La Poésie dans l’œuvre d’Antoine VOLODINE

 

 

 

« Tu es comme nous, comme tout le monde. À moitié humain, à moitié ani­mal. Tout le monde est pareil. Toi, moi… Moi non plus, je ne peux pas affirmer à cent pour cent que je suis vrai­ment une per­son­ne. Je n’en sais rien. »

Antoine Volo­dine
(Bar­do or not Bar­do, Edi­tions du Seuil, 2004.)

 

C’est secret.
Ou confiné.
Ou interdit.
C’est brûlant.
Offensif.
Dangereux.
Brouiller les pistes ou se taire.
Brouiller les pistes.
On ne doit pas par­ler de la poésie post-exotique.
On ne par­le pas du fleuve caché, mythique et vénéneux.
On se jette.
On ne reste pas sur la berge.
On se noie.
Dans l’eau noire.
Rem­plie de présences et de mémoires.
Celles de ceux qui ont lut­té et perdu.
La défaite.
Les remous, les courants, les marécages de la défaite.
L’âme des insurgés qui remonte comme un seul cri et vient hanter la nuit.
La nuit de celles et ceux qui lors de la révo­lu­tion mon­di­ale (1) se sont bat­tus pour l’égalitarisme.
La nuit de celles et ceux dont le gémisse­ment  trem­ble encore sur le bar­belé des camps.
La nuit de celles et ceux qui ont don­né leur vie pour tuer le cap­i­tal­isme et les légions de mafias qui gou­ver­nent ce monde.
Mais.
Si l’on se dit en respect des âmes qui pla­nent encore dans les quartiers de haute sécu­rité, on se tait. Mais la bouche tremble.
Alors on aimerait rejoin­dre l’ombre et ne pas avoir à décrire l’ombre. Le mieux serait de s’allonger dans l’amnésie, à la frange du réel, les yeux mi-clos.
Car rien ne doit être dit ou écrit sur le sujet.
Ou plutôt rien d’essentiel qui pour­rait être récupéré par la lit­téra­ture officielle.
Par les tra­di­tions lit­téraires ou autres con­formismes ou anti­con­formismes officiels.
Par toutes les jon­g­leries bou­tiquières des avant-gardes insti­tu­tion­nelles.
C’est une des règles d’or du post-exotisme.
Tou­jours faire sub­sis­ter une part d’ombre au moment des expli­ca­tions ou des aveux en les mod­i­fi­ant au point de les ren­dre inutil­is­ables par l’ennemi.
Où sommes-nous ?
Quel âge est-il ?
Quelle heure sur la planète ?
Com­bi­en d’humains encore ?
Et cette ville.
Ban­lieue du monde.
Ville carcérale.
Cos­mopo­lite et indéterminée.
Totalitaire.
Sem­blable aux con­cen­tra­tions urbaines post-atomiques.
Guérillas.
Les agents du mal­heur ont gagné.
Il fait chaud.
Il fait tou­jours trop chaud sous les néons mori­bonds des rues som­bres et désolées du post-exotisme.
Ville morte.
Agonisante.
Peu­plées d’âmes qui ne savent plus ce qu’elles font là.
Qui cherchent à s’en aller en prenant le dernier rêve, le dernier cauchemar, le dernier souf­fle d’un être encore vivant, ou presque.
Lumières sales, opaques.
Suin­tant le crime.
Jetant leurs lueurs jaunâtres et épuisées sur des insectes grouil­lants et des remu­gles de déchets, de corps sales et de pen­sées malades.
Est-ce que le ciel ?
Mais il n’y a plus de ciel.
Juste un bloc d’encre solide.
Juste une toile noirâtre et figée.
Zébrée d’éclairs électromagnétiques.
Enfers trou­bles de chaos poli­tique et de rit­uels obscurs.
Pro­pa­gande et mensonge.
Bar­barie intellectuelle.
Dérives.
Vers la folie.
Ou vers.
Où sommes-nous ?
Peut-être dans les labyrinthes tortueux d’une mémoire.
Celle d’un écrivain post-exotique.
Ou en pleine hallucination.
Au car­refour d’une métempsy­chose qui lutte et se débat, engluée dans une implo­sion de sou­venirs. Ceux de poètes oubliés, incon­nus, torturés.
En marge de toute con­ven­tion lit­téraire, sociale, humaine.
En marge de tout.
Morts.
Ou n’arrivant pas à mourir.
Ou con­damnés à revivre.
Por­tant en eux toute la poésie et la douleur des com­bats qui ne cesseront de hanter leur éternité.
Les âmes se parlent.
Les murs saignent.
Rien ne peut plus mourir dans les couloirs de la mort ou de l’après-mort.
Couloirs han­tés de man­u­scrits anonymes et collectifs.
Man­u­scrits prenant les formes improb­a­bles et insai­siss­ables de romånces, entrevoûtes, mur­mu­rats, shaggås…
Man­u­scrits groupuscules.
Fédérant une con­struc­tion intérieure, une secrète terre d’accueil par­tic­i­pant au com­plot à mains nues de quelques indi­vidus con­tre l’univers cap­i­tal­iste et con­tre ses igno­minies sans nombre.
Cat­a­clysme lépreux éruc­té d’une spir­i­tu­al­ité blessée.
Qu’on a frap­pée, battue.
Mys­ti­cisme sub­lime et repoussant.
Où sommes-nous ?
Au cœur d’un verbe fan­toma­tique éruc­tant une lit­téra­ture par­tie de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs.
Vers un plus loin que l’ailleurs.
Une lit­téra­ture étrangère.
Étrangère à tout.
Com­ment entrer ?
Com­ment entr­er quand chaque repère tem­porel est une tromperie, une ruse, un enchevêtrement de passés et de présents. Quand l’infiniment bref côtoie l’éternité et même réus­sit à la dis­ten­dre ?
Quand chaque sit­u­a­tion géo­graphique est une embus­cade pour les liseurs de mappe­mon­des et autres déten­teurs de boussoles.
Tout existe en même temps et partout.
À quelle région de l’âme s’adresse la poésie post-exotique ?
Quels ter­ri­toires du grand inconscient ?
Quelles généalo­gies obscures ?
Quelles dérives transgénérationnelles ?
Quelles fil­i­a­tions rep­tili­ennes et sauvages ?
Des clefs sug­gèrent que des vérités existent.
Vérités essen­tielles, mon­strueuse­ment vio­len­tées et cachées.
Sug­ges­tions fil­igranées conçues pour touch­er l’inconscient de préférence à l’intelligence.

Où sommes-nous ?
Qui sommes-nous ?
Des noms.
Des noms il y en a.
Il y en a des listes entières au fil des pages et des interrogatoires.
Des noms phoné­tique­ment trop proches les uns des autres pour espér­er y voir clair.
Des noms : Zwogg, Kwong, Yong, Schlumm, Schlutz… Volo­dine peut-être ?
Mais Volo­dine est un passeur.
Un porte-parole.
Un passeur d’âmes et de mots.
Un passeur de mémoires et de visions.
Un déposi­taire des con­stel­la­tions post-exotiques.
De la vengeance sociale et du châ­ti­ment égalitariste.
Con­stel­la­tions clandestines.
Fraternelles.
Impalpables.
Mortes.
Éternelles.
Il y a des passerelles entre les âmes.
Volo­dine se connecte.
Volo­dine écoute.
Volo­dine retranscrit.
Par­fois il écrit.
Com­ment entrer ?
Dis­si­dence – mutisme – autisme – violence.
Chercher un allié, un ouvreur compatissant.
Un ouvreur de portes.
Un liseur de silences.
Un guer­ri­er et ses chants capa­bles de nous men­er sur l’autre rive du grand fleuve.
L’autre rive.
Celle de l’imaginaire.
Celle où tout est plus réel.
Accoster les plages et les pages post-exotiques.
Pass­er de l’autre côté.
Un allié.
Un chamane.
Le chaman­isme et ses incantations.
Ses tambours.
Ses prières.
Son livre, Le Livre des Morts.
Sa transe.
Car dans un endroit comme la cité il y a tou­jours une céré­monie en cours ou une danse chamanique à l’arrière d’on ne sait quel dédale non éclairé et insituable.
La poésie de Volo­dine et de tous les écrivains post-exo­tiques est une transe.
Dans le long couloir du Bardo.
Dans ce monde d’avant la vie et d’après la mort.
Cet état flot­tant dans lequel se réveil­lent celles et ceux qui vien­nent de décéder.
Dans le pas­sage obscur.
Noir.
Aveugle.
Mais les moines boud­dhistes nous aident à traverser.
Ils nous aident à bien mourir pour enfin s’envoler et ne jamais renaître.
Encore faut-il savoir écouter.
Encore faut-il.
C’est là que se situe l’errance.
C’est de là qu’on peut vivre ou mourir la poésie post-exotique.
C’est de là qu’on voit, qu’on touche, qu’on entend vraiment.
Vraiment ?
Cela lais­serait il sup­pos­er qu’il y ait une réal­ité plus réelle, une vérité plus vraie ?
Erreur, nous nous égarons.
En sor­tant de notre égare­ment, nous nous égarons.
Aucun repère ne peut et ne doit pren­dre place.
C’est le principe de la non-oppo­si­tion des contraires.
La vic­time est bour­reau, le passé est présent, l’achèvement de l’action est son début, l’immobilité est un mou­ve­ment, l’auteur est un per­son­nage, le rêve est réal­ité, le non-vivant est vivant, le silence est parole.

Réel, irréel, sur­réel, sous-réel, mémoires, noms, prénoms, morts, vivants, tout se con­fond en une seule et même ago­nie portée par les vents.
Des vents chauds, suppurants.
Des vents noirs, oppressants.
Fou­et­tant les som­bres quais d’un monde de car­nage, de puan­teur, de sueur.
De sueur et de sueur.
La défaite.
Le ratage.
L’illusoire.
L’illusion.
Des humains recou­verts de pelages d’oiseaux, des blattes, des cafards, des araignées.
Des araignées ?
Est-ce vrai Golpiez que les carangue­jeiras sont des araignées très puis­santes aux pattes démesurées ?
Est-ce vrai que les Indi­ens Cocam­bos pré­ten­dent qu’elles ont une intel­li­gence supérieure et des apti­tudes à la vie col­lec­tive, et que dans cer­tains ter­ri­toires de la forêt elles met­tent en place des utopies plus révo­lu­tion­naires et plus réussies encore que celles de nous autres ?
Est-ce vrai Mevli­do que ce sont elles qui ont main­tenant pris la place de l’homme et règ­nent sur la planète ?
Est-ce vrai ?
Mais qui parle ?
Qui questionne ?
Qui répond ?
Nar­ra­teur, sur-nar­ra­teur ou lecteur ?
Peu importe, le post-exo­tisme c’est une seule voix.
Une seule voix faite de cen­taines et de cen­taines de voix, de cen­taines et de cen­taines de noms.
De noms anonymes.
Vertige.
Tour­bil­lons d’images et de sen­teurs, de villes détru­ites et de déser­teurs, de crim­inels et de frères anar­chistes, de tem­ples, de gares désaf­fec­tées et de rit­uels éthérés, de pous­sières chargées de fer et d’angoisse, de derniers souf­fles et de réin­car­na­tions animales.
Mais les chamanes sont là.
Elles sont femmes souvent.
Asi­ates immortelles, inquié­tantes et belles.
Elles offi­cient dans les steppes immenses d’une loin­taine Sibérie.
D’une loin­taine Mongolie.
Ou juste au bout de la rue.
Ou juste dans ce qu’il me reste d’esprit.
Elles parta­gent de la nuit, du silence et du langage.
C’est grâce à leurs musiques que l’on peut ressus­citer les présences.
Elles ont qua­tre ou cinq cent ans.
Elles sont décharnées, décrépites et hideuses.
Elles sont belles.
Divine­ment belles.
Elles enton­nent des chants qui nous con­duisent vers.
Psalmodies envoûtées.
Envoûtantes.
Vers des mon­des parallèles.
Des failles de l’espace-temps où s’entrecroisent et se déchirent des bour­reaux et des vic­times, des égarés, des insanes, des  psy­chopathes, des écrivains reniés, humil­iés et détruits.
Elles fab­riquent un enfant avec des chif­fons dans un vieux pen­sion­nat per­du aux con­fins d’un autre ailleurs encore.
La poésie post-exotique.
Lente suf­fo­ca­tion sous les flots d’une mélopée inef­fa­ble, spec­trale, à la fois éphémère et éternelle.
Poésie qu’on ne peut menot­ter sous les fers de l’analyse puisqu’elle naît de l’enfermement.
Poésie incarcérée.
Mur­murée d’une cel­lule à l’autre.
À tra­vers les tuyaux, les canal­i­sa­tions de la prison.
À tra­vers les mil­liards de vais­seaux qui s’entremêlent au tumulte de nos cerveaux.
À tra­vers les murs et les fissures.
À tra­vers cica­tri­ces et blessures.
Les non-fron­tières de l’imaginaire.
Les lointains.
L’intérieur.
Musique de l’illisible pas­sant à tra­vers les con­sciences, les rêves et les réminiscences.
Mélodie ondu­lant le dés­espoir avec la vio­lence pro­pre aux buveurs d’absolu.
Mélodie portée par cette horde d’écrivains ter­ror­istes et résis­tants for­mant avec nous et avec leurs pro­pres per­son­nages un moi insoluble.
Utopie flot­tant entre les âmes comme un lien indestructible.
Le com­bat de ceux.
Trans­mis­sion à tra­vers les âges et les générations.
Car dans le post-exo­tisme les sig­na­tures se mêlent comme dans l’amitié on mêle le sang.
Magie absurde d’une parole en feu.
Libre.
Alors la poésie post-exo­tique c’est la liberté.
Alors la poésie post-exo­tique c’est notre cœur qui va vers ces hommes et ces femmes en pleine décom­po­si­tion ou déjà morts.
Ces crim­inels de criminels.
Ces crim­inels en lutte inces­sante con­tre la pègre cap­i­tal­iste et mil­liar­daire habi­tant les quelques îlots de la déci­sion mon­di­ale dans les vastes océans de famine.
Alors la poésie post-exo­tique c’est l’espoir.
Comme une prise de con­science vio­lente et salu­taire en plein cœur du marasme.
Cet élan de révolte human­iste qui à force de silences et d’agonies, de mots et de cris, jail­lit de nos tripes et de nos rêves.
Comme une lueur sal­va­trice dans l’opacité résignée de l’holocauste mercantile.
Lueur faisant dériv­er le cha­grin vers des nou­velles raisons de com­bat­tre ensem­ble et de durer.

 

Jean-Philippe Gonot,
Manoir de Vérizet, Sep­tem­bre 2014.

 

[1] Note fon­da­men­tale et inutile de l’auteur de ce texte ou d’un autre auteur qui. Les phras­es en italiques ont peut-être été volées à cer­tains auteurs post-exo­tiques, cer­tains nar­ra­teurs ou sur-nar­ra­teurs post-exo­tiques. Elles ont peut-être été crachées lors d’interrogatoires ou d’agonies divers­es et var­iées. Elles ont, en tout cas, été volon­taire­ment tor­turées et saignées. Toutes les références sont lit­térale­ment incom­plètes, erronées et anonymes.

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