Ios­sif Ven­tu­ra est un homme extrême­ment sym­pa­thique, à tous les sens grecs du terme, évidem­ment. Il est donc très chaleureux, mais avec beau­coup de dis­cré­tion, très atten­tif à l’autre et si pro­fondé­ment déchiré, sous l’élégante sim­plic­ité du sourire que la vie lui a appris comme suprême forme de sagesse, qu’il en devient for­cé­ment très attachant. C’est une chance sup­plé­men­taire que de con­naître l’homme, en plus de l’œuvre.

Dans l’histoire de la philoso­phie, on con­naît le syl­lo­gisme d’Épiménide le Cré­tois : « Tous les Cré­tois sont menteurs, je suis Cré­tois, donc… (suis-je menteur ou non) ? ». Mais les para­dox­es incar­nés par Ios­sif Ven­tu­ra ne se lais­sent enfer­mer dans aucune autre logique que la cohérence d’une vie sen­si­ble, en poésie.

Vous vous atten­dez à trou­ver en lui un poète grec, décalez votre attente : il se définit en effet comme le « dernier juif de Crète » et cette iden­tité mar­que son œuvre. Vous vous atten­dez au moins, puisqu’il est grec tout de même ( !) à ce qu’il représente quelque aspect de la longue tra­di­tion lit­téraire hel­lénique. Oui, mais Ios­sif Ven­tu­ra ne vous par­lera pas beau­coup d’Homère ou de Séféris, mais bien plutôt, avec pro­lix­ité, de « poet­ry per­for­mance », modes de man­i­fes­ta­tions poé­tiques dévelop­pés aux États-Unis depuis 1es années 60, et de poésie dig­i­tale réno­vant les poten­tial­ités men­tales par le mou­ve­ment et la vision des let­tres, au-delà de leurs sens, dans une quête ludique et méta-cog­ni­tive à la fois. Mais si vous cherchez à le situer en vous dis­ant qu’il est épris de moder­nité et que son esprit très sou­ple recherche sans cesse de nou­veaux moyens pour enrichir la pen­sée et l’expression de son art, décalez votre juge­ment, parce que vous décou­vrirez aus­si chez Ios­sif Ven­tu­ra un spé­cial­iste des trou­ba­dours de notre anci­enne tra­di­tion occ­i­tane. En effet, pas­sion­né d’histoires de cheva­lerie, le poète s’est mis en tête de décou­vrir et de faire décou­vrir ce pat­ri­moine cul­turel aux Grecs, dans un pays où il était qua­si­ment incon­nu. Ios­sif Ven­tu­ra s’est donc mis à col­lec­tion­ner les livres, à étudi­er et à traduire des textes (XIIème et XII­Ième siè­cles), à voy­ager dans la région de Toulouse, de Béziers et des châteaux cathares, devenant ain­si un fin con­nais­seur de ce type de poésie.

Fan­taisie élec­tive, relayée par un retour à l’identité pro­fonde. Car après avoir lu les trou­ba­dours, une autre curiosité sur­git, con­nexe : au temps de ces poèmes de cheva­lerie, quelle était la forme de la poésie juive ? Et voici Ios­sif Ven­tu­ra lancé dans une nou­velle aven­ture de l’esprit, réper­to­ri­ant et traduisant les poètes juifs du Moyen-Âge, du Vème au XIVème siè­cle, à rai­son de 7heures de tra­vail par jour, pen­dant 4 ans. Il en résulte la pro­duc­tion d’un livre, unique en son genre en Grèce.

Oui, oui, 7 heures de tra­vail par jour, pen­dant 4 ans. Car Ios­sif Ven­tu­ra, qui a fait à l’École Poly­tech­nique d’Athènes des études d’ingénieur en mécanique et en élec­tric­ité, pour ras­sur­er une mère soucieuse de son avenir, s’est ensuite con­sacré dès que pos­si­ble, à temps plein, à la créa­tion poé­tique. C’est ain­si qu’actuellement il fait par­tie du comité de direc­tion de la Société des Écrivains Grecs et qu’il dirige la revue élec­tron­ique Poéti­canet. Amené à ce titre à fréquenter et à pour­voir en jeunes poètes les fes­ti­vals de son pays, il con­naît toute la pro­duc­tion actuelle et il encour­age toutes les nou­velles formes de créa­tion, dans un grand esprit d’ouverture. Mais sans doute ain­si, ses pro­pres fac­ultés et sa pro­pre sen­si­bil­ité sont-elles irriguées par ce con­tact con­stant avec la poésie vivante.

Dans son œuvre récente, ses pub­li­ca­tions majeures por­tent sur l’histoire des juifs de Crète, totale­ment élim­inés de l’île à l’issue de la sec­onde guerre mon­di­ale. Ios­sif Ven­tu­ra évoque ain­si le sort des 88 enfants, notam­ment, âgés d’un mois jusqu’à 16 ans, embar­qués à cette époque sur un navire appelé Tanaïs pour être trans­portés jusqu’au Pirée, puis dans des camps. Le bateau, qui donne son nom à un recueil d’élégies de Ios­sif Ven­tu­ra, tor­pil­lé par erreur par les Anglais, n’est jamais par­venu à des­ti­na­tion et tous ses pas­sagers sont morts dans le naufrage. Sujet dif­fi­cile à traiter… Au terme de l’écriture de Tanaïs, en 1997, Ios­sif Ven­tu­ra ne se sen­tait pas sûr d’avoir exprimé tout ce qu’il ressen­tait. Il a donc repris cette per­spec­tive, en l’élargissant, à tra­vers un autre recueil : Cyclon, dédié à tous les juifs de Grèce. Ce titre rap­pelle le nom du gaz Zyk­lon, util­isé par les nazis dans les cham­bres d’extermination. Il fait aus­si allu­sion, évidem­ment, à la tem­pête et au cer­cle qui enferme. Ce texte, pub­lié en 2009, a été écrit, en fait, immé­di­ate­ment après Tanaïs, dans une pre­mière ver­sion, mais il a été trans­for­mé plusieurs fois, le poète recher­chant une forme d’expression adéquate, sans mélo, si pos­si­ble post-moderniste.

Cette réflex­ion qui porte simul­tané­ment sur le sujet et sur la forme illus­tre en l’occurrence la com­plex­ité du per­son­nage de Ios­sif Ven­tu­ra, attaché, ô com­bi­en !, à la mémoire, mais tou­jours tourné vers l’avenir. En fait, chez lui, l’élaboration poé­tique devient néces­saire­ment une recherche d’expression du prix absolu de l’humain. Quand on le ren­con­tre et quand on l’écoute, on entend toute une philoso­phie du lan­gage et de l’écriture, essen­tiels par le con­tact qu’ils pro­posent, pour la réal­i­sa­tion de l’humain. On entend évidem­ment la ques­tion qu’il ne peut pas éviter de se pos­er : A‑t-on encore le droit d’écrire de la poésie après Auschwitz ? Ios­sif Ven­tu­ra y répond, pour lui-même : à ses yeux, la poésie inclut la prophétie et l’homme aura tou­jours l’intention de s’exprimer pour devenir prophète, c’est-à-dire notam­ment pour prévenir des dan­gers con­tre l’humain.

Et puis, quand on l’écoute, on décou­vre toute la richesse qu’il accorde à la poésie. Car, selon lui, elle per­met d’élargir notre monde. Il est fasci­nant de l’entendre évo­quer la con­di­tion de l’être humain, lancé dans un univers qu’il ne con­naît pas, qui cherche tout au moins à le décrire, qui ne peut le faire au mieux que par la poésie, genre priv­ilégié, capa­ble de con­tenir aus­si le vide et le silence, entre les mots. Ios­sif Ven­tu­ra, héri­ti­er de la tra­di­tion de la Kab­bale, selon laque­lle la langue forme le monde… On com­prend alors l’intérêt pour ces gen­res nou­veaux de com­po­si­tion dig­i­tale, qui don­nent une nou­velle vie aux let­tres et aux signes.

En poésie, Ios­sif Ven­tu­ra est prêt à toutes les aven­tures de la moder­nité. Résol­u­ment. Mais sa démarche n’est pas dénuée d’angoisse. Il est en effet par­ti­c­ulière­ment con­scient de la dif­fi­culté qu’il y a à trou­ver de nou­velles formes. Or chaque époque a besoin de la sienne pour que les hommes puis­sent se par­ler entre eux et se com­pren­dre. Ios­sif Ven­tu­ra juge intéres­santes toutes les ten­ta­tives de l’esprit. Alors pourquoi pas une poésie élec­tron­ique qui com­bine les mots, les images, la vidéo ? Il est prêt à toutes les expéri­men­ta­tions, avouant quelque­fois avoir du mal à suiv­re les toutes nou­velles formes d’expression, mal­gré son engage­ment per­ma­nent dans la recherche sur le lan­gage. Bien sûr, il for­mule un impératif : il ne faut pas imiter. Il faut sculpter sa pro­pre parole dans des formes nou­velles. Mais ce monde imag­i­naire d’Internet où les représen­ta­tions des hommes devi­en­nent des avatars, où en vien­dra-t-il ? À un monde utopique, idéal ? sans con­sis­tance ?, ou bien à un monde dystopique, comme le « meilleur des mon­des » de Hux­ley ou 1984 de Orwell ? Un monde de face-à-face avec l’ordinateur où les rela­tions humaines ne sont plus que virtuelles ?

Ios­sif Ven­tu­ra dénonce et craint les dérives d’Internet, mais il s’en sert, non par para­doxe, finale­ment, mais par prag­ma­tisme, parce qu’il est illu­soire de se détourn­er des moyens de com­mu­ni­ca­tion actuels et qu’il est plus con­struc­tif d’agir de l’intérieur. S’il n’évite pas le grand vent d’une expéri­men­ta­tion qui n’est pas assurée de sa ligne de nav­i­ga­tion, il définit néan­moins en dernier lieu la poésie à la manière d’Ulysse, comme « une petite baie où ancr­er son bateau pour se reposer ».

Lais­sons-lui directe­ment la parole, pour faire son por­trait de poète :

« J’écris pour moi, vous savez… Il y a quelque chose qui pleure en vous et vous voulez le met­tre sur le papi­er. Je n’écris pas pour l’Honneur de ceux qui sont par­tis. Le poète est un menteur, il s’approprie de tout. Il veut faire sa psy­cholo­gie interne. La langue que je par­le, c’est ma larme. C’est très égoïste, mais directe­ment lié avec ceux qui sont per­dus. Je me sens en con­nex­ion méta­physique avec eux. Bien que vous me voyiez souri­ant, je suis très triste, très mélan­col­ique. Il y a la ques­tion de l’Autre ».

Il y a les poètes, et leur his­toire. L’œuvre, finale­ment, a sa lib­erté, prend ses lib­ertés par rap­port à eux. Car la poésie de Ios­sif Ven­tu­ra est tout sauf lar­moy­ante. En bon poly­tech­ni­cien, il sait en effet résoudre arith­mé­tique­ment et artis­te­ment les équa­tions de l’humain, dig­i­tale­ment, avec ses doigts, sur le bout des doigts. Ses textes atteignent l’universel du voy­age soli­taire dans lequel s’engage chaque indi­vidu, lorsqu’ils évo­quent « une valise fer­mée / pleine de silences » que la poésie sait com­mu­ni­quer, ren­dre élo­quents et partagés. «L’arithmétique d’un sou­venir » est un poème très inven­tif et sa pen­sée telle­ment clas­sique, comme une tragédie grecque et sa révolte con­tre l’indifférence des hommes.

image_pdfimage_print