Ce sont des poèmes des années 1914 à 1923, encore inédits en français, que pub­lie Le temps qu’il fait, dans une tra­duc­tion inspirée et pré­cise. Les uns avaient été pub­liés dans des revues et des jour­naux roumains, les autres, posthumes, ont été retrou­vés dans les man­u­scrits que l’auteur avait lais­sés sur place avant de par­tir en France.

De l’adverbe du titre, Poèmes d’autrefois, n’en émane pas moins quelque chose d’étrange, comme s’il s’agissait de textes plus anciens que Fon­dane lui-même. Cela rap­pelle juste­ment la rela­tion com­plexe que Fon­dane entrete­nait avec la con­struc­tion de son iden­tité et donc sa pro­pre chronolo­gie, comme en témoigne la pré­face à Paysages, son unique recueil en langue roumaine : « Ce vol­ume appar­tient à un poète mort, à l’âge de 24 ans, vers 1923 ».

Une par­tie des poèmes est proche de l’inspiration sym­bol­iste de Paysages, avec cette impor­tance accordée à la nature, l’autre par­tie s’appuie sur des pas­sages de la Bible. Léon Volovi­ci, dans l’article pub­lié à l’occasion du cen­te­naire de la nais­sance de Fondane(1), met­tait en lumière la dou­ble cul­ture, en langues yid­dish et roumaine, de ce jeune avant-gardiste bruyant et rad­i­cal, et traduisant pour ses com­pa­tri­otes les auteurs français de la moder­nité. Mais par­ler d’héritage reviendrait, le con­cer­nant, à trahir ce à quoi il croy­ait, puisqu’il hérite moins de ces tra­di­tions qu’il ne les con­quiert, dans une approche résol­u­ment mod­erniste. D’où les nom­breux pseu­do­nymes qu’il se choisit, moins pour se cacher que pour com­pos­er avec alacrité, démi­urge de soi-même, un être com­plexe, con­tra­dic­toire, muant.

Car le ton de ces vers débor­de d’énergie native, qu’ils soient dans la veine symboliste :

« Mon âme ressem­ble à une fleur d’armoise amère –
enfant, né du blé qui s’épanouit dans les champs,
je dis­pense sans compter mes couleurs à tous vents,
pour par­er de fes­tons de soleil les nuages clairs » ;

qu’ils soient dans la veine biblique, comme le Chant de Samson :

« ah ! l’argile vierge de mouvement,
qui se débat­tait pour met­tre à bas toutes ses barrières,
se fray­er un chemin
et en cen­dres enfin,
délivr­er la vie exténuée de ses artères ».

Cette force de la jeunesse n’appartient pas tant à l’individu, — car­refour de mots, por­teur de masques -, qu’elle ne cir­cule entre les êtres :

« Je veux que le même orage nous jette à genoux, / ô femme (…) ».

Par delà les suc­ces­sions de métaphores et de per­son­ni­fi­ca­tions si prisées des sym­bol­istes, le poète des­sine un véri­ta­ble rétic­ule de l’homme et des élé­ments de la nature :

« des paysages j’ai cueil­li l’arôme,
des herbes folles le désir d’envergure.
J’ai bon­di plus soli­taire qu’un cerf (…) ».

Et la Bible devient sous la plume du jeune Fon­dane, célébra­tion d’un univers riche et lyrique par delà même l’effacement et la mort : « Et la vie, peut-être, (…) ne mour­ra-t-elle pas avec notre cervelle. / Des gril­lons gorgés de soleil boiront midi de plus belle (…) ».

Même si ces échos nous sont con­nus, venant d’un pré­coce con­nais­seur des let­tres français­es, il sem­ble que le sym­bol­isme de Fun­doianu est plus proche de celui d’Eminescu, fon­da­teur de la lit­téra­ture nationale roumaine, que de Gau­ti­er, Lecon­te de Lisle ou Baude­laire. Quand les Français chantent l’agonie noc­turne du vieil être et son égare­ment, lui cherche son chemin avec une vigueur solaire et aux pour­risse­ments baude­lairiens préfère la destruc­tion, porté par un mou­ve­ment para­dox­al fait de jail­lisse­ment et de ruine bru­tale qui n’est sans doute pas sans lien avec la lec­ture juive de la Bible.

Le reniement de Pierre clô­ture l’ouvrage. Ce poème dra­ma­tique paru en fin 1917, est traduit lui aus­si pour la pre­mière fois en français. La post­face de Monique Jutrin est con­sacrée à la genèse, au con­texte his­torique et aux sources de ce texte, sans en nier le car­ac­tère énig­ma­tique. L’épisode des Evangiles est dilaté en un mono­logue intérieur de l’apôtre, inter­rompu par les paroles accusatri­ces des servi­teurs qui l’ont recon­nu. Je ne m’étendrai pas sur la con­struc­tion dra­ma­tique qui, d’un argu­ment bien con­nu, parvient à créer un réel sus­pense, mais sur la sin­gu­lar­ité du mono­logue intérieur. Dans le poème presque homonyme de Baude­laire, saint Pierre restait seul déposi­taire de la sim­plic­ité de l’éternelle promesse. Sa trahi­son n’en était pas une, puisque Jésus s’était mêlé à la boue du monde. Pierre dis­ait pour finir qu’il sor­ti­rait « sat­is­fait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ». Le mélan­col­ique Baude­laire se plaçait à la fin d’une his­toire, l’impétueux Fon­dane se trou­ve au début de quelque chose.

Il sem­ble que la pen­sée de Pierre peine à se trou­ver un chemin bien net : à chaque propo­si­tion suc­cède la propo­si­tion opposée, dans une sorte de ressasse­ment où les ques­tions agres­sives des servi­teurs impri­ment leur mar­que, syn­tax­ique aus­si. C’est une pen­sée mal­léable comme de l’argile : « Toi-même tu dis qu’il est sale et qu’il est pieds nus et en hail­lons. Je ne sais même pas ce qu’il croit ni ce qu’il est (…) Ou bien me par­les-tu de celui qui s’est appelé le fils de Dieu ? Non ce n’est pas pos­si­ble. Dieu n’a pas de fils. Et même s’il en avait un… Mais non il n’en a pas. » Pierre est jeune comme l’auteur, à peine sor­ti du rêve qu’il a con­nu auprès de Jésus. Mais au point où Baude­laire veut quit­ter le monde et l’action, Fon­dane y plonge avec une sorte de joie trag­ique, faisant penser à l’ouverture d’un Cen­drars. Pierre débat, il se débat avec ces affir­ma­tions con­traires qui le bom­bar­dent. Et pour­tant il n’y a aucun pathos, ni pra­tique­ment de larmes.

Au lieu de s’appuyer sur la fig­ure psy­chologique de celui qui renie ses con­vic­tions, Fon­dane mon­tre la parole de Pierre comme un champ de forces. Celui qui s’appelait Simon et que le Christ a renom­mé est un théâtre, un théâtre vacant, ouvert aux paroles de tous, con­sti­tué par des élé­ments divers de la réal­ité. On se rap­pellera que Fon­dane était aus­si philosophe et que cette irré­so­lu­tion, il la con­sid­érait, à l’instar de bien des philosophes mod­ernes, non comme un manque mais comme une chance : « Abra­ham est arrivé à la Terre promise, dit la Bible, sans savoir où il va. » écrivait-il dans sa con­férence sur Léon Chestov (2). Si l’on veut de même bien croire à cer­taines con­jonc­tions épisté­mologiques, cette écri­t­ure est con­tem­po­raine de la pub­li­ca­tion des cours de Saus­sure où la langue ne représente pas une quel­conque struc­ture de la pen­sée qui exis­terait indépen­dam­ment d’une mise en forme linguistique.

Vers la fin du mono­logue, les auto­jus­ti­fi­ca­tions de Pierre finis­sent par trou­ver un ton har­monieux, un apaise­ment, quand il dit « le Sauveur ne peut se pass­er de moi (…) Et je devais men­tir. Je devais être infâme. ». A ce stade, l’effacement de l’être est tel que le lan­gage finit par s’appuyer sur lui seul et non sur la réal­ité de la cour, des servi­teurs, des juge­ments moraux, pour en fin de compte débouch­er sur ce qui sonne comme la vérité, où la voix du coeur et celle du monde par­tent d’un même élan : « Tu es bon et doux, Christ ».

C’est la vic­toire d’une sorte de néces­sité sur le vieil être, où la vie est unie à la destruc­tion (les mots de destruc­tion et de ruine hantent ce livre), mais sur laque­lle, à l’inverse de Baude­laire, Fon­dane ne s’apitoie jamais. Cela fait bien sûr penser au dernier témoignage qu’il reste de lui juste avant qu’il soit assas­s­iné dans la cham­bre à gaz d’Auschwitz : « cette tête d’apôtre, ce regard résigné, fier et souriant ».

Notes : 1 et 2, Europe, mars 1998

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