« Le “je” est mal assuré chez moi. Il tente tou­jours, depuis le sen­ti­ment éprou­vé dans la petite enfance d’être de trop, de se jus­ti­fi­er dans l’œuvre. »

Hen­ry Bauchau, Jour­nal d’Antigone.

 

            Cette cita­tion tirée d’un jour­nal d’Henry Bauchau, pour ouvrir quelques réflex­ions au sujet de ces « vari­a­tions autour du Je ». La prob­lé­ma­tique autour du Je est bien dif­férente chez Stéphane San­gral et chez Hen­ry Bauchau, mais le Je qu’il nous est offert d’apprécier ici entre­tient toute­fois quelque ressem­blance avec celui de l’écrivain d’origine belge.

          Con­traire­ment à ce qu’affirme Alain Berthoz, qui écrit dans sa pré­face que « Le Je [des] poèmes [de Stéphane San­gral] tente d’incarner le Je uni­versel », il sem­ble que le Je soit bien moins un « Je uni­versel » qu’un Je orig­inel. Un Je uni­versel aurait pour objet soit de faire en sorte que tous les je soient con­tenus en Je, soit que tous ces je con­courent à ce Je, c’est-à-dire que ce Je réu­ni­rait tous les je indi­vidu­els. Il s’agirait alors d’un Je proche d’une Idée ou d’un absolu. Or, il sem­ble ici que le poème n’oriente pas sa quête dans ce sens – si quête il y a, et rien n’est moins sûr. Le Je du poème de Stéphane San­gral est peut-être davan­tage un Je orig­inel dans le sens où son désir est de le (re)trouver, d’atteindre à sa racine, peut-être même à ce qui en fait un incréé, une vacuité nais­sante. Il s’agirait d’aller vers la décou­verte de sa sin­gu­lar­ité dans sa vérité pro­pre et son authen­tic­ité. Le Je serait affec­té d’un désir de rejoin­dre cette dimen­sion du Réel dont Lacan dit qu’elle est l’impossible sauf en de cer­tains moments. Aus­si est-ce peut-être pour cette rai­son que le poète souhaite se situer « au fond de cette absence de mot et de sens, dans l’obscur », ou bien « Se rap­procher du nord de la Néance… et gel­er sa fatigue là où les êtres se fondent… ». Mais ce Je pour­rait encore être à la fois cause et con­séquence de soi, c’est-à-dire qu’il n’aurait aucune cause pour exis­ter, et dire Je serait vide à la fois de référent et de sens, à moins qu’on n’adjoigne un prédi­cat à ce pronom comme dans « Je suis », « Je marche » ou « Je tombe ». Je serait une sorte de piv­ot ou de rouage, il serait le trou ou le point focal qu’une matière rem­pli­rait pour la nais­sance des je.

            Il ne sem­ble pas davan­tage que ce Je soit « mélan­col­ique » (mais sans doute faudrait-il revenir sur cette mélan­col­ie pour mieux la définir) ou « con­sumé », tou­jours selon l’expression d’Alain Berthoz. Ce qui est « con­sumée » ou paraît se con­sumer et renaître aus­sitôt c’est d’abord la ques­tion « suis-je ? », il s’agit donc de mot ou de langue. Et si le poète s’étonne d’être et de s’y con­sumer, ce n’est qu’en lan­gage qu’il peut le faire :

 

« Je ne suis que la ques­tion “suis-je ?” errant
en ses répons­es qui l’ont consumée…
Ô feu de l’angoisse en l’angoisse errant…
S’étonner d’être et vain s’y consumer…

Et j’erre en la cen­dre du mot “errant”
            errant en la cen­dre de “con­sumée”… »

             Le Je n’est donc pas « con­sumé ». Il revient d’ailleurs à la fin du livre dans une nou­velle ronde des Je comme un enfer­me­ment ou une apor­ie, et ceci au bout de sept sec­tions de livre : le Je est bien renais­sant, mais il ne renaît pas de ses cen­dres, il est plutôt vac­il­lant, cher­chant la lumière où la seule clarté qui puisse l’éclairer joue avec l’impossibilité de fix­er son ray­on. La notion de boucle est ici essen­tielle, le poème le dit claire­ment lorsqu’il affirme « Je ne suis qu’une boucle qui roule en sa boucle ». Il n’y a donc pas d’issue « ou sim­ple­ment l’espoir d’une issue », ce qui reviendrait à trou­ver un sens, alors que le poème ne sem­ble pas en chercher. Il sem­ble davan­tage ren­dre compte de la dif­frac­tion du Je dans une vari­a­tion sur la vacuité d’être, selon une autode­struc­tion nais­sante du Je. Et cette dif­frac­tion empêche que le Je soit égale­ment « solipsiste ».

 

            Dans ce long poème qu’est Ombre à n dimen­sions, où la « sim­plex­ité », pour repren­dre une expres­sion d’Alain Berthoz, paraît être la loi de com­po­si­tion, il ne s’agit pas d’un Je à n dimen­sions, mais bien d’une « ombre à n dimen­sions ». Para­doxale­ment, Je s’y développe depuis son vide et par son vide, ou depuis un cen­tre « je suis » et allant s’irradiant, se déroulant, se déroutant ou enflant, s’éparpillant, tombant, mon­tant… Je est en expan­sion depuis son vide con­sti­tu­tif. Ain­si est-ce peut-être ce que sig­ni­fie la déc­la­ra­tion en exer­gue, puis la même déc­la­ra­tion dis­simulée ou éclatée dans le livre. En effet, des let­tres isolées appa­rais­sent au bas des pages, une par page, et recon­stituent le même mes­sage : « Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir…». Pre­mière clé de lec­ture qui tend à don­ner du Je une image qui serait la forme d’un écho. Mais il existe une sec­onde clé, peut-être, lorsque, aux deux tiers du livre, le poème affirme : « Chaque niveau d’organisation est por­teur / de pro­priétés émergeantes spé­ci­fiques ». Pour le dire autrement, les dif­férentes voix du poème don­nent lieu à un niveau d’organisation qu’il s’agit d’identifier au plus juste pour entr­er dans la dynamique du poème. Les vers suiv­ants dis­ent ce proces­sus émer­gent dans une façon de Je qui trou­ble sa pro­pre existence :

« Je vis ? Non, je suis vécu. Par qui ? Par Je ? Non,
 par un proces­sus dont une propriété
émer­gente est Je, un Je qui dit : “Je vis ? Non,
je crève de n’être en rien ma propriété,
d’être innom­ma­ble un oui dont le seul nom est non !”… »

 

            Ces niveaux d’organisation du texte sont portés par des polices de car­ac­tère dif­férentes, le tout cité en per­ma­nence entre des guillemets qui sont là pour ren­dre compte d’une parole ou d’une pen­sée qui n’est finale­ment qu’une parole ou une pen­sée restituée(s), donc une parole ou une pen­sée mise(s) sans cesse en doute, pas trop sûre(s) d’elle(s)-même(s), ou qui avance(nt) pour mieux s’enrouler et re-dérouler ce qu’elle(s) dit/disent par incer­ti­tude con­sti­tu­tive. Ain­si peut-on – mais rien n’est cer­tain là non plus – iden­ti­fi­er a min­i­ma une parole-je et une pen­sée-je (en italique). Le poème serait une longue pen­sée de la parole, seule capa­ble de restituer le Je en son doute, sa vacuité ou son incertitude.

            Quelque chose s’en irait, déliques­cent, vers de moins en moins de pos­si­bil­ité à être saisi. L’évolution des syn­tagmes nom­inaux référant à ce Je le dis­ent pour le moins : « matière », « sub­stance », « mou­ve­ment », « ver­tige », « musique d’absolu », « fris­son », « trou », « créa­ture aveu­gle du dieu Je », « objet d’où s’exhale mon “Je ne suis que l’objet d’où s’exhale mon ‘Je ne suis que l’objet d’où s’exhale mon Je’ ” ». Ce mou­ve­ment à la fois d’abstraction et de chute qui va sans cesse vers plus, non pas d’inconsistance, mais plus de car­ac­tère impal­pa­ble, par­court tout le livre. Et tout mou­ve­ment de chute ou de dis­pari­tion, ou d’extinction, est immé­di­ate­ment con­trar­ié par le mou­ve­ment inverse jusque dans la dis­po­si­tion du texte qui, par­fois, laisse chuter le mot, le laisse s’amuïr, mais ouvre en même temps un espace renais­sant ou per­sis­tant, comme on dit d’une plante qu’elle est per­sis­tante. Ce dou­ble mou­ve­ment d’être et de n’être pas peut se lire égale­ment dans cer­taines men­tions pub­liées en haut à droite de cer­taines pages, comme dans cette parono­mase « Feu     Naître » / « Feu     N’être ». Et le poème serait alors cette fenêtre poly­sémique au tra­vers de laque­lle, out­re l’harmonie des con­traires, la langue accourt où l’infini se rétracte.

            Ces quelques mots au sujet d’un livre essen­tiel en ce qu’il pose la ques­tion de l’être au monde. Le jeu sur les dif­férentes polices de car­ac­tère qui indiquent des voix du Je, aux­quelles il faudrait ajouter l’enroulement, dou­blé de la dif­frac­tion, dans un sys­tème de mise en abyme, par­ticipe de ce mou­ve­ment de libéra­tion du Je. Ce point paraît fondamental.

           Que reste-t-il du Je après ces vari­a­tions ? un mot cli­tique dont se passent cer­taines langues pour lesquelles la ter­mi­nai­son ver­bale est le signe de son exis­tence. Je est peut-être l’inutile par excel­lence dans la langue. Il n’est que par son « ombre à n dimen­sions ». Et chaque lecteur de penser dans ce Je une part de ressemblance.

 

                                   

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