistes (avec les pein­tres Lau­ry Aime, Col­ine Bruges-Renard, Pierre Lehec, Quo­ni­am, Giraud Cauchy, Car­o­line François-Rubi­no…). Elle a été égale­ment co-auteure du scé­nario et assis­tante à la réal­i­sa­tion pour le film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (1996) avec Car­olyn Carl­son (pre­mier rôle), Jean Rouch, Philippe Léo­tard, sor­ti en salles en France et à l’étranger. La pre­mière fois que sa poésie est dev­enue publique, c’est par sa par­tic­i­pa­tion à la per­for­mance théâ­trale de Lau­ry Granier Autour du vidéo poème : La Porte, textes lus par Michael Lons­dale et Anne-Lau­re Meury (Théâtre de l’Ombre qui roule, Paris, 1987). Elle a pub­lié des essais sur la poésie con­tem­po­raine (Yves Bon­nefoy, le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion 2015) et sur le dia­logue entre la poésie européenne et les arts : Poésie et danse à l’époque mod­erne, Corps pro­vi­soire (Armand Col­in, 1992), Poésie mod­erne et musique, ‘vor­rei e non vor­rei’ (Cham­pi­on, 2004), Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute » (Her­mann, 2012), Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne de Rilke à Bon­nefoy, Le musi­cien panseur (Cham­pi­on, 2014). Elle est actuelle­ment pro­fesseure de lit­téra­ture com­parée (poésie européenne) à l’université de Stras­bourg, où elle organ­ise aus­si des lec­tures de poètes, dans le cadre de L’Europe des let­tres. Un numéro spé­cial de la revue Nu(e) est con­sacré aux livres de poèmes de Michèle Finck, sous la direc­tion de Patrick Née (n°69, 2019, 400 pages).

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