Les livres de Joyce Man­sour (1928–1986) étaient hélas introu­vables depuis quelques années lorsqu’en 1991, Actes Sud fit paraître son œuvre com­plète en un vol­ume dépas­sant les six cent pages, inti­t­ulé, Prose & poésie. Nous vîmes paraître ce livre tel un ovni, au même titre que, huit plus tard, en 1999, tou­jours chez le même édi­teur, les Œuvres poé­tiques du mag­nifique Jean Sénac. Le Man­sour et le Sénac sont épuisés depuis de nom­breuses années et atten­dent d’être réédités. C’est tou­jours le cas du Sénac, mais plus du tout en revanche du Man­sour et ce grâce aux édi­tions Michel de Maule, qui vien­nent de rééditer, sous le titre de Œuvres com­plètes, prose et poésie, l’édition Actes Sud de 1991, enrichie par des inédits. Ce superbe vol­ume de plus de cinq cents pages reprend donc les œuvres en prose, soit qua­tre titres, de Les Gisants sat­is­faits (1958) aux superbes et cor­ro­sives His­toires nocives (1973), une pièce de théâtre, Le Bleu des fonds (1968) et les seize livres de poèmes, de Cris (1953) à Trous noirs (1986), ain­si que des poèmes inédits et/ou pub­liés en revues et dans des cat­a­logues. Rap­pelons que bri­tan­nique de nais­sance, Joyce Man­sour (1928–1986) n’a vrai­ment com­mencé à appren­dre et à écrire le français qu’après son remariage avec Samir Man­sour, qui était un Fran­co-Égyp­tien, en 1949. L’œuvre de Joyce Man­sour dérange ou intrigue autant que son per­son­nage. Dis­ons-le d’emblée, il est tout à fait som­maire, comme Hubert Nyssen l’affirma en son temps, de réduire Joyce Man­sour à une égérie éro­tomane du sur­réal­isme ou même à un Ange du bizarre. Il est plus juste de voir que l’insolence de son lan­gage, la per­ver­sité de ses métaphores, l’obscénité de cer­taines images, les con­fla­gra­tions illu­mi­nant ses dia­logues, l’humour dévas­ta­teur de ses impré­ca­tions, mais aus­si par­fois un réal­isme boulever­sant, sont d’un poète qui défie le temps et la mort avec les seules armes dont il dis­pose. Dans la pré­face de cette nou­velle édi­tion des Œuvres com­plètes, Paul Lom­bard ne dit pas autre chose, en affir­mant que Joyce Man­sour échappe aux codes, aux sché­mas imposés par la lit­téra­ture et la société. Méprisant la notion de « l’art pour l’art », elle incar­ne, de la façon la plus naturelle, la plus néces­saire, cette « lib­erté du désir » prônée par André Bre­ton, pour trou­ver sa voie, sa voix : Tu aimes couch­er dans notre lit défait. — Nos sueurs anci­ennes ne te dégoû­tent pas. — Nos cris qui réson­nent dans la cham­bre som­bre — Tout ceci exalte ton corps affamé. — Ton laid vis­age s’illumine enfin — Car nos désirs d’hier sont les rêves de demain.

Défi lancé à la rai­son, l’itinéraire de Joyce Man­sour retrace la recherche d’une parole entre rêve et réel et d’un univers pro­pres entre mort et vie, Occi­dent et Ori­ent : Déplace ton regard – Dépouille mon bas-ven­tre de sa bête ô dés­espoir – Ta langue divise mon cœur – Tel le ser­pent le rocher. Man­sour intéri­orise l’univers sur­réal­iste et le fait sien pour ensuite crier la blessure d’un monde intérieur rav­agé par l’angoisse, le tour­ment et la mort, comme en témoigne les titres de ses pre­miers livres : Cris (1954), Déchirures (1955) ou Rapaces (1960) : L’œil bas­cule dans la nuit au moment du tré­pas – Ô la blanche ful­gu­rante folie des ailes qu’on ne con­naît pas. Il y a bien ici un rejet de l’horrible sort réservé à l’être humain, et qui affecte autant l’homme que la femme, « ces deux sacs de mor­tal­ité » : Nous viv­ions rivés aux plus bass­es pro­fondeurs de la nuit — Nos peaux séchées par la fumée des pas­sions — Nous tournions autour du pôle lucide de l’insomnie — Jumelés par l’angoisse séparés par l’extase — Vivant notre mort dans le goulot de la tombe. On a reproché au poète la vio­lence de ses images, mais ce n’est pas seule­ment l’érotisme ou l’onirisme man­sourien qui sont placés sous le signe de la vio­lence, de l’affrontement, mais la vie elle-même : « Le sexe ressem­ble beau­coup à la guerre ». Tout chez Man­sour, qui est égale­ment dotée d’un humour hors-norme, nous ren­voie à notre con­di­tion d’être périss­able. Aus­si la femme est-elle l’objet d’une haine ambiguë qui découle d’un proces­sus d’autodestruction : mère, sœur ou rivale, dou­ble-enne­mie en tous cas : Tes rides tes seins bal­lants ton air affamé — Ta vieil­lesse con­tre mon corps ten­du — Ta honte devant mes yeux qui savent tout — Tes robes qui sen­tent ton corps pour­ri. — Tout ceci me venge enfin — Des hommes qui n’ont pas voulu de moi. La femme, au sein de cette œuvre, appa­raît comme un être per­vers et sournois, pro­fondé­ment sado­masochiste, que men­a­cent mal­for­ma­tions et putré­fac­tions : Mal­gré moi ma charogne fana­tise avec ton vieux sexe débusqué – Qui dort. Quant à l’œuvre en prose, elle s’est élaborée par­al­lèle­ment aux recueils de poèmes, et ne fait que pro­longer, en les dévelop­pant, les grands thèmes, les obses­sions de l’étrange demoi­selle : l’érotisme, le rêve, la mort, la mal­adie, l’humour, le fan­tas­tique, le mer­veilleux, le sexe, l’humain. Avec Joyce Man­sour, a écrit Marie-Lau­re Mis­sir (auteure de Joyce Man­sour, une étrange demoi­selle, Jean-Michel Place, 2005), les fron­tières entre la poésie et la prose sont brouil­lées. Seule compte la matière men­tale, l’imagination coupe les amar­res du fil con­duc­teur en refu­sant la logique de par­tie d’échec du romanesque. Les con­tes de Man­sour incar­nent bien cette descente prodigieuse de l’être dans l’être, « l’illumination sys­té­ma­tique des lieux cachés et l’obscurcissement pro­gres­sif des autres lieux, une prom­e­nade per­pétuelle en pleine zone inter­dite », comme l’a écrit André Bre­ton. Atten­tion : chef d’œuvre absolu !

 

L’actualité man­souri­enne ne s’arrêt pas là, puisqu’outre la paru­tion des Œuvres com­plètes, une très belle expo­si­tion, Joyce Man­sour, poétesse et col­lec­tion­neuse, se tient au Musée du Quai Bran­ly, du 18 novem­bre 2014 au 1er févri­er 2015. Joyce Man­sour fut, sa vie durant, une ardente col­lec­tion­neuse d’objets océaniens et de tableaux de ses amis sur­réal­istes. « Les poèmes de Joyce sont des tableaux peints avec des mots et un lien char­nel unit la femme aux artistes », écrit Marie-Francine Man­sour. C’est ce que nous avons mis en évi­dence, les Homme sans Épaules, en pub­liant dans notre revue (n°19, 2005), un copieux dossier présen­té par Marie-Lau­re Mis­sir : « Joyce Man­sour, tubéreuse enfant du con­te ori­en­tal », avec un choix de poèmes et de textes inédits. À cette occa­sion, nous avions organ­isé à la Librairie-Galerie Racine, avec Marie-Lau­re Mis­sir et le sou­tien de Cyrille Man­sour, une expo­si­tion des man­u­scrits et des « objets méchants » de Joyce Man­sour. Quand elle n’écrivait pas, ne par­courait pas les marchés aux puces et les galeries en com­pag­nie d’André Bre­ton ; Joyce Man­sour, à son instar, fab­ri­quait des objets à fonc­tion­nement sym­bol­ique. Clous, punais­es, débris var­iés, fils de fer : avec ces matéri­aux pau­vres, elle com­po­sait de petits reli­quaires. Une ving­taine d’objets qui com­posent un petit théâtre du mer­veilleux et de la cru­auté et qui sont le reflet de ses angoiss­es. Chez elle, ils trou­vaient place dans ses bib­lio­thèques ou sur le planch­er, par­mi ses livres, ceux de ses amis et les pièces pré­cieuses de sa col­lec­tion. Elle ne se voulait ni sculp­teur, ni pein­tre au sens pro­fes­sion­nel des mots, mais, selon le principe sur­réal­iste de l’automatisme incon­scient de la créa­tion, elle com­po­sait pour elle-même ces assem­blages inquié­tants et frag­iles. La part la plus remar­quable de sa col­lec­tion per­son­nelle, qu’elle a réu­ni avec Samir, son mari, et la com­plic­ité de Bre­ton, vient de loin : de Nou­velle Bre­tagne et Nou­velle-Guinée, essen­tielle­ment. Uli, malan­gans et stat­ues peu­plèrent son apparte­ment, comme pour célébr­er un art mag­ique chargé de sym­bol­es, dont la puis­sance expres­sive et les inven­tions formelles font écho à la nature même et à la sin­gu­lar­ité de poésie de Joyce Man­sour. En présen­tant quelques-unes des œuvres avec lesquelles elle a vécu, cette expo­si­tion rap­pelle qu’écrire et col­lec­tion­ner étaient, pour elle, deux manières insé­para­bles de créer et donc de vivre.

 

 

 

Troisième évène­ment man­sourien : la paru­tion du livre de Marie-Francine Man­sour, qui, après avoir con­sacré une thèse de doc­tor­at en 2014 à « l’étrange demoi­selle », Le Sur­réal­isme à tra­vers Joyce Man­sour. Pein­ture et Poésie, le miroir du désir, fait paraître, un ouvrage inti­t­ulé : Une vie sur­réal­iste, Joyce Man­sour, com­plice d’André Bre­ton (édi­tions France-Empire, 254 pages, 21 €). Marie-France Desvaux a épousé Cyrille (né en 1955), le deux­ième fils de Samir et Joyce. Elle a con­nu la poétesse durant les dix dernières années de sa vie. Une vie sur­réal­iste est un voy­age intimiste dans la vie et l’œuvre de Man­sour : « Dans la vie, Joyce joue et rit. Cette femme joviale et éprise de lib­erté était douée d’une extra­or­di­naire énergie. Elle nous entraî­nait dans ces pas­sions, trans­for­mait la mai­son, ani­mait les repas, enjouait le quo­ti­di­en. » L’auteure évoque l’intimité de Man­sour, ses affinités élec­tives, sa rela­tion à Man­di­ar­gues, à Michaux, mais surtout à André Bre­ton (Joyce dira de lui : « Il changeait la vie et la vision de tous ceux qui l’ont con­nu. C’était un grand oiseau cramoisi des vrais beaux jours… Duchamp a dit, en par­lant d’André : Il aimait comme un cœur bat. Et c’est vrai. André aimait la lib­erté par-dessus tout. Il aimait le signe ascen­dant, tout ce qui exalte, se cache et poé­tise… Pour lui, le beau et le révo­lu­tion­naire sor­taient de la gri­saille. Il s’enthousiasmait et sa joie était con­tagieuse… Il par­lait rarement de lui-même. Il écoutait, il savait écouter. Il fut aus­si l’homme le plus cour­tois », et sur les pul­sions de son œuvre (« son monde brille à la façon de l’anthracite. Davan­tage bur­lesque que vicieux, il est l’envers ténébreux de la créa­tion. ») Pas­sion­née par l’univers de sa belle-mère, Marie-Francine Man­sour, qui est Doc­teur en his­toire de l’art, a com­mencé à écrire sur la poétesse après la mort de celle-ci en 1986. Elle a béné­fi­cié pour illus­tr­er ses pro­pos des pré­cieuses archives per­son­nelles, famil­iales, de Joyce Man­sour, et c’est assuré­ment ce qui fonde l’intérêt, l’apport, le sen­si­ble de ce livre, et attenue les pas­sages moins fiables, relat­ifs au sur­réal­isme et à son his­toire, comme par exem­ple le chapitre qui traite de la péri­ode de l’Occupation et de La Main à plume, au sein duquel sont reportées un cer­tain nom­bre d’erreurs et/ou d’approximations. C’est le seul hic de ce beau livre. Marie-Francine Man­sour s’exprime avec émo­tion, respect et retenue. Ain­si, lorsqu’elle écrit : « On aurait tort de réduire la voie de Joyce Man­sour à son ver­sant obscur. Ses mots de morts se par­ent de lumière ; l’horizon humide de son éro­tisme s’entrouvre. Joyce a été guérie par son œuvre. Elle a fini par accepter ce qu’elle com­bat­tait jadis et, comme le passeur, nous mon­tre le chemin entre les deux rives. J’ai été pro­fondé­ment mar­quée par cette per­son­nal­ité d’exception, ray­on­nante en tant qu’artiste et entant que femme… Joyce était présente dans la vie de Cyrille, et donc dans la mienne… Elle nous a quit­tés pen­dant ma pre­mière grossesse. Elle lut­tait con­tre le can­cer…. La vie que je por­tais croi­sait la mort qui l’a emportée… Alors je suis passée de « l’autre côté de l’armoire ». Elle s’est ouverte sur la cor­re­spon­dance, les écrits et les brouil­lons que Joyce clas­sait dans des boîtes de Mon­te­cristo…. C’est entourée des objets océaniens qui com­po­saient sa col­lec­tion, que j’ai épluché toutes ces archives. Je con­nais­sais déjà la femme ; je décou­vrais la poétesse. Comme une deux­ième ren­con­tre. Joyce Man­sour est pour moi une héroïne mythique et mys­térieuse. En écrivant sur elle (à tra­vers ma thèse et ce livre) et en exposant sa col­lec­tion, je comble mon besoin de la servir, de lui ren­dre hom­mage, de lui exprimer ma gratitude. »

Un très bel hom­mage à Joyce Man­sour, que Marie-Francine fait revivre dans toute son authen­tic­ité émo­tion­nelle, humaine, et sa puis­sance créa­trice ; lesquelles font défini­tive­ment de Joyce, la poétesse du Feu, l’une des plus grandes voix féminines de la poésie contemporaine.

 

 

Laisse-moi t’aimer
J’aime le goût de ton sang épais
Je le garde longtemps dans ma bouche sans dents.
Son ardeur me brûle la gorge.
J’aime ta sueur.
J’aime caress­er tes aisselles
Ruis­se­lantes de joie
Laisse-moi t’aimer
Laisse-moi séch­er tes yeux fermés
Laisse-moi les percer avec ma langue pointue
Et rem­plir leur creux de ma salive triomphante
Laisse-moi t’aveugler.

 

 

Oublie-moi.
Que mes entrailles respirent l’air frais de ton absence
Que mes jambes puis­sent marcher sans chercher ton ombre
Que ma vue devi­enne vision
Que ma vie reprenne haleine
Oublie-moi mon Dieu que je me souvienne

 

 

Joyce MANSOUR

 

(Poèmes extraits de Cris, 1953).

 

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