Natif / de mes ruines surgissantes

 

            Après douze années de tra­vail sur votre œuvre, et alors que l’on s’ap­prête à célébr­er le cen­te­naire Hen­ry Bauchau en Bel­gique, je souhaite, cher Hen­ry, vous dire ici ma recon­nais­sance et revenir sur quelques-uns de vos textes, c’est-à-dire revenir sur ces poèmes et pros­es qui m’ont touché et con­tin­u­ent d’in­suf­fler dans mon esprit, dans ma journée, dans ma vie, cette force abrupte ou ver­ti­cale de ce qui se dérobe, m’étreint pour­tant, me laisse échoué et ravi à chaque nou­velle lec­ture. Car ma bar­que échoue où bat­tent les vagues du lan­gage, le vôtre, où le ravisse­ment prend le corps tout entier, atten­dant de repar­tir en haute mer à la marée prochaine, au livre prochain, et de nou­veau échouer sur l’es­tran, cet espace de l’en­tre-deux qui voit se régénér­er ce qui meurt, la vague, l’e­sprit de la vague. Je pour­rais le dire avec les mots de Mal­lar­mé qui dote le poème d’une langue qui « de plusieurs voca­bles refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incan­ta­toire ». Oui, cher Hen­ry, votre œuvre m’ac­com­pa­gne chaque jour – comme une espérance, comme un bon­heur, vous avais-je écrit, je crois, en sub­stance, dans un de mes pre­miers cour­ri­ers. Elle est un refuge, un lieu de recou­vre­ment, d’ex­il et de ressource­ment, elle est une île, peut-être cette « île des stat­ues anci­ennes » d’où tout part, cette île où Ori­on, le héros de L’en­fant bleu, des­sine une enfance comme une enfance de l’art.

          Pour par­ler de votre œuvre, de l’é­mo­tion avec laque­lle je l’ai reçue, je suis obligé de dire ce qui d’abord m’a frap­pé dans un poème, même si chronologique­ment c’est la lec­ture de la trilo­gie thébaine qui fut pre­mière, puis les romans La déchirure et Le Rég­i­ment noir, enfin les poèmes avant le théâtre. Je ne saurais que dire le boule­verse­ment provo­qué par Géolo­gie, la beauté énig­ma­tique du poème « Les deux Antigone », la forte musi­cal­ité de « Mélopée Viking », ou bien encore la puis­sance évo­ca­trice des mythiques « Tombeaux pour des archers ». Mais le poème « Décliv­ité » de La pierre sans cha­grin m’a d’abord intrigué sans que je puisse vrai­ment dire pourquoi et a néces­sité plusieurs lec­tures avant que je le com­prenne vrai­ment, même s’il me sem­blait pour­tant que l’ex­pres­sion n’au­rait pas dû m’ar­rêter puisqu’elle était – et elle est –, selon la pro­pre for­mu­la­tion de votre quête, une façon de « par­ler à voix de roche et de silence d’herbe ». Toute­fois, quelque chose d’une dimen­sion religieuse venait à mon esprit sans que la reli­gion ne soit con­sid­érée ici claire­ment. Ce poème dis­ait pour moi des valeurs essen­tielles d’hu­man­ité et de fra­ter­nité, d’amour aus­si, mais il pos­sé­dait autre chose que je ne par­ve­nais pas à formuler.

 

C’est dans ta décliv­ité que j’avance
Où se trou­ve hau­teur aplanie
Pro­fondeur nivelée
Lumière qui n’é­claire plus
Pain qui a faim
Eau qui a soif
Et le verbe en mots bégayants
Est le lieu de notre abondance.

 

                Peut-être est-ce quand j’ai réal­isé que « Décliv­ité » repre­nait vraisem­blable­ment une phrase de Pierre Jean Jou­ve, qu’il enrichis­sait sub­stantielle­ment, que j’ai approché ce qu’il voulait me dire – « Qui a jamais fait plus qu’ap­procher ? », note Lorand Gas­par dans Approche de la parole –, sans savoir toute­fois, il faut bien le recon­naître, expliciter claire­ment la chose. Dans la par­tie inti­t­ulée « Com­ment on lutte avec l’ange », dans Vagadu, Pierre Jean Jou­ve écrit : « Une vie haute c’est sou­vent l’ex­ploita­tion com­plète d’une infir­mité. Toute vie est trag­ique. » Voilà ce qu’­ex­prime à mon sens en fil­igrane le poème « Décliv­ité » – cela me parut alors ne pas faire le moin­dre doute –, mais dans le même temps, il con­sole de la tragédie et décou­vre que cha­cun est « natif / de [ses] ruines sur­gis­santes » pour peu qu’une place soit lais­sée à l’autre, à l’incon­nu, que l’on peut tutoy­er et écrire « Autre » si l’on veut. Cet incon­nu peut être extérieur à soi, il peut être le tout Autre, ou bien il est intérieur et il s’ag­it alors de l’in­con­scient. Le poème réu­nit pour moi la tran­scen­dance et l’im­ma­nence que l’on s’é­tait tou­jours éver­tué à me présen­ter opposées. Voici qui donne sens à ces vers de Géolo­gie : « je suis désir et non vouloir / en tout j’é­panouis l’én­ergie des con­traires ». Dans tous les cas, je recon­nais ici une sorte d’équili­bre du com­bat, mais lequel ? Le com­bat con­tre l’in­con­nu ? avec l’in­con­nu ? Un com­bat dont on sor­ti­rait blessé mais gran­di d’une expéri­ence fon­da­men­tale ? Je pense au corps à corps avec la langue, à mes résis­tances aus­si à entr­er dans le mou­ve­ment de l’écri­t­ure. Ce que vous dites là, cher Hen­ry, à mon corps habité par la grande peur, c’est d’une part qu’il faut oser le com­bat et que, d’autre part, l’on sort de toute épreuve néces­saire­ment gran­di. Je ne l’avais jamais envis­agé ain­si, je crois, même si, j’en con­viens, cela paraît un peu naïf ou ridicule à écrire. Mais sans doute existe-t-il une force dans l’aveu – et tout en écrivant cela,  je crois l’avoir lu dans votre œuvre.

                Je pour­rais ici par­ler du motif du com­bat, fréquent dans les romans notam­ment. Mais là n’est pas mon pro­pos et il faudrait plus juste­ment nom­mer agõn cette lutte dont aucun des pro­tag­o­nistes ne sort vain­queur. Finale­ment, vous êtes le com­bat et c’est en lui que vous devez être, là est votre place, celle de per­sis­ter et peut-être de trou­ver alors à cer­tains moments ce que d’au­cuns appel­lent l’Il­lu­mi­na­tion, à laque­lle for­mu­la­tion vous préférez « l’am­pleur végé­tale de soi-même ». Comme le dit le poème « Com­plies » de La pierre sans cha­grin : « Il est vrai que nous désirons être et pou­vons seule­ment per­sis­ter / le verbe manque / pour être au monde et n’être rien ». Mais il y a l’espérance.

                Immé­di­ate­ment, on en vient à La lutte de Jacob avec l’Ange – voyez comme sub­rep­tice­ment je sub­stitue sans cesse le « on » au « je » à l’in­verse d’O­ri­on, dans L’en­fant bleu –, cette fresque de Delacroix que l’on décou­vre dans la chapelle des Saints-Anges à l’église Saint Sulpice à Paris, et que vous con­sid­érez, cher Hen­ry, comme votre sec­onde « cir­con­stance écla­tante », à la source de la créa­tion. En effet, vous attribuez à deux événe­ments clés de votre vie le fait d’être devenu écrivain. Il y a d’abord une scène de l’en­fance où vous êtes désigné par la lumière qui entre par la fenêtre de la cham­bre, vous tenez à ce moment-là « l’arme blanche », l’épée d’une panoplie de sol­dat, sym­bol­ique­ment l’arme d’écri­t­ure. Puis il y a ce tableau La Lutte de Jacob avec l’Ange, qui fait référence à une scène biblique de la Genèse, lors de laque­lle Jacob-Israël sort blessé d’un com­bat avec l’Ange qui dure toute la nuit et il s’en trou­ve au matin ravi mais boiteux.

 

                Vous ne dites pas autre chose de l’écri­t­ure dans « Dépen­dance amoureuse du poème » : le poème se fait de nuit, c’est le com­bat avec l’in­con­scient, et vous avez cette expres­sion qui rap­pelle celle de Mal­lar­mé : « C’est hors du tra­vail de la con­science que se font les véri­ta­bles ren­con­tres, décou­vertes, assem­blées et incendies de mots. C’est alors que s’opèrent les plus éclairantes de leurs con­jonc­tions amoureuses. La dif­fi­culté, insol­u­ble le soir, se dénoue le matin parce que j’y ai, sans le savoir, tra­vail­lé toute la nuit. » Porté par l’e­spérance, vous écrivez le poème et vous savez qu’il faut « son­der, remet­tre en ques­tion, atten­dre, laiss­er se faire les gouf­fres, les ponts, les pertes et les liaisons nécessaires. »

                L’in­con­scient, sa puis­sance de jail­lir, est l’élé­ment clé de votre œuvre. Vous lui avez don­né dans votre théâtre une forme de matéri­al­i­sa­tion avec les per­son­nages de Gengis Khan et de Prométhée. Sa voie d’ac­cès, ou d’ap­proche, est le rêve, et le rêve est sou­vent présent dans cha­cun de vos livres. Vous avez déplacé la total­ité de la pièce Prométhée enchaîné, votre adap­ta­tion de celle d’Eschyle, sur la scène du rêve. Quant à Gengis Khan, per­son­nage Incon­scient, il sur­git dans la « Chine intérieure », l’e­space de l’in­con­scient, et comme le poème, il « dévaste la vie courante, […] la dénude, […] débor­de ». Il n’en reste pas moins qu’il est impos­si­ble de restrein­dre votre écri­t­ure à une écri­t­ure de l’in­con­scient ou de con­sid­ér­er que, comme Mar­guerite Duras ou Pierre Jean Jou­ve, vous faites une psy­ch­analyse en écrivant. Non, cher Hen­ry, votre écri­t­ure n’est pas cela, elle est haute­ment et pure­ment lit­téraire, si l’on veut bien accepter d’ap­pel­er pureté cette syn­taxe, la vôtre, qui par économie de moyens en vient à dire beau­coup plus, en vient à par­ler aux couch­es pro­fondes de l’être. Ce qui affleure est une épure. Per­spec­tive et pro­fondeur se dis­ent dans les silences. « Le silence est peut-être une pléni­tude de la langue », note le poète Lorand Gas­par. C’est peut-être aus­si pour cette rai­son que vous avez écrit votre trilo­gie thébaine dans les blancs de Sopho­cle, pour habiter le silence, ou les blancs, leur pléni­tude, et y retrou­ver la blancheur, ou Blanche.

                D’un mot l’autre. Appa­raît inévitable­ment dans le dis­cours Blanche Rever­chon Jou­ve, votre pre­mière psy­ch­an­a­lyste, la Sibylle dans le roman La déchirure, celle qui s’as­soit « avec le passé sur les genoux » : « on perce­vait l’équili­bre de ses épaules et, dans la cir­cu­la­tion de sa vie, la saveur de la sève et le sel des choses marines ». Hom­mage est sou­vent ren­du à Blanche, qui con­naît une autre trans­po­si­tion romanesque, Véronique, dans L’en­fant bleu. Sans doute les per­son­nages de Shenan­doah et de Dio­time pos­sè­dent-ils aus­si quelques-uns de ses traits, de même qu’Antigone, ce per­son­nage fon­da­men­tal de votre œuvre qui tend à devenir le dieu féminin ou, selon moi, une allé­gorie de la création.

 

Ain­si le temps nous fait l’un pour l’autre Antigone
Non point l’âge mais l’âme en quête du royaume
Et des genoux puis­sants de mère en beauté jeune
Pier­res trans­fig­urées, broyées dans la Genèse.

 

                Où l’on retrou­ve le com­pagnon­nage avec l’autre, si sou­vent évo­qué, ce com­pagnon­nage dans la langue, avec la langue si l’on accepte l’al­lé­gorie ci-dessus nom­mée. Où le poète, frap­pé par la « lumière Antigone en lumière acharnée », obéit à une « dic­tée intérieure » et écrit dans « les lim­ites de con­stel­la­tions impérieuses ».

                Avec vous, cher Hen­ry, avec votre poème, il s’agit de con­quérir une « sobre ébriété / dans l’abondance de lumière » et, comme vous, arti­san, « ouvri­er des mots », « ouvri­er de la présence » « ouvri­er spir­ituel », « ouvri­er du lan­gage », « émon­deur qui taille / dans l’é­pais­seur des mots la jeunesse du verbe », il s’ag­it, par le naturel de la main, de « tra­vailler [son] exis­tence / dans l’atelier spir­ituel ». Ain­si con­sid­érez-vous l’acte d’écrire, un acte résol­u­ment tourné vers l’autre. Vous écrivez « pour l’espérance », « con­tre l’accablement » et invitez le lecteur à refaire le par­cours intrépi­de qui d’abord a été le vôtre. Votre œuvre est en quelque sorte une con­so­la­tion à l’im­pos­si­bil­ité d’être.

                Je voudrais dire encore quelques mots de vos poèmes, que l’on ne peut situer que hors du champ actuel de la poésie. Je voudrais dire leur puis­sance d’évo­ca­tion, la trace indélé­bile qu’ils ont inscrite en moi. Il suf­fit d’un mot, d’un seul, et revi­en­nent un accent, un vers, une expres­sion. Je cit­erai les mag­nifiques et énig­ma­tiques vers qui ouvrent « Mélopée Viking » : « Les chevaux de la mer n’au­ront pas de poulains / aux herbages d’éc­ume abo­lis sous le vent ». Je cit­erai égale­ment cet autre vers qui con­clut Géolo­gie : « Survient que ne com­prenant plus, je suis com­pris ». Je cit­erai encore « Il faut pass­er par la flamme des muta­tions, trou­ver l’or cor­porel », « le poème / Ne par­le que pour écouter », ou l’in­té­gral­ité de ce poème inti­t­ulé « Si tu peux » :

 

Si tu peux
prier
demande une âme vide
attentive
et ne pré­sumant pas de ses forces.
Tu sens
et si c’est voir, tu vois
tes branch­es suiv­re la courbe
inespérée du vent.

 

                Je retiendrai enfin « Il faut écrire ain­si / presque au point de se taire », accor­dant alors à vos poèmes une valeur d’art poé­tique qui mon­tre « par des clartés suc­ces­sives » que l’on peut « s’ap­procher de la danse », cet art du silence où le geste dan­sé dit l’éphémère du temps. J’es­saie de retenir ce que vous écrivez ou dites de l’écri­t­ure, sur l’écri­t­ure, pour l’écri­t­ure lit­téraire. J’es­saie d’ac­cepter de me per­dre « au fond de la spi­rale / par la voûte et les souter­rains » et de me tenir « ferme dans le silence » : « Rien, la voix ne m’est rien », écrivez-vous, « c’est son silence con­tre / tou­jours plus con­tre moi / qui révolte l’in­stant et fait tourn­er le ciel ». Pour vous, le plus sauvage et le plus orig­inel est « un lent poème cor­porel dans la matière de la neige ». Suiv­ant votre exem­ple, je pars en quête des « grandes courbes végé­tales », en quête de « la langue fon­da­men­tale », du mou­ve­ment des « grandes vagues immo­biles », et pour cela je troque mon vis­age mal­adroit d’u­ni­versel reporter con­tre un « vis­age de sourci­er ». Je suis dans le mou­ve­ment d’écrire et j’y cherche non pas un sens ou du sens mais « l’abrupt d’une évi­dence sans nom », pour repren­dre une expres­sion du poète Lorand Gaspar.

                Avec cette let­tre, cher Hen­ry, voici un poème pour lequel le tra­vail d’é­mondage a été essen­tiel. Il s’ag­it d’une de mes récentes ten­ta­tives de retrou­ver la let­tre per­due ou le signe effacé :

 

                       

                        vienne la nuit d’été la nuit d’ambre

                        et de sel où l’archange déposa

                        sa cor­beille et son chant

                                               retrouvé

                                               ta main

                        posée là entre le soc et la terre

                        pour le labour des plaines

                                               ton corps

                                               relevé

                        brandie l’arme de joie et l’arc

                                               l’arme

                                               blanche

                        de graphite affûté et de bois

                                               la trace

                                               oubliée

                        lente la douleur et ensevelie

                                                               incertaine 
 

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