Lorsqu’il se choisit un nou­veau nom ‑César Moro- au hasard d’une lec­ture de Ramón Gómez de la Ser­na en 1923, Alfre­do Quíspez Asín n’aurait pu se douter qu’il se révélerait être par­faite­ment à l’image de sa poésie alors en germe. On y entend tout à la fois l’« art » et les « mots », les deux moyens d’expression du poète ; la « mort » et l’« amor », deux thé­ma­tiques omniprésentes dans son œuvre ; mais aus­si une iden­tité oxy­morique, celle d’un « (Empereur) César mau­re », expres­sion qui résume à elle seule le para­doxe de la récep­tion de l’œuvre de César Moro : par sa con­di­tion de pein­tre et poète sur­réal­iste, homo­sex­uel et bilingue d’adoption, celui-ci a longtemps occupé une place mar­ginale au regard de l’histoire lit­téraire lati­no-améri­caine ; pour­tant, s’il est encore trop peu pub­lié, l’importance de son œuvre est large­ment recon­nue par­mi les poètes lati­no-améri­cains, et le cen­te­naire de sa nais­sance, célébré en 2003, a sus­cité un regain d’intérêt cer­tain pour ce poète singulier.

D’abord con­nu à Lima, sa ville natale, comme pein­tre et dessi­na­teur, c’est pour expos­er ses œuvres qu’il part vivre à Paris en 1925. Rapi­de­ment, il y fait la con­nais­sance du groupe sur­réal­iste, avec lequel il se lie d’amitié et qui l’initie au sur­réal­isme. Cette ren­con­tre le mar­que pro­fondé­ment : dès lors, non seule­ment César Moro devient poète à part entière, mais il adopte, en même temps que le médi­um artis­tique de prédilec­tion des sur­réal­istes, leur langue d’expression et d’écriture ; le pein­tre péru­vien devient poète en français. Ses poèmes parisiens seront pub­liés à titre posthume dans Ces Poèmes… et Couleur de bas-rêves tête de nègre. Mais le plus éton­nant est que, à quelques excep­tions près, César Moro con­tin­uera jusqu’à sa mort à écrire tous ses poèmes en français. A côté de cette con­stante d’écriture, l’évolution du sur­réal­isme du poète est claire­ment per­cep­ti­ble et per­met de dis­tinguer dif­férentes étapes dans la créa­tion d’une œuvre de plus en plus originale.

Les pre­miers poèmes moréens en français font hon­neur au sur­réal­isme en en adop­tant cer­tains traits d’écriture comme l’humour noir, l’anticléricalisme ou le coq-à‑l’âne, et en ren­dant hom­mage à ses amis poètes, à l’instar de cet « Hom­mage à André Breton » :

 

[…]

La prière des punaises
Et encore les aumôniers à tête blafarde
De comp­teurs et de caisse d’épargne
Les ver­tus domes­tiques l’économie
Le bon sens la mesure l’usure des vêtements
Nos vête­ments du dimanche dévorés par les mites
Prenons-en à notre aise je veux bien encore de cela
Celui-là me plaît moins
Le joli pays la grasse cam­pagne et les grass­es matinées
Soyons polis nom de Dieu le rôti brûle
La tragédie du gig­ot trop cuit le Louvre

[…][1]

 

L’adoption du sur­réal­isme et l’hommage poé­tique au pair passent ici par l’imitation ou, tout au moins, l’emprunt à ce qui a pu con­stituer l’esprit révo­lu­tion­naire et icon­o­claste des débuts du mou­ve­ment. A l’irrévérence à l’égard de la reli­gion s’ajoute le détourne­ment humoris­tique d’expressions figées et de lieux com­muns, visant à trans­gress­er l’ordre établi et à déjouer la banal­ité du lan­gage quo­ti­di­en : la « rase cam­pagne », par sa prox­im­ité avec la « grasse mat­inée », devient la « grasse cam­pagne » ; au vers suiv­ant, ce n’est plus le tor­chon qui brûle mais le « rôti ». L’humour provient alors du con­traste sai­sis­sant et hyper­bolique entre la force dra­ma­tique du mot « tragédie » et le car­ac­tère anodin du « gig­ot trop cuit ». La provo­ca­tion sur­réal­iste vise ici tout autant les con­ven­tions poé­tiques que les fonde­ments de la société de l’époque : la reli­gion,  les préoc­cu­pa­tions matéri­al­istes et « petites bour­geois­es », le goût de la morale et de l’ordre : « Les ver­tus domes­tiques l’économie / Le bon sens la mesure l’usure des vête­ments ». La cri­tique de l’ordre social s’étend au lan­gage quo­ti­di­en lui-même, égale­ment por­teur de lim­i­ta­tions ; ain­si le poème se rap­proche-t-il par moments du poème-con­ver­sa­tion d’Apollinaire ou du col­lage ver­bal, dans des vers qui font penser à des bribes décousues d’une con­ver­sa­tion banale : « Prenons-en à notre aise je veux bien encore de cela / Celui-là me plaît moins ». L’hommage au poète admiré se fait alors man­i­feste en faveur de la lib­erté et de la valeur trans­gres­sive de l’écriture poétique.

La pro­duc­tion artis­tique et poé­tique de César Moro, par­fois incluse dans les pub­li­ca­tions du groupe sur­réal­iste[2], se dou­blera, à son retour en Amérique Latine, d’un tra­vail de dif­fu­sion des œuvres du mou­ve­ment. A Lima d’abord, où il organ­ise, en mai 1935, la pre­mière expo­si­tion inter­na­tionale du sur­réal­isme sur le con­ti­nent améri­cain ; à Mex­i­co ensuite, où il coor­donne, aux côtés de Wolf­gang Paalen et d’André Bre­ton, l’importante expo­si­tion inter­na­tionale du sur­réal­isme de jan­vi­er-févri­er 1940. A cela s’ajoutent les nom­breuses tra­duc­tions de poèmes sur­réal­istes (Bre­ton, Elu­ard, Péret, Picas­so, Dalí, etc.) et les arti­cles cri­tiques qu’il pub­lie dans plusieurs revues liméni­ennes et mex­i­caines entre 1938 et 1949.

Ces années cor­re­spon­dent au séjour que César Moro effectue à Mex­i­co (1938–1948), dix années mar­quées par l’intense pas­sion amoureuse que fait naître en lui un jeune homme sur le point d’entrer au col­lège mil­i­taire de Tacu­ba, un quarti­er de la cap­i­tale mex­i­caine. Anto­nio lui inspire la majeure par­tie des poèmes de La tor­tu­ga ecuestre (1938–1939)[3], le seul recueil moréen en espag­nol, ain­si que ses Car­tas ; comme si l’amour pas­sion­nel ne pou­vait se dire que dans la langue mater­nelle, dans un flot d’images sur­réal­istes où baig­nent le je poé­tique et son amant, entourés par une faune et une flo­re aqua­tiques pro­liférant dans le verset :

 

Sobre altas mar­eas tu frente y más lejos tu frente y la luna es tu frente y un bar­co sobre el mar y las adorables tor­tu­gas como soles pob­lan­do el mar y las algas nómadas y las que fijas sopor­tan el olea­je y el galope de nubes per­se­cu­to­rias el rui­do de las con­chas las lágri­mas eter­nas de los coco­dri­los el paso de las bal­lenas la cre­ciente del Nilo el pol­vo faraóni­co la acu­mu­lación de datos para cal­cu­lar la veloci­dad del crec­imien­to de las uñas en los tigres jóvenes la preñez de la hem­bra del tigre el reto­zo de albor de los ali­ga­tores el veneno en copa de pla­ta las pri­meras huel­las humanas sobre el mun­do tu ros­tro tu ros­tro tu ros­tro[4]

 

Les mots s’accumulent et dis­ent eux-mêmes le mou­ve­ment et l’expansion (« pob­lan­do », « nómadas », « olea­je », « paso », « cre­ciente », « acu­mu­lación », « crec­imien­to »), encadrés par la triple répéti­tion du vis­age de l’amant obsé­dant (« tu frente », « tu ros­tro »), faisant du ver­set la forme idoine à l’expression du trop-plein du désir.

Dans le reste de sa pro­duc­tion poé­tique mex­i­caine (Le château de grisou, Let­tre d’amour, Pierre des soleils), le français s’impose de nou­veau, en même temps que l’écriture s’apaise. Y com­pris lorsque le poème dit la pas­sion, les vers sont mesurés, voire dépouil­lés ; le feu du désir a lais­sé place à l’absence de l’amant qui se con­cré­tise sous la forme de l’étoile, elle aus­si pro­liférante, qui envahit les nuits et les jours du sujet lyrique :

 

           Un divin vis­age dur
           Est fixé à hau­teur invariable
           Dans le ton­nerre ou dans la pluie
           L’étoile arborescente
           Les vête­ments changeants du temps
           Soumis à l’avenir de l’amour[5]

 

Plutôt que d’exploser dans une accu­mu­la­tion d’images parox­ys­tiques, le sen­ti­ment amoureux se retrou­ve comme con­den­sé dans des images qui, comme la métaphore du « château de grisou » dans le recueil éponyme, dis­ent l’imminence de l’explosion provo­quée par la ren­con­tre éro­tique ou, au con­traire, le calme que laisse der­rière lui l’ouragan :

 

Il ne faudrait qu’un souffle
Pour que l’incendie reprenne
Et que le beau cat­a­clysme soit
La char­mante étendue
Où seule se joue en dépit de tout
Ta présence essen­tielle [6]

 

Dans ce con­texte de manque et d’absence, le retour du poète à Lima en 1948 sig­ni­fie l’adieu défini­tif à l’amant divin­isé (« Anto­nio es Dios… »[7]). Cette dis­tance se matéri­alise dans l’écriture moréenne à par­tir d’Amour à mort (1949–1950). Comme l’indique d’emblée le titre du recueil, l’amour infi­ni, des­tiné à dur­er « jusqu’à la mort », est désor­mais insé­para­ble de l’angoisse du sujet poé­tique qui se perçoit vieil­lis­sant. L’amour est intrin­sèque­ment et étroite­ment lié à la mort, elle-même con­séquence de la perte et du pas­sage du temps, comme dans l’épigraphe qui ouvre l’œuvre et fait fusion­ner l’amour et le verbe « mourir » :

 

A mourir debout
Il est dit qu’on gagne
Ce coin d’herbes folles
Où com­mence la soli­tude[8]

 

Dans le titre, déjà, l’amor était audi­ble dans l’« à mort », comme pour sug­gér­er à la fois l’équivalence d’Eros et de Thanatos et l’excès de cet amour dupliqué et omniprésent, partout sous-jacent.

De la même façon que le je sem­ble se repli­er sur lui-même dans son sen­ti­ment de soli­tude, le poème met de plus en plus à dis­tance son lecteur poten­tiel par l’aspect sou­vent cryp­tique de son écri­t­ure. Pour­tant, il est tou­jours ques­tion de désir, mais d’un désir désor­mais démul­ti­plié, cristallisé dans dif­férentes fig­ures mas­cu­lines admirées sur la plage :

 

               Le jeu prédestiné
 

Dioscures au rivage
Âgés d’ailes curieux du flot
Le rire dessalé
Si libre humecte le bec
Ce bel oiseau ce péli­can de rêve
Au ciel de brume
Pur bleu plus que l’air
Entre les conques
Pour ces pianos
Cou­verts d’écume
De doigts furtifs
Par­tant de l’œil aux arpèges lents
De fil qui se balance
Au gré de la mer aux pois­sons frits
 

Ô ciel de terre ô mer agile
Encer­clée de corps
Ô légitime soif pavée de courbes
Timide si la peau qui brille
Per­le en toute délectation
Sous la fumée vibra­toire de la chaleur des étoiles
Invis­i­bles[9]

 

Dans la sec­onde sec­tion d’Amour à mort inti­t­ulée « Dioscuro­machie », la fig­ure récur­rente des dioscures sert à désign­er les objets du regard et du désir du je poé­tique : deux jeunes joueurs de bal­lon « inac­ces­si­bles » sur la plage d’Agua Dulce, à Lima.[10] Comme Anto­nio dans La tor­tu­ga ecuestre ou les Car­tas, les hommes désirés sont divin­isés, les dioscures n’étant autres que Cas­tor et Pol­lux, les demi-dieux jumeaux nés de l’union de Zeus et de Léda.

De fait, ces êtres appa­rais­sent comme de purs corps-objets du désir et de la pul­sion scopique du sujet, qui n’aboutit pas à l’échange amoureux mais sol­licite et fait se mêler les cinq sens dans des images synesthésiques : « l’œil aux arpèges lents », « soif pavée de courbes ». La sen­su­al­ité est à son comble dans la vision de ces corps humides et bril­lants qui invi­tent au con­tact : « ces pianos / Cou­verts d’écume / De doigts fur­tifs », « Timide si la peau qui brille / Per­le en toute délec­ta­tion ». De même que se côtoient les qua­tre élé­ments (ciel, terre, mer, étoiles), les cinq sens sont pleine­ment en éveil.

A cette sen­su­al­ité du texte poé­tique con­tribue égale­ment la dimen­sion sonore de l’écriture où le poète se plaît à créer des répéti­tions et des vari­a­tions  syl­labiques : « rivage / Agés », « « humecte le bec / Ce bel ». Si l’usage fait des jeux de sonorités est ici très mesuré, leur mul­ti­pli­ca­tion est une ten­ta­tion qui revient à toutes les épo­ques de la créa­tion moréenne. Le sens sem­ble alors céder face à la pro­liféra­tion des jeux sonores, par­fois poussés à leur parox­ysme ; tan­tôt, deux poèmes « en miroir » se répon­dent à tel point que sur­gis­sent des vers presque holorimes : « Ni les bornes arrachées couchées dans la mousse »[11] / « À nu les borgnes art haché cou obsé­dant la moue »[12] ; tan­tôt, les mots s’enchaînent et s’accumulent par agglu­ti­na­tion sonore pour devenir musique, pur plaisir phonique :

 

            L’étoile inutile paravent
           Eti­ole la houle la fiole hurle
           Agile nu fer­tile inau­gure le vent
           Qu’un para­ton­nerre file
           Errant sur la lisse
           Qui lie l’île au vent[13]

 

Le poème s’impose à son lecteur comme une douce explo­sion sonore qui sem­ble faire vol­er le sens en éclats. Le vers tombe à la ren­verse ; le lecteur perd tout repère, comme si la mélodie des mots en cou­vrait la sig­ni­fi­ca­tion. Le poème est alors proche de cer­taines expéri­men­ta­tions poé­tiques de son temps, telle la jitan­já­fo­ra[14] dans laque­lle les mots sont inven­tés pour leur sim­ple valeur sonore. Reste l’impact. La défla­gra­tion. La séduc­tion tant sonore que visuelle.

Cepen­dant, l’absence du sens est un leurre. En réal­ité, celui-ci débor­de des mots qui jouent entre eux et, fidèles au pré­cepte d’André Bre­ton, « font l’amour » ; les liens se nouent et se dénouent, les imbri­ca­tions se suc­cè­dent, les pre­miers mots engen­drent les suivants :

 

Mer hardie souterraine
Mare dis­soute en source
Qui saute vers le sang nouveau
De la veille
 

J’ai vieil­li à égaler
Le galet au saphir
Le rire aux funèbres
Even­tails du palmi­er couché en joue
 

Si tu pou­vais arriver
Mon har­di éperon
L’étincelle et la plume
Chevaucheraient de pair
Dans ma pierre tombale[15]

 

            Ce poème est par­ti­c­ulière­ment exem­plaire de ce principe d’écriture par déri­va­tion : la « mer hardie souterraine » se trans­forme en « mare dis­soute »[16] ; l’adjectif ver­bal « dis­soute » donne lui-même nais­sance à la « source » et au verbe « saute » ; la « veille » engen­dre le par­ticipe passé « vieil­li » ; l’infinitif « égaler » con­tient en lui le sub­stan­tif « galet »… L’usage fait des répéti­tions et des parono­mases met ain­si en évi­dence des liens insoupçon­nés entre les mots et sug­gère un pro­to­cole de lec­ture éclairant pour l’œuvre de César Moro, et plus par­ti­c­ulière­ment pour les poèmes écrits à par­tir de la fin des années 1940. Bien sou­vent, le lecteur atten­tif peut décel­er à l’intérieur des mots, ou dans la suite sonore qu’ils con­stituent, d’autres mots qui se répè­tent dans le texte, for­mant un réseau souter­rain de sens, sus­cep­ti­ble d’éclairer la lec­ture. Der­rière la pro­liféra­tion des sons et des images, s’ouvre une troisième dimen­sion : les ter­mes qui se font jour der­rière les mots du poème leur con­fèrent une pro­fondeur nou­velle, d’abord insoupçon­née, évi­dente ensuite.

Par­fois, cette autre dimen­sion, qui implique un niveau de lec­ture sup­plé­men­taire, est explic­itée dans le poème. Le titre de la série de sept poèmes à laque­lle appar­tient le texte précédem­ment cité, par exem­ple, aide le lecteur à remar­quer que chaque poème se con­stru­it sur des vari­a­tions autour des « jours de la semaine » : « L’un dit que l’ion dit », « Mer hardie souter­raine », « Amer crédit celui d’user », etc. La dimen­sion ludique de l’écriture et la par­tic­i­pa­tion active du récep­teur dans le proces­sus de lec­ture sont deux aspects essen­tiels de la poésie moréenne ; mais der­rière le jeu et le tra­vail du sig­nifi­ant, se trou­vent tou­jours les mêmes thé­ma­tiques cen­trales : l’amour et l’écriture.

Le poème « Mer hardie souter­raine… » se con­stru­it sur deux axes dou­bles en ten­sion : la vie et la mort ; la pas­sion amoureuse et celle de l’écriture. Au dynamisme et à la jeunesse du saut, du « sang nou­veau », de l’« har­di éper­on » comme métaphore de l’amant, s’opposent le vieil­lisse­ment et la per­spec­tive de la mort du sujet qui sem­ble faire le bilan de sa vie. « L’étincelle et la plume », soit la pas­sion et la poésie, toutes deux au cen­tre de cette exis­tence, sem­blent ne pas tou­jours pou­voir être con­cil­iées. Der­rière la thé­ma­tique amoureuse, presque omniprésente chez Moro, le lecteur perçoit très claire­ment la dimen­sion métapoé­tique de ce poème où le sujet définit la tâche qu’il s’est attribuée en tant que poète, à savoir la trans­for­ma­tion d’une pierre sim­ple, brute, en une pierre pré­cieuse, car­ac­térisée par son éclat et sa valeur. On recon­naît là un proces­sus de type alchim­ique, com­pa­ra­ble à celui que décrit Baude­laire dans son pro­jet d’épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal : « Car j’ai de chaque chose extrait la quin­tes­sence, / Tu m’as don­né ta boue et j’en ai fait de l’or ».[17] Le texte poé­tique résulte d’une trans­mu­ta­tion de la matière pre­mière du lan­gage en une matière plus noble, la matière poé­tique. Les vers moréens illus­trent ce proces­sus de trans­for­ma­tion par la mise en valeur de l’homonymie exis­tant entre « égaler » et « galet » : la reprise des mêmes sonorités est fon­da­trice de ce lan­gage nou­veau et unifi­ant. La « quin­tes­sence » du poème, chez Moro, réside dans ses noy­aux sonores fon­da­teurs qu’il revient au lecteur de savoir « extraire » de l’ensemble.

L’originalité, la valeur et la séduc­tion de l’écriture poé­tique de César Moro rési­dent en grande par­tie dans cette com­bi­nai­son inédite d’un tra­vail ludique du matéri­au sonore, qui ouvre le texte à des lec­tures var­iées, et d’une inter­dépen­dance presque con­stante des thé­ma­tiques amoureuse et métapoé­tique, cette dernière se con­stru­isant fréquem­ment par référence, explicite ou implicite, à la tra­di­tion (ici, Baude­laire) ou aux contemporains.

Son dernier recueil, pub­lié deux ans avant sa mort, témoigne d’une influ­ence, non plus poé­tique mais plus large­ment lit­téraire, sur son écri­t­ure. Dans une sorte de retour au sur­réal­isme des débuts, Trafal­gar Square est entière­ment con­stru­it sur le principe de l’irrationnel et du coq-à‑l’âne. Les syn­tagmes et les vers s’enchaînent, sans qu’il soit par­fois pos­si­ble de percevoir une quel­conque cohérence dans cette succession :

 

- Mer­ci du balcon
— Ah Mon­sieur ! que ne fût-il tombé !
— En effet, Madame, la gloire n’était qu’une traînée de poudre et ces plates-ban­des en plus ça fait cinquante-sept[18]

 

Non seule­ment cette forme dia­loguée rap­pelle les poèmes-con­ver­sa­tions d’Apollinaire, mais elle sem­ble surtout aller dans le sens de la remise en ques­tion de la com­mu­ni­ca­tion lan­gag­ière effec­tuée par le théâtre de l’absurde dans les années 1950. Les dia­logues décousus, l’humour, l’absurde et le monde bour­geois qui car­ac­térisent une pièce comme La can­ta­trice chauve d’Eugène Ionesco (1950), sont autant de traits que l’on retrou­ve dans Trafal­gar Square. Le recueil s’apparente à une trans­po­si­tion de l’écriture de l’absurde du domaine théâ­tral à celui de la poésie ; dans les deux cas, la dénon­ci­a­tion d’un monde et d’un lan­gage dénués de sens passe par la déstruc­tura­tion du lan­gage de l’œuvre.

Ces poèmes con­stituent cepen­dant une excep­tion dans le par­cours poé­tique moréen où domine, au con­traire, l’enthousiasme à l’égard des pos­si­bil­ités sonores et expres­sives de la langue française. Jusqu’à la fin, Moro aura chan­té la vie et l’amour, de plus en plus étroite­ment liés à la mort, comme dans ces vers, datés du 19 mars 1955 :

 

Quand il fait tout à fait nuit
 

Puisque les fleurs
me donnent
leur amande secrète leur parfum
et j’ignore la vie et la mort
et tout le pre­mier mot de la vie
et le prix de la vie
et le mot de la vie
La nuit chaude m’aime dirais-je
la vie me choit l’amour
berceur menteur existe
et tout ce noir bercail
n’est qu’un lit de roses
un lis un tigre la lune

[…]

La vie quel festin
‑les fleurs la nuit-
auquel nous par­ticipons si peu
Le blanc se meurt
Le noir par­fume et tout brûle
néant dans le néant[19]

 

De façon sig­ni­fica­tive, ce poème, qui fig­ure par­mi les tout derniers et chante la vie, se ter­mine par une dou­ble affir­ma­tion du néant ; à l’approche de la fin, le poète exprime une perte qui s’étend à toute chose : « le blanc se meurt » et « le noir [part, fume] et tout brûle ».

Poé­tique du désir amoureux autant que poé­tique, l’œuvre de César Moro se développe à par­tir d’un vide, d’un manque fon­da­men­tal : celui de l’objet désiré, éter­nelle­ment fuyant. Dès lors, l’écriture tout entière n’aura eu de cesse de pour­suiv­re cet objet de désir, con­stru­isant un nou­veau lyrisme où le poète s’interroge sur la source même de l’écriture : la poésie de César Moro est celle d’un sujet qui se définit dans le poème par cette dou­ble quête, amoureuse et poé­tique ; pour repren­dre la belle expres­sion de Jean-Michel Maulpoix, l’œuvre poé­tique moréenne est l’« auto­bi­ogra­phie d’une soif »[20].

 

 


[1] César MORO, Ces Poèmes… Estos Poe­mas…, Madrid, Edi­ciones La Mis­ma, Libros Maina, 1987, p. 56.

[2] Son poème « Renom­mée de l’amour » est pub­lié dans le n°5 de la revue Le Sur­réal­isme au ser­vice de la Révo­lu­tion en mai 1933 ; un autre texte est inclus dans l’hommage col­lec­tif des sur­réal­istes à Vio­lette Noz­ières, pub­lié la même année à Bruxelles.

[3] La tor­tu­ga ecuestre, pub­liée pour la pre­mière fois en 1957, soit un an après la mort du poète, vient d’être rééditée à Lima aux édi­tions Revuelta (2013).

[4] César MORO, « Oh furor el alba se desprende de tus labios », La tor­tu­ga ecuestre, in Obra poéti­ca I, Lima, Insti­tu­to Nacional de Cul­tura, 1980, p. 56.

[5] César MORO, « Le palais blessé », Le château de grisou, idem, p. 102.

[6] César MORO, « Pour avoir un vis­age froid », idem, p. 112.

[7] C’est ain­si que com­mence un poème qui se présente comme une longue litanie où chaque vers débute par le prénom « Anto­nio » écrit en majus­cules, et se pour­suit par une affir­ma­tion con­tribuant à faire de l’amant un être divin et mythi­fié. César MORO, Car­tas, in Obra poéti­ca I, idem, p. 73–74.

[8] César MORO, Amour à mort, idem, p. 178.

[9] Idem, p. 198 et 200.

[10] C’est ce que pré­cise André Coyné, com­pagnon de Moro lors de ses sor­ties à la plage, dans un texte inédit : « Cronología », in Obra poéti­ca com­ple­ta, Madrid, ALLCA XX, Col­lec­tion Archivos (épreuves), p. 739.

[11] César MORO, « Coif­fer le plat », Amour à mort, op. cit., p. 190.

[12] César MORO, « Four­mil­ière pavoisée », idem, p. 192.

[13] César MORO, « Etoile libre », Le château de grisou, op. cit., p. 92.

[14] En 1929, Alfon­so Reyes a choisi ce terme dans un poème du Cubain Mar­i­ano Brull pour désign­er des textes com­posés de néol­o­gismes créés pour leur seule dimen­sion phonétique.

[15] César MORO, « Les jours de la semaine », Amour à Mort et autres poèmes, Paris, Orphée / La Dif­férence, 1990, p.

[16] On remar­quera que la mar sans « e » est l’équivalent espag­nol de la « mer » ; les jeux sonores, chez Moro, se dou­blent fréquem­ment d’un jeu de réso­nances de l’espagnol sous le français.

[17] Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, in Œuvres Com­plètes, tome I, Paris, Gal­li­mard, NRF, La Pléi­ade, 1975, p. 192.

[18] César MORO, « La bonne ori­en­tale », Trafal­gar Square, in Obra poéti­ca I, op. cit., p. 214 et216.

[19] César MORO, Derniers poèmes, idem, p. 244 et 246.

[20] L’expression est de Jean-Michel Maulpoix et appa­raît dans : Éric AUDINET et Dominique RABATÉ (coord.), Poésie & auto­bi­ogra­phie, Mar­seille, cipM/Farrago, 2004, p. 38.

 

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