« Poésie Ô lap­sus »  Robert Desnos

 

Le Scalp en feu est une chronique irrégulière et inter­mit­tente dont le seul sujet, en rai­son du manque et de l’urgence, est la poésie. Elle ouvre un nom­bre indéter­miné de fenêtres de tir sur le poète et son poème. Selon le temps, l’humeur, les néces­sités de l’instant ou du jour, ces fenêtres chang­eront de forme et de for­mat, mais leur auteur, un cynique sans scrupules, s’engage à ne pas dépass­er les dix à douze pages pour l’ensemble de l’édifice.

Lecteur, ne sois sûr de rien, sinon de ce que le petit bon­homme, là-haut, ne lèvera jamais son cha­peau à ton pas­sage car, fraîche­ment scalpé, il craint les courants d’air. 

Enfin, Le Scalp en feu est désor­mais pub­lié simul­tané­ment, ou suc­ces­sive­ment, le hasard déci­dant de ces choses, sur les sites de RECOURS AU POÈME et de LA CAUSE LITTÉRAIRE. Août — sep­tem­bre 2014 – Michel Host

 

SOMMAIRE*

1 — Le Poé­tique  — L’Enquête suit son cours – p. 2
- 2– La poésie vue d’ailleurs : Éric Chevil­lardp. 3
- 3– De quelques recueils récents   —  p. 3
– Cathy Gar­cia – FUGITIVE  - p. 3
– Jean Mai­son  —  LA VIE LOINTAINE  p. 4
– Élie-Charles Fla­mand  —  LA VIGILANCE DOMINE LES HAUTEURS p. 6
–  Marc Bertrand – Je suis…  MARCELINE DESBORDES-VALMORE p. 7

 

* Dans le SCALP IX s’ouvrira une fenêtre sur quelques revues de poésie qui devraient être plus en vue.   

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1 – LE POÉTIQUE —  L’ENQUÊTE SUIT SON COURS

Au pas­sage des nuages  (l’été 2014 nous en combla, du moins sous nos cli­mats) et de mes lec­tures, quelques réflex­ions et citations :

Le poème est un pro­to­type.

Le « ça s’écrit », ce sont les mots en mal d’enfants, les mots « en tra­vail ». Ils se délivrent d’un bel enfant ou d’un fichu garnement.

Le poème est le pré­cip­ité d’une opéra­tion alchim­ique où la langue secrète et incon­nue des émo­tions et des intu­itions trou­ve enfin sa tra­duc­tion dans la langue maternelle.

« Le nom du réel ne rem­place pas le réel, la nom­i­na­tion du dieu ne rem­place pas le dieu… » — M. Hei­deg­ger, Sur Hölder­lin.

La « nais­sance heureuse du chant. »

Cause et con­séquence : le poème avec la poésie ont pour fonc­tion pre­mière de « débor­der le mot comme moyen ».

« La parole débor­dée n’est plus un moyen, on peut l’appeler poésie… ou encore : rien. » (André Du Bouchet)

«  Quand le mot se fera- t‑il de nou­veau parole ? »

Je pressens cette mécanique de folie : « Le mot débor­dé à le chant à la parole qui, à son tour, débor­de le poète.

« Du Bouchet ajoute ceci : « parole dans l’accompli por­teuse de ce qui n’a même pas encore été. »  La fonc­tion même de la parole.

2 —  LA POÉSIE VUE D’AILLEURS : Éric CHEVILLARD

 Il n’est pas courant que les grands médias (pour moi, les « offi­ciels ») trait­ent de poésie. Relevons cette « con­tre­bande » qu’Éric Chevil­lard fait pass­er dans son feuil­leton du Monde des Livres, au 27 juin 2014, au sujet de Les mots sont des vête­ments endormis, de Jean-Louis Gio­van­noni, aux Edi­tions Unes. Retenons ces appré­ci­a­tions on ne peut plus pertinentes :

« C’est évidem­ment un tirage très mod­este, 299 exem­plaires. Puis c’était il y a longtemps, en 1983. À peine plus de chance en somme que les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chu­chotés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhis­toriques. […] … nous ne comp­tons pas sur une armée pour vain­cre. Nous ne pro­gres­sons pas par inva­sion, défer­lement, pul­lule­ment, matraquage, suf­fo­ca­tion. Chaque exem­plaire compte. Il atteste la rareté de son contenu.

L’économie de la poésie  — si incon­grue dans le grand marché, si con­traire à ses lois, si indif­férente à ses logiques —  est déjà la poésie même. » Remer­cions Éric Chevil­lard, et aus­si de ce qu’il cite Jean-Louis Giovannoni :

« Ce ne sont pas nos par­ents qui fix­ent notre vis­age, mais la vio­lence d’une affir­ma­tion, d’une forme par­ti­c­ulière du pos­si­ble, qui vient sur nous inscrire son lieu d’apparition. »

« On a un vis­age pour ne pas effray­er les autres, pour cacher ce trou dans lequel on vit. »

 

3 – DE QUELQUES RECUEILS RÉCENTS

 

FUGITIVE, de Cathy Garcia.

Chez Cardère édi­teur, 2014 – Coll. Poésie,  55 pp.,  12 €. [www.cardere.fr] Illus­tra­tions orig­i­nales de Cathy Garcia.

Belle impres­sion, beau papi­er que l’œil et le doigt caressent avec plaisir, car­ac­tère d’une lis­i­bil­ité par­faite et encres de Cathy Gar­cia dont on sait qu’elle a plusieurs flèch­es à son arc.

On est mal, par­fois. On va mal, tout ou presque va mal. La déglingue nous guette, le ciel même s’inscrit en contre :

« Le ciel a mor­du. Les chiens sont lâchés. / Dans les poitrines, les cœurs s’épavent. // Partout s’installent des cirques funèbres. /// Foutoir irrespirable. » 

Alors, quoique le naufrage guette, nous allons sur cette terre : « Je marche. / Je dois marcher. ». Cathy Gar­cia, en dépit du titre don­né au recueil, ne fuit pas, ou sinon en avant, vers le ponant donc, à la suite de son ombre qu’elle rejoin­dra dans « le rou­et des incan­ta­tions », du côté de cette pri­ance amoureuse qu’est la poésie. Mais d’abord il y aura eu l’épreuve, cette souf­france en forme d’ « exil », dans cette « mai­son [qui] gon­fle, crève. Lam­beaux dégueu­lass­es »… où même « les bêtes [sont] désar­tic­ulées. » Je sais, depuis d’autres lec­tures, la poésie de Cathy Gar­cia toute tournée vers la vie pleine et vivante, dans un souhait de joie de l’esprit et de la chair… Ce que nous con­te Fugi­tive est hors de sa voie, hors de son habi­tude, si l’on se per­met de penser que nous vivons tous, à de cer­tains moments du moins, dans des lieux qui nous sont habituels. Dans ce reg­istre inat­ten­du parce qu’entêtant, dan­gereux, méchant même – (toute cette nature, ces bêtes désar­tic­ulées, n’est-ce pas ?), le poème de Cathy Gar­cia trem­ble, inqui­et, ému, se frayant un dur chemin par­mi les spec­tres, ren­con­trant l’ « ogre de désir » où son navire se fra­casse les flancs, tout cela dans le « déchire­ment tel­lurique » qui sug­gère une fin du monde, un  irréversible et fatal assaut des vieux instincts : « Con­ju­ra­tion du vide. / La meute aime le rut. » Le « réc­it », car il s’agit d’un réc­it à peine déguisé, laisse devin­er l’élargissement de l’ombre, la plongée dans un enfer dés­espérant, un chaos des sens qui fait douleurs les faux plaisirs de l’instant : « Un corps de femme à lapi­der, encore et encore. »  Alors, après avoir marché encore et encore, « [lâché] les sim­u­lacres », sur quels hori­zons s’ouvrira le futur ? 

La marche en terre d’exil s’improvise voy­age, au risque du « naufrage en terre-ciel », errance funam­bu­lesque dans les temps et les espaces, et jusqu’à soi… Il s’agit de se réan­cr­er, de « déploy­er la corolle », de retrou­ver des paysages hab­it­a­bles… fût-ce en se soumet­tant à de mys­térieuses magies afin « que l’âme s’encorde aux cail­loux sor­ciers ». Retrou­ver terre, repren­dre pied. Des amants, sans doute, plusieurs aubes, la lente mais sûre réc­on­cil­i­a­tion : « Je cours et je danse. // La terre est une et nous sommes un. » 

Lais­sons le poème suiv­re sa pente, après la ren­con­tre avec le rapace dont « les ser­res ont mar­qué [l]a chair », mais pas seule­ment, l’âme aus­si, le cœur, l’être en son fond le plus pro­fond, tout ce qui fait la matière d’une vie, à la fin « Irréversible mais large comme un fleuve. » Dans ce réc­it d’une longue étape d’un voy­age heureuse­ment inachevé, je com­prends et sai­sis une fois encore cette force et ce courage des femmes, cette puis­sance invin­ci­ble du désir d’être envers et con­tre les embus­cades de la des­tinée, tout ce que j’admire et que j’avais déjà pressen­ti dans de précé­dents recueils de Cathy Gar­cia, cela qui lui appar­tient, en liai­son avec des joies stim­u­lantes aus­si, et qu’elle nous donne en partage. 

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LA VIE LOINTAINE, de Jean MAISON

Aux Édi­tions ROUGERIE, 60 pp., 12 €.

On sait la qual­ité graphique et la fac­ture impec­ca­ble des livres pub­liés chez Rougerie. Ce recueil ne fait pas excep­tion. Douceur du papi­er, son éclat apaisé, mod­elé sou­ple du car­ac­tère. C’est beau.

Ce sont des poèmes sim­ples, sou­vent brefs : ter­cets, qua­trains, quin­tils… cer­tains jouent les haïkus, d’autres plus nour­ris vien­nent à la suite, un ensem­ble divers, mais unifié dans cette vis­i­ble volon­té de ne pas se don­ner comme filles trop faciles ou ren­con­tres de pau­vre sig­ni­fi­ca­tion. À chaque page son inter­ro­ga­tion, par­fois sa pénom­bre à déchiffr­er, à ouvrir tel le bour­geon en sa promesse fleurie. L’amour ouvre le bal : 

CE QUI ADVIENDRA

Aimer dans le secret / Voici l’aune de l’amour  / La div­ina­tion admirable

Énigme ? Celle-ci n’est guère trop dif­fi­cile. S’en remet­tre au mes­sager, au devin, qui n’est qu’un sous les ciels les plus changeants. Le sphinx ne se jet­tera pas sur le voyageur-lecteur, bien au con­traire, il lui tient le dis­cours de l’invite et de l’amitié. « Je laisse la terre du refus à sa déso­la­tion / Dans un silence de ville  / Qu’un jour d’hiver recueille à sa fenêtre. »

Sou­venons-nous de ce que Jean Mai­son est plus proche de la terre, même hiver­nale, et de ses lux­u­ri­ances végé­tales, que de l’asphalte des villes. C’est du moins ce que de lui je crois savoir.  Son poème, que je voudrais quo­ti­di­en  — et pourquoi pas nous le ren­dre tel ? – nous inter­roge autant que nous l’interrogeons :

« Que peut-on mesur­er / Dans l’errance  // S’endormir // Un cer­cle / Un autre cer­cle // Dans le reflet des eaux / La flo­re ver­ti­cale / Du grand rôle

Cha­cun le pren­dra comme il voudra, ou pour­ra. Jean Mai­son nous laisse le choix des direc­tions, des chemins… Il ne gen­darme per­son­ne, il ouvre des per­spec­tives, des cer­ti­tudes à plusieurs facettes… Certes, nous errons, nous nous entrons dans des songes… mais ces « reflets » d’eau ? Ce « grand rôle » ? Miroirs trompeurs ? Ombres sur ombres, et sur quelle scène ? Dans quel théâtre ? Et qui le prend à sa charge ? 

Si tu ren­con­tres « un âne bâté », apprends qu’il a un « don » à te faire. Ce sera « le dernier soir / Où tu te caches »… Jour de victoire !

Par­mi les énigmes pro­posées par le sphinx, il en est qui captent l’esprit, la réflex­ion, sans pour­tant que nous sachions bien où don­ner de la tête : « Le vide métic­uleux / Inépuis­able con­di­tion…  //  L’achevé comme un doute ». Sommes-nous moqués  (cela me paraî­trait peu char­i­ta­ble !) ?  Sommes-nous sim­ple­ment dépeints dans le vide intime et sidéral qui nous entoure ? Venant de Jean Mai­son, qu’on m’autorise ce doute-là, au prof­it de cette vérité d’évidence : « L’achevé comme un doute ». Ques­tion­nement infi­ni, donc. L’autre ver­sant de la con­di­tion humaine. Invi­ta­tion à la quête du sens. Je l’ai dit, le poète ne nous gen­darme pas, n’improvise aucun ser­vice d’ordre, ne nous indique pas où ranger la bringue­bal­ante machine de notre cerveau… Bien plutôt, il dépose des signes : « Tache d’encre éblouie à l’éclat de midi / La nuit se tend sur la page ». Il dit la con­fi­ance du ciel pour nous « enfants endormis ». S’il nous tance, c’est que nous l’agaçons sans doute un peu… Enfants impa­tients, n’est-ce pas ? :

« Nous ne savons plus atten­dre / Auprès des rêves qui meurent /// Égarés / Funam­bules incur­ables / Dans nos ténèbres famil­ières / Nous regret­tons l’espace per­du / De la chance / Sans pou­voir retenir / Les vérités dernières ».Du même coup, nous nous dévoyons : « L’homme est un archiviste / Qui résume et abrège / Faute de temps ».  Nous bâclons plus sou­vent qu’à notre tour !  Mais enfin, faut-il s’en trou­ver ras­suré : « Peut-être / Seule est frag­ile / L’éternité ». Rim­baud, je crois, la vécut « en allée »… Chaque lec­ture d’un poème (les poèmes d’un recueil le plus sou­vent n’en sont qu’un) est une sorte de découpage à notre mesure d’une trop vaste poly­sémie que seul maîtrise le poète. Mais certes il y a plus, il y a ce que Jean Mai­son appelle « la présence »… C’est le cœur de la vie « le chant gai des enfants /Leurs con­fet­tis de neige »,  cette « mémoire sœur / Bercée vers le silence des siè­cles. » Ce sphinx, à la fin des fins, manque de cru­auté, ou de cynisme… Il n’en est pas affligé. Il nous sig­nale les rives où abor­der, les ports où trou­ver refuge, cha­cun choi­sis­sant ce qui lui convient :

« Notre langue / Notre résis­tance / Filles du temps »

« Présage d’une parole / L’homme à l’errance / Décou­vre sous la sportelle / L’arche boréale / Que son regard ne quitte plus »

« J’étais déjà per­du / Quand un éclair de cheval me rel­e­va / Lavé de ma soif / Il me restait la pluie  //  Poésie    mon silence »

« Le séjour te par­le  /  Dans la main des orages ».

« Il n’y a de mots qui ne puis­sent nous atteindre »

Ce sphinx, en dépit des apparences que lui impose son rôle, est tout entier préve­nance, égards, compassion.

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LA VIGILANCE DOMINE LES HAUTEURS, d’Élie-Charles FLAMAND

Edi­tion « Les Amis de La Lucarne Ovale», 21 rue Chante-Mer­le , 77 720 Saint-Ouen-en Brie, 2013, 55 pp., Illus­tra­tions de Louise Janin, tirage à 100 exemplaires.

Sans les con­tredire, les « cos­mo­grammes » sen­suelle­ment col­orés de Louise Janin (1893–1997), postés aux coins de plusieurs pages, font con­traste avec les reliefs accusés de la poésie d’Élie-Charles Fla­mand. Ces travaux « à la cuve » délivrent des paysages d’une secrète et intime biolo­gie, de ces beautés que décou­vrent les lab­o­ran­tins sous le micro­scope, par­fois les chirurgiens dans les chairs qu’ouvrent leurs scalpels. Mais il ne s’agit, chez l’une comme chez l’autre, que de « voir » :

« Pour voir l’arrière-fond de cette con­trée qui vac­ille… ///  Là-bas monte un sim­ple vol d’éphémères / Emper­lé de gout­telettes qu’irisent les avenirs / Aus­sitôt la bouche céleste les dévore »

Nous voici jetés dans le cœur (le tran­quille mael­ström ?) de la matière du monde qui vit en s’autodétruisant, scrutée depuis tou­jours par le poète : « Le soir dis­sipe la fougue des souhaits / Au car­refour le vécu s’éparpille en brumes et cen­dres… /// Main­tenant je détisse la trame du calme / Et développe les caress­es fondatrices »

On sait le monde peu avenant aux humains, aux êtres ani­més qui le peu­plent. Le poète, il me sem­ble, le veut plus neu­tre qu’il ne l’est à nos yeux, il le veut même moins agres­sif que soumis à ses pro­pres trem­ble­ments  — « Voici que l’univers s’émeut s’affole puis gémit »  -, et nous auri­ons donc tort de nous croire logés à la même enseigne que lui. Élie-Charles Fla­mand ras­sure et récon­forte  (lui-même se ras­sure- t‑il ? Et nous, ses lecteurs ?), nous invi­tant à « retrou­ver le naturel du lotus fon­da­teur ». Nous ne sommes pas tenus par quelque fatal­ité mal­heureuse : « Tu peux desser­rer le lacet de l’infortune / En ran­i­mant un dia­logue naguère brisé ». Dia­logue avec le temps, ce temps que nous auri­ons pu voir comme notre pire enne­mi, ce temps « Où mûris­sent en grappes les sou­venirs ». Nous avons nos armes, nous ne sommes pas jetés dans un vide dévo­rant et absurde, car nous saurons dévoil­er pour nous-mêmes « Le plus imprévu des secrets »…, car enfin nous sommes accom­pa­g­nés : « … la parole con­tin­ua de divulguer les repères / Qui défient les fan­tasques mou­ve­ments du destin. » 

C’est une parole que pro­pose donc le poète au « sage » qu’il entend que nous soyons. Il ne doute pas que nous le soyons, et mon avis con­traire ne pèse rien con­tre sa foi en quelque « Maitre de l’amont et de l’aval » dont « le nom [est] « crié » pour que la nef de ma vie « s’ouvre à la paix recon­quise ». Il sur­git des mots, des vers d’Élie-Charles Fla­mand, non pas un délire de joie mais « … le germe du désir / Point clair d’une musique  / Où se fondent les infi­nis les plus changeants ». Une con­fi­ance nous est pro­posée, apportée, telle un baume, les promess­es de vie dont nous doutions telle­ment n’avaient jamais quit­té nos con­trées, seule­ment nous ne les voyions plus : « la horde des lémures fut vain­cue / Et tu peux apercevoir la branche ver­moulue / Où non en vain s’évertue la chrysalide » Des lémures, une branche ver­moulue nous aveuglaient. Et les cor­beaux eux-mêmes peu­vent être de bon augure.

La vision, notre habi­tat de l’esprit, s’agrandit aux dimen­sions du cos­mos, en quelque lieu étroit que nous ayons rési­dence : « Pour­tant le recoin aigu sauve­g­arde / la pousse d’une herbe nour­rie d’effluves sidéraux » ! Certes, les rudes con­tin­gences, faims et mis­ères, crimes et bar­baries dont nous sommes comblés, le poète n’hésite pas à les remiser dans des loin­tains mal per­cep­ti­bles. Il s’agit pour lui d’une « accep­ta­tion plénière », d’une autre dimen­sion atteinte ou à attein­dre. Si « la vig­i­lance domine les hau­teurs », que craignions-nous de pire que les illu­sions sans portée dont se nour­ris­saient nos sens et nos sen­ti­ments : « Nous égrenions les gammes du chaos / Et tou­jours par­tions à l’assaut des citadelles de buée »…  Dès lors, les titres des derniers poèmes en témoignent, tout se lie, ou se relie en une immense CORRÉLATION : « En boucle le passé réflé­chit et caresse l’avenir ». HYALIN , offert dans sa pleine vis­i­bil­ité, se fait « le verbe qui s’ouvre et se mul­ti­plie ». Il nous reste à FEUILLETER LA PARTITION qui, si nous l’interprétons, nous offrira la vision véridique, « nous laisse[ra] voir enfin la mer médi­ta­tive »… Une pléni­tude, une pro­fu­sion… Nous pénètrerons dans LE BOIS DE L’INVITE où se maîtrise mieux la des­tinée, l’UNION VERTICALE t’introduira « Au cœur de ce dia­mant l’imprévu / [où] Tu dis­cer­nais l’œil ébloui de lucid­ité / Par lequel voir s’appointer les monts / D’où fusent des élans sans cesse resurgis ». 

Voir. Éblouir. Éblouisse­ment… sont par­mi les mots clés d’Élie-Charles Fla­mand. Il veut sim­ple­ment que nous y voyions mieux, plus net­te­ment et plus loin, très loin même à tra­vers et au-delà de la buée des fauss­es visions où nous nous dés­espérons par­fois. Il veut de toute sa force nous tourn­er vers « l’imprévu » qui non seule­ment n’a pas quit­té le monde, mais est bel et bien à la portée de notre esprit. Il nous demande d’oser regarder der­rière la porte. D’avoir encore foi en l’immense machine de l’univers. Il nous demande de nous remet­tre en par­tances De liq­uider « notre tristesse » car « la jou­vence / Mûrie dans le tré­fonds des mon­des » est aus­si dans le mot, dans les mots. Il nous exhorte à pren­dre de la hau­teur, à être enfin poètes, car selon Hölder­lin, cité en exer­gue, « Was bleibt aber, stiften die Dichter » : « Mais ce qui demeure, les poètes le fondent. »  

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JE SUIS… MARCELINE DESBORDES-VALMORE, 

Par Marc BERTRAND

Pré­face de Gérard Col­lomb, JACQUES ANDRÉ ÉDITEUR, 5 rue Bugeaud, 69 006, Lyon, 2012, 77 pp., 10 €.  (Avec plusieurs illus­tra­tions pho­tographiques fort bien choisies).

« J’ai chan­té toutes les douleurs : les

miennes et celles des autres. »

 

Théodore de Banville, cité en exer­gue de ce beau livre, nous fait enten­dre déjà la voix de Marceline :

« Voix soli­taire, ô délais­sée, / Vic­time tant de fois blessée, / Chère morte, dont l’âme eut Faim / Et soif d’azur. » (Celle qui chantait)

Elle fut sans aucun doute plus aimée, cette femme pétrie d’humanité et de com­pas­sion, des poètes ses con­tem­po­rains que des pro­fesseurs de lit­téra­ture, Marc Bertrand faisant excep­tion, bien enten­du. Si j’ai bonne mémoire, MM. Lagarde et Michard ne l’admirent qu’à regret dans le manuel qu’ils con­sacrèrent au XIXe siè­cle de la lit­téra­ture française. Peut-être seule­ment parce que Vic­tor Hugo lui déclara voir elle « la poésie même », entre deux ten­ta­tives de rap­proche­ment qu’elle repous­sa. Ces messieurs, qui éduquèrent lit­téraire­ment ma généra­tion et à qui je ne ferai aucun des ridicules reproches que leur adressèrent des éru­dits soix­ante-huitards ébou­rif­fés et depuis recon­ver­tis dans la banque ou le jour­nal­isme, voy­aient en elle une poétesse de sec­ond rang, et une poétesse qui sans doute à leurs yeux n’égalait ni une Marie de France, ni une Chris­tine de Pisan ou une Louise Labé, mais surtout ils avaient peine à lui par­don­ner quelque vers boi­teux ou d’allure un peu nég­ligée. Par bon­heur, le pré­faci­er de ce livre-ci nous le rap­pelle, « elle sus­ci­ta l’admiration de plusieurs généra­tions de poètes illus­tres, comme Lamar­tine, Sainte-Beuve, Ver­laine ou Aragon. Baude­laire voy­ait en elle l’ « expres­sion poé­tique de toutes les beautés de la femme. » Mar­cel Proust la désig­nait comme « la grande Val­more ». Par bon­heur encore, le pro­fesseur Marc Bertrand s’est con­sacré à l’étude de sa poésie, à l’édition de sa cor­re­spon­dance et à la com­po­si­tion de « la seule édi­tion de ses œuvres poé­tiques complètes ». 

Je me sou­viens, pour ma part, de ses poèmes comblés d’amour, et aus­si de ces vers frais comme une comp­tine, quoique dédiés à un triste abandon :

« Vous aviez mon cœur, / Moi j’avais le vôtre : / Un cœur pour un cœur, / Bon­heur pour bonheur !

Le vôtre est ren­du, / je n’en ai plus d’autre : / Le vôtre est ren­du, / Le mien est perdu ! »

Marc Bertrand, dans cet ouvrage, par thèmes traités sans lour­deur ni insis­tance ni longueurs, reprend les élé­ments sail­lants de la vie per­son­nelle et lit­téraire de Marce­line tels qu’elle les rap­por­ta dans des écrits intimes, des cor­re­spon­dances et divers­es pub­li­ca­tions… La matière ne fait pas défaut, la mémoire de Marce­line est un « étang pro­fond » où afflu­ent les nota­tions, les sou­venirs. Quoique née à Douai, ayant vécu à Brux­elles, Bor­deaux et Paris, c’est à Lyon que son cœur n’aura cessé de bat­tre ; elle y vécut dix ans : « Aujourd’hui encore, si Lyon pleure, je pleure. » Elle s’y trou­va liée à Proud­hon, y fut vis­itée par Alexan­dre Dumas, Marie Dor­val, Franz Liszt… Elle y vécut les aléas du théâtre avec son mari, Pros­per Val­more, et aus­si les souf­frances d’un peu­ple qu’elle aima : « … J’ai appris à con­naître ce peu­ple de Lyon, tra­vailleur, obstiné, peinant dans la boue et la soie, stoïque devant les coups du sort, et dont par­fois la mis­ère me rap­pelait telle­ment la mis­ère que j’ai con­nue dans mon enfance… »  Mis­ère douaisi­enne, mis­ère lyon­naise : la poétesse les rap­proche dans une fig­ure d’enfance, celle du « petit Hen­ri Duhem » qui lui per­mit l’expérience « de la générosité enfantine ».

Ce qui car­ac­térise la couleur des sou­venirs de Marce­line Des­bor­des-Val­more c’est, au-delà d’une émo­tion tou­jours prête à resur­gir, un souci con­stant de la vérité et de l’exactitude des choses relatées. Elle ne masque ni ne déguise quoi que ce soit. Son esprit pro­fondé­ment empreint de reli­gion : j’ai tou­jours eu « les yeux pleins d’églises… », ce qui sig­ni­fie les yeux pleins de lucide com­pas­sion. De la mai­son de la place des Ter­reaux, où elle habi­ta d’abord, elle ne tente pas de don­ner la belle allure de l’appartement bour­geois, bien au con­traire : « … une petite mai­son d’aspect assez mis­érable, face à l’Hôtel-de-Ville ; au dernier étage, comme d’habitude (c’est moins cher !), et pour une femme enceinte  — je l’étais – c’est dur de mon­ter cent march­es ! » Qu’on me par­donne l’impertinence, mais je vois mal Marce­line trans­portée à notre époque dans un loft pour bobos de gôche aux envi­rons de la Bastille ! De quels mépris ne l’accablerait-on pas ! Elle rap­porte ses aven­tures et mésaven­tures de théâtre, son imprég­na­tion du vers racinien, avec de touchantes anec­dotes : « … comme je jouais dans cette pièce (Le Déser­teur, de Merci­er) à l’Odéon, tombant à genoux (c’était dans mon rôle !) je me suis déplacé la rotule ! » Elle est, comme elle le serait aujourd’hui encore davan­tage, con­sciente de la dif­fi­culté de vivre matérielle­ment de sa poésie, du manque d’ « acheteurs », des dif­fi­cultés des rela­tions avec les édi­teurs… Quant à la con­di­tion fémi­nine, Marce­line est bien con­sciente des obsta­cles spé­ci­fiques que ren­con­trent les femmes dans tous les domaines de l’art : « … dans ma vie comme dans mes vers, j’ai tou­jours été sen­si­ble au mal­heur d’être femme : ’’Les fleurs sont pour l’enfant, le sel est pour la femme’’, toujours. »

Quant aux sys­tèmes et aux doc­trines poli­tiques, elle en juge saine­ment : « Je juge plutôt avec mon bon sens, et plus encore avec mon cœur (j’allais dire avec mes larmes) ; mais j’ai tou­jours été spon­tané­ment du côté des plus mal­heureux. Par tem­péra­ment et par expéri­ence, tou­jours du côté de ceux qui souf­frent : Canuts de Lyon ou Noirs de la Guade­loupe. » « … il n’est point besoin d’une doc­trine, social­iste ou non, comme on dit, pour allumer des reven­di­ca­tions. La faim n’attend pas… ». Elle com­posa bien des poèmes à l’unisson de la souf­france du peu­ple, et dut en cueil­lir le fruit amer : « … je voudrais au moins qu’échappe au néant ce poème où j’ai hurlé la détresse pop­u­laire lyon­naise de ces jours funèbres de 1834. Per­son­ne n’a voulu alors éditer ce  Dans la rue ; j’étais bien naïve ce m’en étonner. »

Elle avouera n’avoir jamais « aimé à demi ». Ajou­tons : jamais en aucun domaine où l’homme est engagé dans le com­bat légitime pour son exis­tence, sa dig­nité, sa fon­da­men­tale lib­erté. Marce­line fut une femme, un esprit, un cœur et une âme admirables. Lais­sons de côté la décep­tion que lui causèrent « les sou­verains », rois ou empereurs… le fait qu’elle finit par s’en remet­tre à Dieu plutôt qu’à ses saints : « Quant à moi, je me suis tou­jours sen­tie ‘’sus­pendue au souf­fle de Dieu’’ ; mais sus­pendue aux paroles de ceux qui par­lent de Dieu ou au nom de Dieu ? non ! », et revenons à l’axe cen­tral, à son expéri­ence lyon­naise, qui forgea en elle la féconde révolte, dont elle énumère cer­taines étapes essentielles :

« Oui, vrai­ment, c’est à Lyon que j’ai alors bien com­pris une chose : pen­dant que les juges roy­aux con­damnent, par­fois à mort, les grands de ce monde dor­ment tran­quille­ment sur leur duvet. C’est à Lyon que je suis dev­enue l’ennemie irré­ductible des pris­ons poli­tiques et de la peine de mort… »

« C’est à Lyon que je me suis mise à détester les hor­reurs de toutes les guer­res civiles : je les appelais guer­res « frater­nelles » ; on m’a fait com­pren­dre qu’il fal­lait dire « guer­res fratricides »…

« C’est à Lyon que j’ai com­mencé à penser que l’argent  — ce mot de fer ! – c’est un peu la mois­son que les plus habiles volent aux pauvres… »

De cette con­science juste forgée au feu de l’humain, Marce­line Des­bor­des-Val­more a nour­ri sa poésie, c’est-à-dire sa tel­lurique puis­sance émo­tion­nelle, et ensuite la généreuse pen­sée qui n’a plus cessé de l’habiter. Elle mar­chait avec son temps, et par­fois plus vite que lui. Elle est une illus­tra­tion des plus par­faites de ce mod­èle né – en France du moins — à la Renais­sance, celui du corps har­monieux et sain allié à l’esprit clair et sain dans un pro­jet de vie qui ne soit pas exclu­sive­ment replié sur le  soi-même et le moi. Le beau livre con­stru­it par Marc Bertrand se clôt, on peut dire logique­ment, sur la petite école au fron­ton de laque­lle elle souhait­erait que l’on écrivît son nom : « Oh ! pas un boule­vard, ni une Uni­ver­sité ! Sim­ple­ment une petite école de quarti­er, ou un col­lège ; ou bien une petite rue tran­quille. Ou encore, pourquoi pas ? une bib­lio­thèque, ce lieu où con­ver­gent tous ceux qui veu­lent con­naître, lire, s’instruire… » Oui, Marce­line mar­chait bien au pas réelle­ment pro­gres­siste de son temps.

 

 

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Fin du « Scalp VIII » — Sep­tem­bre 2014

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

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