Le langage de l’art : entretien avec Karthika Naïr

Par |2025-09-06T12:09:40+02:00 6 septembre 2025|Catégories : Karthika Naïr, Rencontres|

Karthi­ka Naïr est une artiste, ou plutôt une artiste poly­va­lente qui excelle dans dif­férents modes d’expression, qu’il s’agisse de poésie, de con­tes ou encore de livret d’opéra…, comme elle l’explique dans l’entretien qu’elle nous a accordé. 

Née dans le Ker­ala, au sud de l’Inde, elle a gran­di dans plusieurs régions de l’Inde et par­le quelques-unes des nom­breuses langues de son pays. Elle vit en France depuis des années et voy­age à tra­vers le monde entre l’Amérique, l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie autour de son art, ou plutôt ses arts. Son livre Le can­tique des lionnes (tra­duc­tion de l’édition orig­i­nale anglaise Until the Lions : Echoes of the Mahab­hara­ta) est une véri­ta­ble prouesse, qui ne cesse de sus­citer l’intérêt, que ce soit par les adap­ta­tions et les études dont il est l’objet. L’ouverture et l’attrait de Karthi­ka Naïr pour le mul­ti­ple sont nour­ris de la fab­uleuse richesse mul­ti­cul­turelle du Sous-Con­ti­nent Indi­en. Elle tran­scende dans son livre les fron­tières spa­tiales et tem­porelles avec vir­tu­osité pour remon­ter aux sources de notre human­ité com­mune. Mais lais­sons-lui la parole.

Karthi­ka Naïr, vous êtes poète, dra­maturge, auteure de con­tes, libret­tiste. Vous avez des tal­ents mul­ti­ples et vous n’hésitez pas à pass­er d’une forme d’expression à l’autre. Pou­vez-vous nous par­ler de ces pas­sages ? S’agit-il d’une néces­sité intérieure ou d’un fort désir d’explorer les formes d’expression artistiques ?

Karthi­ka Nair, © Koen Broos.

Je crois être, avant tout, une « sto­ry­teller », une racon­teuse, quelle que soit l’expression : donc la démarche artis­tique c’est de trou­ver et ensuite habiter le ou les “lan­gages” ou modes qui se prê­tent le mieux au sujet qui me préoc­cupe. Par­fois, il s’agit de con­tes fan­tas­tiques comme avec les albums pour les jeunes, par­fois de la pho­togra­phie d’un instant ou d’une vie dans un poème, et par­fois d’une légende asi­a­tique racon­tée par le mou­ve­ment et la musique, le visuel et le verbe. Mais quelle que soit la matière ou le « lan­gage » vecteur (la page, le plateau, l’écran…), la ques­tion essen­tielle pour moi c’est com­ment façon­ner l’histoire ou l’expérience de la manière la plus juste. Cela étant, toute expres­sion a ses forces et ses con­traintes, et on s’adapte con­stam­ment (comme l’avait dit Bruce Lee, « Sois l’eau, mon ami » !), non seule­ment aux dits lan­gages mais surtout aux néces­sités de l’histoire racontée. 
Prenons Le Can­tique des lionnes par exem­ple : sur la page, j’avais une grande lib­erté, de choisir (ou d’inventer !) la forme poé­tique qui véhiculerait avec justesse le réc­it, l’intériorité de tel ou tel per­son­nage du Mahab­hara­ta.  Les seules lim­ites étaient tech­niques : je ne pou­vais pas con­cevoir un poème qui ne tiendrait que sur une page A2, car peu d’éditeurs auraient les moyens de le publier ! 
Pour­tant quand Le Can­tique des lionnes est adap­té, pour la danse, l’opéra ou le théâtre, c’est avant tout une col­lab­o­ra­tion, donc d’abord il faut être à l’écoute des col­lab­o­ra­teurs, de quelle(s) partie(s) ou voix les intéressent — parce qu’après tout, l’important c’est de trou­ver les élé­ments com­muns qui nous pas­sion­nent toutes et tous, c’est la seule manière de créer un univers qui appar­tient à nous tou.te.s. Ensuite il nous faut nous empar­er de tous les moyens imag­in­ables – le corps et la musique, et aus­si la lumière, la scéno­gra­phie, les cos­tumes, par­fois l’animation – et déter­min­er dans quel ordre ou avec quel équili­bre on pour­ra créer une œuvre qui saura touch­er un pub­lic et lui per­me­t­tre de suiv­re les aléas du réc­it com­plexe et surtout son rythme émotionnel. 
 Pour para­phras­er Salman Rushdie (qui l’a dit à pro­pos de la tra­duc­tion), il y a des choses qui se per­dent, mais il y a aus­si la richesse des décou­vertes, comme la force char­nelle de la danse, ou la puis­sance du verbe au théâtre. C’est un fris­son de joie inde­scriptible quand un col­lab­o­ra­teur vous révèle des choses souter­raines de votre pro­pre ouvrage !
 Je suis tou­jours très curieuse, et ces pas­sages me per­me­t­tent de décou­vrir donc les richess­es cachées et des pos­si­bil­ités dont je n’avais pas con­nais­sance avec unique­ment la page et la plume (ou le clavier !). Et elles se nour­ris­sent sans cesse, ces ren­con­tres entre dif­férents modes d’expression : ma poésie est fort influ­encée par le tra­vail de la danse, et mes livrets ou scé­nar­ios de danse puisent beau­coup dans la rigueur et l’économie de la poésie. Et les albums jeunesse sont bien sou­vent conçus comme des dia­logues sur un plateau de théâtre…
Vous avez gran­di en Inde et vécu dans plusieurs régions de l’Inde. Vous par­lez aus­si plusieurs langues indi­ennes. Com­ment ont-elles nour­ri votre créa­tion, que vous avez choisi de faire en anglais ?
Comme vous le savez, l’Inde est un pays, une cul­ture, qui n’existe que dans les mul­ti­ples. Et, et à moins que l’on soit dans un vil­lage très éloigné de tout, l’univers sonore qui nous entoure est mul­ti­lingue. Quant à moi, mon père étant mil­i­taire, on changeait de ville/de région tous les deux ou trois ans, et les can­ton­nements où j’ai gran­di étaient comme un micro­cosme du Sous-con­ti­nent entier, avec des gens de toutes les reli­gions, issus de toutes les régions : les langues com­munes étaient l’hindi et l’anglais, et ce dernier est vécu moins comme une langue imposée chez les peu­ples de l’Inde du Sud ou du Nord-Est, par exem­ple, que l’hindi qui est la langue dom­i­nante dans le Nord. 
 L’anglais est une des langues indi­ennes, une des vingt langues offi­cielles en fait. Du coup, et après env­i­ron deux siè­cles de colo­nial­isme, l’anglais est tout aus­si naturelle­ment un choix pour les écrivains de l’Asie du Sud que le français en est un pour des écrivains aus­si divers qu’Aimé Césaire, Gauz ou Sami­ra Negrouche. Bien sûr, c’est une pra­tique plus répan­due dans des milieux urbains, sou­vent priv­ilégiés, mais l’anglais est aus­si perçu comme une langue de sub­ver­sion, y com­pris pour les écrivains opprimés, dont le grand penseur et politi­cien dalit Ambed­kar au 20eme siècle.
 Le plus grand « choc des cul­tures » que j’ai éprou­vé durant mes pre­mières années en France, c’était le mono­lin­guisme affiché ici. C’était le début des années 2000, et même à Paris, on entendait très peu d’autres langues autour de nous, pour moi c’était une expéri­ence inouïe ! Donc, à vrai dire, j’ai (re)commencé à écrire en 2005–6, par soif du mul­ti­lin­guisme qui était, aupar­a­vant, le socle de ma vie. Écrire était une manière de dia­loguer avec les langues qui m’avaient for­mée. J’écris certes en anglais, mais c’est un anglais qui est tout aus­si épicé par les rythmes du Malay­alam que par la synesthésie courante en Our­dou ou la capac­ité qu’on a en français de créer de nou­veaux verbes à par­tir de substantifs.

Ren­con­tre avec Karthi­ka Naïr, poète fran­co- indi­enne, Insti­tut français d’Inde. 

Avant d’aborder votre fasci­nant Can­tique des lionnes, inti­t­ulé Until the lions dans le texte orig­i­nal anglais, pour­riez-vous nous par­ler de la place du Mahab­hara­ta dans une cul­ture indi­enne dont vous con­nais­sez si bien la pluralité ?
Le Mahab­hara­ta est une des deux épopées fon­da­tri­ces du Sous-con­ti­nent indi­en, et aus­si très présent dans l’Asie du Sud-Est (car il a voy­agé en Thaï­lande, en Malaisie, en Indonésie…). Je dirai qu’il imprègne encore plus la cos­mogo­nie de la région que les ouvrages d’Homère dans l’hémisphère Nord : depuis deux mil­lé­naires, leur présence se répand des arts vivants à l’architecture et l’iconographie (des fresques dans les tem­ples et les palais aux motifs dans les tex­tiles) et même aux langues elles-mêmes (des dic­tons et des proverbes), dépas­sant les fron­tières des pays, des eth­nies et des reli­gions (il y a un Mahab­hara­ta com­man­dité par le grand empereur moghol Akbar, et un map­pi­la Ramayana des musul­mans au Ker­ala ; un Mahab­hara­ta des jaïns et des celui des boud­dhistes…). Les Dal­its (ou castes opprimées) et les Adi­va­sis (les peu­ples autochtones des forêts) ont leurs pro­pres ‘ver­sions’ de ces épopées…. Elles ont toutes cohab­ité depuis des mil­lé­naires, elles ont été le socle de la nou­velle indus­trie du ciné­ma d’il y a un peu plus d’un siè­cle. Le mou­ve­ment indépen­dan­tiste s’en est servi pour trans­met­tre des mes­sages qui pour­raient échap­per à la cen­sure du gou­verne­ment colonial.
Réécrire le Mahab­hara­ta, c’était une tâche mon­u­men­tale, elle-même inscrite dans cette mul­ti­plic­ité qui le car­ac­térise. Pourquoi cette réécriture ?
Juste­ment parce que cette mul­ti­plic­ité, ce syn­crétisme – qui m’a for­mée comme per­son­ne, comme créa­trice et des généra­tions avant moi, et reste pour moi, les plus grands joy­aux du génie indi­en – est ter­ri­ble­ment mis en péril aujourd’hui. L’insistance sur une ver­sion orig­i­nale « pure » et immuable – comme le font les pou­voirs poli­tiques hin­douistes aujourd’hui – va pro­fondé­ment con­tre la tra­di­tion d’ouverture et de curiosité qui pour moi était le plus riche des pat­ri­moines en Asie du Sud. L’espace pour ques­tion­ner les épopées, les croy­ances, ain­si que les évo­lu­tions religieuses (bhak­ti, soufisme, sikhisme, jaïnisme, boud­dhisme) est par­tie inté­grante de la créa­tion artis­tique depuis tou­jours. Dans la lit­téra­ture, on pour­rait facile­ment remon­ter au moins jusqu’à Bhasa, le grand dra­maturge (dont les dates sont incer­taines, peut-être le 2ème siè­cle de notre ère). Il a écrit plusieurs pièces où il imag­ine d’autres des­tins pos­si­bles pour les per­son­nages du Mahab­hara­ta, ou les vies intérieures des per­son­nages qui sont les méchants. Je pense notam­ment à Urub­hanga dans laque­lle Dury­o­d­hana – le prince kau­ra­va dont l’ambition aus­si débor­dante que la jalousie pour ses cousins, les pan­davas, provoque le cat­a­clysme de la guerre de Kuruk­shetra – con­tem­ple ses actions et ses erreurs au chevet de sa mort).
Je voulais juste­ment repren­dre ce for­mi­da­ble héritage – qui est la lib­erté de l’imaginaire – en revis­i­tant l’épopée à tra­vers le regard de ses per­son­nages sec­ondaires, par­fois les plus mar­gin­aux et mar­gin­al­isés : des fan­tassins, des ser­vantes, une chi­enne, une princesse déshon­orée et aban­don­née… Parce que la vision de la vic­toire ou de la défaite change rad­i­cale­ment selon la posi­tion que l’on a sur le champ de bataille, selon ce que l’on a à per­dre ou à gag­n­er. Pour les familles des fan­tassins (et le chœur récur­rent du Can­tique des lionnes est celui des amantes et des épous­es de sol­dats), par exem­ple, quel que soit le roy­aume vain­queur, elles risquent de per­dre leurs proches pour tou­jours : la gloire de la vic­toire ou les ter­res con­quis­es comptent peu. C’est le prix ter­ri­ble de ces con­flits que je voulais interroger.
Vous êtes fine con­nais­seuse des lit­téra­tures indi­ennes. Que représen­tait ce pro­jet que vous avez entre­pris en anglais ? Y a‑t-il eu des obsta­cles formels à franchir pour y parvenir ?
Vous savez, il y a cette phrase d’Alexander Pope, « For fools rush in where angels fear to tread » ? Je crois que c’est le fou se rue là où le sage n’ose met­tre le pied ? Quand j’ai démar­ré le pro­jet du Can­tique des lionnes, je n’avais aucune idée que ce serait aus­si une tâche aus­si énorme, que je serais com­plète­ment plongée presque six ans dans l’univers de cette épopée, les divers­es – et pas­sion­nantes – incar­na­tions qu’elle a pris­es durant plus de deux mil­lé­naires, à tra­vers de mul­ti­ples langues et reli­gions et en de nom­breuses lat­i­tudes. Elle est une sorte de palimpses­te de dif­férents peu­ples, de leurs préoc­cu­pa­tions et de leurs reven­di­ca­tions. Je n’ai pas davan­tage songé à ce qu’elle allait représenter. 
 Comme je l’ai pré­cisé, il n’y a rien d’étonnant à ce que je l’aie écrite en anglais, une des langues indi­ennes. Il doit y avoir env­i­ron cent mil­lions de per­son­nes en Inde qui sont anglo­phones, et peut-être entre dix ou vingt mil­lions dont c’est la pre­mière ou la deux­ième langue. 
 Quant aux obsta­cles, peut-être le plus grand a été le grand nom­bre de ces sources qui n’ont pas encore été traduites ou sont inac­ces­si­bles ! J’ai lu, et vision­né, autant de réécri­t­ures et adap­ta­tions du Mahab­hara­ta que pos­si­ble : en poésie, en prose, en bande dess­inée, en théâtre dan­sé, arts de la rue, série télévisée…mais la démarche n’a pu être que partielle. 
 Après la ques­tion a été de savoir s’il était pru­dent de pub­li­er ce livre dans le cli­mat actuel. Et mon éditrice indi­enne est for­mi­da­ble, elle ne m’a jamais demandé de chang­er quoi que ce soit pour ren­dre le texte plus convenable. 
Le can­tique des lionnes est par­fois con­sid­éré comme un roman expéri­men­tal, par­fois comme de la poésie. Qu’en pensez-vous ?
J’adore le fait qu’il joue avec les gen­res, qu’il soit perçu tan­tôt d’une façon tan­tôt d’une autre, à vrai dire ! Je suis quelqu’un qui déteste les éti­quettes, parce qu’elles nous réduisent, qu’il s’agisse de per­son­nes, des livres ou d’œuvres d’art. Mais je crois qu’une fois le livre abouti en tant qu’œuvre d’art, il appar­tient aux lecteurs/auditeurs/spectateurs, et ils peu­vent le nom­mer et l’intégrer en eux comme ils le souhait­ent, comme ils le sen­tent : c’est leur prérog­a­tive. Et en ce sens, c’est une immense chance pour moi que Le Can­tique… ait obtenu (ou que des lecteurs/professionnels lui aient con­féré) dif­férentes récom­pens­es : en Inde, il a obtenu le prix « Tata Lit­er­a­ture Live Award » pour le meilleur livre en fic­tion, il a été nom­iné aux côtés des romans de mes héros, Salman Rushdie et Ami­tav Ghosh, entre autres. En Angleterre, en revanche, il a été dans la sec­tion « High­ly Com­mend­ed » du Prix For­ward de la poésie… 

Au-dessus et sous terre : Entre­tien avec Karthi­ka Nair, Forum de l’In­sti­tut cul­turel indien.

Ce livre a bien une dimen­sion icon­o­claste, me sem­ble-t-il. Com­ment a‑t-il été accueil­li en Inde ? 
Éton­nam­ment bien. Je pen­sais avoir écrit un petit livre de poésie (pas en dimen­sion, il fai­sait env­i­ron trois cents pages !) en anglais, que seules une poignée de per­son­nes allaient lire. Ma seule inquié­tude c’était que mon éditrice ne se retrou­ve pas prise dans des querelles car c’était une péri­ode mar­quée par la mon­tée ful­gu­rante des lyn­chages des minorités, des atten­tats con­tre des écrivains-penseurs (Govind Pansare, Dr. Naren­dra Dab­holkar, le Pro­fesseur M. M. Kalbur­gi, ensuite la jour­nal­iste-rédac­trice Gau­ri Lankesh), et des restric­tions crois­santes sur la lib­erté d’expression. Une péri­ode mar­quée par des événe­ments tels que le retrait du livre de Wendy Doniger (On Hin­duism) par son édi­teur et un change­ment même de cur­sus uni­ver­si­taires (notam­ment la sup­pres­sion au Del­hi Uni­ver­si­ty d’un sub­lime essai du grand poète/linguiste/traducteur/folkloriste A.K. Ramanu­jan, Three Hun­dred Ramayanas: Five Exam­ples and Three Thoughts on Trans­la­tion) à cause de la pres­sion des forces de l’extrême droite. Ce sont des choses – notam­ment le cas de l’essai d’A. K. Ramanu­jan – qui ont façon­né la con­cep­tion du livre lui-même mais qui ont aus­si influé sur sa récep­tion, je crois. Du coup, cet ouvrage a reçu beau­coup d’attention : plein de lecteurs, de chercheurs, et d’artistes y ont trou­vé une inter­ro­ga­tion du pou­voir, de la guerre et du con­flit comme des dis­posi­tifs pour main­tenir le pou­voir et effac­er nos préoc­cu­pa­tions avec des valeurs plus essen­tielles comme la jus­tice ou la pro­bité. Ils tenaient au fait que le livre tente de soulign­er le prix de ladite guerre sacrée sur les citoyens, surtout les plus fragiles.
Il n’a pas plu aux élé­ments con­ser­va­teurs, bien sûr. J’ai eu des réac­tions excitées pen­dant des ren­con­tres ou lec­tures publiques notam­ment par ceux qui pren­nent l’épopée au pied de la let­tre ou esti­maient que je n’étais pas respectueuse des dieux, ou que je remet­tais en ques­tion l’importance de la guerre sacrée. Des revues qui m’ont inter­viewée ont dû fer­mer la rubrique des com­men­taires telle­ment il y avait des gens offusqués qui pre­naient ombrage. Et des gens de la famille “élargie” qui ne sont pas du tout con­tents, bien sûr. Mais de toute façon, ils trou­vent que je mène une vie incom­préhen­si­ble, et que j’ai des posi­tions poli­tiques très douteuses !
 Dans sa ver­sion orig­i­nale anglaise, Until the lions a déjà beau­coup voy­agé dans le monde. Quelles ont été les réac­tions, les ques­tions de vos lecteurs ?
Oui, dans sa ver­sion en anglais en Grande Bre­tagne (Arc Pub­li­ca­tions, 2016) et en Amérique du Nord (Arch­i­pel­ago Books, 2019). Il y a aus­si eu plusieurs adap­ta­tions : d’abord une créa­tion en danse signée par Akram Khan (2016) qui a tourné de par le monde jusqu’à la pandémie ; un opéra dan­sé (2022) avec une par­ti­tion orig­i­nale du com­pos­i­teur Thier­ry Pécou et une mise en scène de Shobana Jeyas­ingh, c’était une com­mande de la très grande Eva Kleinitz, feu direc­trice de l’Opéra nation­al du Rhin, qui voulait retrou­ver le verbe du livre quand elle a vu la pièce choré­graphique d’Akram, et donc a décidé de pro­duire une ver­sion lyrique du livre. Ensuite Beneath the Music, une adap­ta­tion en théâtre (2023) mise en scène par Jay Emmanuel de la com­pag­nie Encounter The­atre à Perth en Aus­tralie qui est par­ti­c­ulière­ment pré­cieuse pour moi, car elle s’enchevêtre entre le temps mythique et l’Inde actuelle met­tant en exer­gue des ques­tions d’exclusion des queers (pour­tant très présents dans cer­taines ver­sions régionales de l’épopée) et des castes opprimées. Là, il y a une nou­velle adap­ta­tion en cours pilotée par la grande comé­di­enne Corinne Jaber (qui a, le hasard fait, joué le rôle d’Amba/Shikhandi dans Le Mahab­hara­ta de Pater Brook et Jean-Claude Car­rière), en tout début de phase de recherche. 
 Il est égale­ment étudié dans des facs de lit­téra­tures post-colo­niales, de lit­téra­tures com­par­a­tives, ain­si que de « cre­ative writ­ing » … j’ai ani­mé des cours et des ren­con­tres, en per­son­ne et en visio, dans des uni­ver­sités aus­si loin­taines que Yale et Har­vard, Shiv Nadar ou Ashoka près de Del­hi, Liv­er­pool et Northamp­ton ou bien New York Uni­ver­si­ty Abu Dhabi…
 Ce qui m’émeut c’est que les lecteurs, surtout les jeunes, puisent dans l’âme du livre, et tran­scen­dent les élé­ments très par­ti­c­uliers à la cul­ture sud-asi­a­tique, menant à des dis­cus­sions pas­sion­nantes sur la perte et le deuil, sur l’ambition et son avers, l’envie, le tiraille­ment entre la jus­tice et la loy­auté envers ses proches… mais ça relève surtout de la force du Mahab­hara­ta, car, comme avec toute épopée fon­da­trice, on y retrou­ve les essences intem­porelles de notre human­ité partagée. 
Vous vivez en France et il était naturel que votre livre aille à la ren­con­tre des lecteurs fran­coph­o­nes. Quels prob­lèmes spé­ci­fiques à la nature du Can­tique des lionnes a‑t-il fal­lu résoudre pour par­venir à la tra­duc­tion de ce texte aus­si puis­sant qu’atypique ? 
J’ai eu beau­coup de chance parce que mon édi­teur chez le Nou­v­el Atti­la, Benoît Virot, a pris le livre à bras-le-corps avec tant de pas­sion et d’engagement, tant d’attention et d’intelligence !  J’ai atten­du huit ans pour que le livre trou­ve son « chez soi » en France, pour qu’il y ait un édi­teur qui s’engage à une tra­duc­tion poly­phonique (nous avons cinq bril­lants tra­duc­tri­ces et tra­duc­teurs), à met­tre leurs noms sur la cou­ver­ture (c’est moins l’habitude en France, en général). Et Benoît a créé la plus belle de toutes les édi­tions : il a trou­vé un finance­ment pour que l’on puisse imprimer en couleur (indi­go et écar­late, les deux couleurs d’Amba) ce que l’on n’a même pas pu faire dans les édi­tions en anglais (j’ai chaque fois joué avec des teintes de gris aupar­a­vant). De plus, il a passé com­mande à ma col­lab­o­ra­trice sur les livres jeunesse, l’illustratrice Joëlle Jolivet, de dix-neuf por­traits pour cha­cun des per­son­nages : des images sai­sis­santes ! Donc l’attente a vrai­ment valu la peine. 
Les prob­lèmes étaient avant tout tech­niques, car chaque voix s’exprime en forme dif­férente, soit dans une ver­si­fi­ca­tion formelle (rubaï, son­net, pan­toum, tan­ka, sex­tine, can­zone…) soit en cal­ligrammes… c’était ma manière de dépein­dre les sin­gu­lar­ités de chaque per­son­nage, leurs états d’esprits ou leurs moti­va­tions. Et chaque langue, comme vous le savez si bien, a ses spé­ci­ficités. L’anglais est plus économe que le français, si l’on garde la même métrique, par exem­ple, en français, c’est sou­vent plus raide ? Est-ce le mot ? 
 Donc mes tra­duc­teurs ont dû avoir à la fois beau­coup de tal­ent mais aus­si beau­coup de patience et d’inventivité pour s’assurer qu’en français on retrou­ve l’individualité de tel ou tel per­son­nage comme véhiculée par la sonorité de leurs voix. C’est un livre à la fois très visuel et très sonore, plein de jeux de couleurs et de formes, sur la page et pour l’oreille. Entre Benoit, et l’équipe des tra­duc­teurs, j’étais gâtée, tout sim­ple­ment gâtée.

Présentation de l’auteur

Karthika Naïr

Karthi­ka Naïr est poète, dra­maturge, fab­u­liste et libret­tiste. Le can­tique des lionnes (Until the Lions : Echoes from the Mahab­hara­ta),  réécri­t­ure à plusieurs voix du Mahab­hara­ta, épopée fon­da­trice en Asie du Sud, a été récom­pen­sé en 2015 par le « Tata Lit­er­a­ture Live Award for Book of the Year » en fic­tion.  Le livre a été très remar­qué lors des “For­ward Prizes” en 2016. Il a été adap­té à plusieurs repris­es pour la danse, le théâtre et l’opéra. Les Oiseaux élec­triques de Pothaku­diElec­tric Birds of Pothaku­di – illus­tré par Joëlle Jolivet – a rem­porté le Prix Felipe de lit­téra­ture écologique pour enfants, et a fig­uré dans les dernières sélec­tions du Jugendlit­er­atur­preis 2023.

La poésie de Karthi­ka Naïr a été pub­liée dans de nom­breuses antholo­gies et revues, comme Gran­ta, Los Ange­les Review of Books, Poet­ry Mag­a­zine, Poet­ry Inter­na­tion­al, Indi­an Lit­er­a­ture, The Blood­axe Book of Con­tem­po­rary Indi­an Poets, the For­ward Book of Poet­ry 2017, ain­si que Ver­sus Ver­sus: 100 Poems by Deaf, Dis­abled and Neu­ro­di­ver­gent Poets (à paraître en 2025 chez Blood­axe). Elle a été lau­réate d’une rési­dence à Sangam House (Inde) en 2012, ain­si qu’à la Fon­da­tion Toji (Corée) en 2013, puis à la Vil­la Mar­guerite Yource­nar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Dif­fer­ent Dis­tance (Milk­weed Edi­tions, 2021), des ren­ga écrits à qua­tre mains avec la poète améri­caine Mar­i­lyn Hack­er, a fig­uré sur la liste de recom­man­da­tions de Ms. Mag­a­zine en automne 2021 puis a été sélec­tion­né dans Indie Next en décem­bre 2021.

Par­mi les per­for­mances dont Karthi­ka  Naïr a écrit les scripts :   ROOH: With­in Her (2024) de Urja Desai Thako­rePETTEE: Sto­ry­box (2024) avec le romanci­er Deep­ak Unnikr­ish­nan; la pièce Beneath the Music (2023) mise en scène par Jay Emmanuel au théâtre Encounter à Perth (Aus­tralie); Mari­posa (2022) de Car­los Pons Guer­ra,  une réécri­t­ure queer de Madame But­ter­fly, opéra de Puc­ci­ni; et plusieurs des pro­duc­tions de danse primées de Akram Khan, dont Le can­tique des lionnes (2016), adap­ta­tion d’un chapitre de son livre éponyme.

Karthi­ka Naïr est cofon­da­trice de la com­pag­nie du choré­graphe Sidi Lar­bi Cherkaoui, East­man, et pro­duc­trice exéc­u­tive de plusieurs des œuvres de Sidi Lar­bi Cherkaoui, ain­si que celles de Damien Jalet. Entre 2010 et 2015, elle été pro­gram­ma­trice asso­ciée du Fes­ti­val Equi­lib­rio à Rome avec Cherkaoui. En 2012, elle a créé les Prakri­ti Excel­lence in Con­tem­po­rary Dance Awards (PECDA) pour la Fon­da­tion Prakri­ti (Inde), une ini­tia­tive unique pour la danse dans le Sous-Con­ti­­nent indi­en, et elle en a été la direc­trice artis­tique pen­dant qua­tre édi­tions bian­nuelles. Elle est actuelle­ment chargée de rechercher de nou­veaux spec­ta­cles de danse en tant que mem­bre du Rose Inter­na­tion­al Dance Prize, une nou­velle ini­tia­tive glob­ale, organ­isée par le Sadler’s Wells The­atre, à Lon­dres : elle est aus­si mem­bre du jury qui choisira les final­istes de l’édition inaugurale.

© Crédits pho­tos Koen Broos

Bibliographie 

La poésie de Karthi­ka Naïr a été pub­liée dans de nom­breuses antholo­gies et revues, comme Gran­ta, Los Ange­les Review of Books, Poet­ry Mag­a­zine, Poet­ry Inter­na­tion­al, Indi­an Lit­er­a­ture, The Blood­axe Book of Con­tem­po­rary Indi­an Poets, the For­ward Book of Poet­ry 2017, ain­si que Ver­sus Ver­sus: 100 Poems by Deaf, Dis­abled and Neu­ro­di­ver­gent Poets (à paraître en 2025 chez Blood­axe). Elle a été lau­réate d’une rési­dence à Sangam House (Inde) en 2012, ain­si qu’à la Fon­da­tion Toji (Corée) en 2013, puis à la Vil­la Mar­guerite Yource­nar (France) en 2015. Son dernier recueil de poésie, A Dif­fer­ent Dis­tance (Milk­weed Edi­tions, 2021), des ren­ga écrits à qua­tre mains avec la poète améri­caine Mar­i­lyn Hack­er, a fig­uré sur la liste de recom­man­da­tions de Ms. Mag­a­zine en automne 2021 puis a été sélec­tion­né dans Indie Next en décem­bre 2021.

Poèmes choi­sis

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Cécile Oumhani

Poète et roman­cière, Cécile Oumhani a été enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Est Créteil. Elle est l’auteur de plusieurs recueils dont Passeurs de rives, Mémoires incon­nues et La ronde des nuages, paru chez La Tête à l’Envers en 2022. Elle a pub­lié plusieurs romans dont L’atelier des Stre­sor, Les racines du man­darinier, ou encore Tunisian Yan­kee chez Elyzad. Elle a reçu le Prix européen fran­coph­o­ne Vir­gile 2014 pour l’ensemble de son œuvre.

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