Nous souf­frons dans notre langue moins douloureuse­ment que dans notre corps. Arrimés à notre éten­due si rude­ment heurtée par les choses sous les modes les plus divers, nous pou­vons douter, même en écrivain, des ressources de la langue. Pour­tant, les sac­ri­fices que nous osons sou­vent lui faire, par exem­ple sous forme de poèmes, pour lui dérober quelques bous­soles, mesure de notre lib­erté aride et qui seront autant de chemins sin­guliers dépliés devant nos yeux myopes, ils sont notre néces­sité, à nous aus­si jeunes poètes.

             Les moyens dont nous dis­posons pour for­ti­fi­er notre sens – com­ment le dire ? –, solid­i­fi­er notre ancrage dans le monde, sont pré­caires, mais leur sim­plic­ité cor­re­spond bien à mon désir d’unité – car celle-ci a éclaté. En cela déjà je reste peut-être insoumis à la langue qui nous oppresse — langue des mar­tyrs du sens, langue vidée de sa sub­stan­tifique valeur, langue avare de langue et toute entière à la com­mu­ni­ca­tion. Le désir d’unité pour sa vie, c’est-à-dire d’être auprès de sa vérité pro­pre, con­stitue pour moi le fer­ment de la néces­sité d’écrire.

             Je ressens le besoin de vous dire mon sen­ti­ment au sujet de l’acte poé­tique et d’une de ses dif­fi­cultés, de dis­pos­er ici en ordre pour moi cer­taines de mes pen­sées en m’appuyant sur votre épaule. De cadet à aîné. Je m’oriente dans mes inter­ro­ga­tions à l’aide pré­cieuse de votre voix pro­fonde ; j’avance, avec vous auprès de mes pen­sées en place d’aîné. Car la parole de nos aînés nous accom­pa­gne dans nos épreuves, nos doutes, dans les chemins que nous choi­sis­sons pour nous con­stru­ire, con­scients qu’ils ont été pre­mière­ment emprun­tés par d’autres.

             Il y a en par­ti­c­uli­er une forme de vio­lence dans l’acte poé­tique – et donc dans les poèmes eux-mêmes – et que je recon­nais égale­ment mienne, mais qui con­tin­ue pour­tant à m’interroger. Peut-être à cause du pri­mat que je donne dans ma vie à une forme de douceur (enten­due comme storgè, qui désig­nait pour les anciens Grecs la bien­veil­lance solide qui prend soin), ou à cause de l’accumulation du sor­dide dans notre monde. Du sor­dide, en plus des ruines sur lesquelles pour­tant il m’incombe aus­si, en jeune poète, de ten­ter de bâtir. Cette ques­tion rejoint donc celle de la trans­mis­sion, cru­ciale pour moi.

             Je pense à ce soudain glisse­ment dans une sorte de néant du sens qui serait à habiter pour le dépass­er, et que con­nais­sent ceux qui écrivent. Il s’agit d’une manière de force qui nous porte à dire, certes, mais aus­si d’une volon­té impérieuse de tra­vers­er ou transpercer une réal­ité qui serait apparem­ment don­née d’emblée : la détru­ire pour la révéler sous un jour dif­férent, trans­fig­urée. Cette expéri­ence de l’écriture, dif­fi­cile à évo­quer comme telle – autrement qu’à tra­vers des œuvres –, nous la recon­nais­sons bien, mais j’essaye d’en dire quelque chose car le principe de vio­lence sur lequel je désire revenir en sem­ble inséparable.

            L’expérience est éprou­vée dans le dan­ger. La poésie met en dan­ger la langue pour offrir à l’esprit des chemins de tra­verse, de nou­veaux hori­zons de sens. Votre écri­t­ure représente pour moi l’expression poé­tique de cette activ­ité la plus sin­gulière, par sa puis­sance et sa con­vic­tion jamais démen­ties. Ce que vos mots sont à mes oreilles assour­dis­sants, dans ma bouche, acides, sous mes doigts, rugueux, devant mes yeux, lumineux, à tra­vers mes nar­ines, même, per­sis­tants ! À, dans, sous, devant, à tra­vers : votre patient labeur trans­forme les mots choi­sis en ce vol­ume extra­or­di­naire qui con­stitue votre œuvre. Lisières cal­cinées, crêtes escarpées, tor­rents assoif­fés, fos­s­es lugubres – toutes les ver­sions de la blessure.

             Votre art de poète est celui du trappeur. Homme qui se risque dans les con­trées tou­jours mécon­nues  de sa langue sauvage (de sa lande), en éclaireur au devant de soi, pour soi-même et pour les autres qui lui en seront par­fois recon­nais­sants (mais qu’importe ?). Homme qui acquiert bonne con­nais­sance de son pays, le par­court, en explore les reliefs et les éten­dues con­stam­ment altérées par les saisons. Quel est son agir ? Pos­er des mots-balis­es où il le peut et s’il le désire, et il ne le peut pas tou­jours même s’il le désire. En bon géomètre, il car­togra­phie un ter­ri­toire qui lui est pro­pre mais qu’il ne pos­sède pas. Mais son agir, c’est autant pos­er des mots-bombes, car il ne peut créer sans dégager l’espace néces­saire à cet acte : se débar­rass­er des si nom­breuses entrav­es à la lib­erté. L’effort est pénible, le corps, que l’on imag­ine sou­vent amor­phe et préservé dans l’écriture, est mobil­isé tout entier et rudoyé par les éclats de pier­res et les bour­rasques, le néant tou­jours proche et la soli­tude par­fois. Mais n’est-ce pas là encore le prix de blessures incon­solables, de la sensibilité ?

             L’artiste est homme à faire des choix. Il existe des choses à faire naître ou à con­serv­er, d’autres à abîmer ou à détru­ire, mais, écosys­tème inver­sé, l’exigence cap­i­tale me sem­ble être celle de par­venir à une recon­duc­tion con­stante d’une dynamique de déséquili­bre, sin­gulière pour chaque artiste. Mou­ve­ment intrin­sèque­ment dou­ble, spécu­latif, de la relève (die Aufhe­bung dit-on en langue alle­mande), que Hegel parvint à thé­ma­tis­er en philosophe. Elle se situerait ici, la vio­lence de la création.

             Je suis et resterai votre jeune cadet. Vous n’êtes pas à mes yeux le maître proférant du haut de sa chaire, mais l’aîné par­ti depuis tou­jours d’un foy­er que je ne peux con­naître. Je sens pour­tant que vous êtes par­ti relever des défis héroïques, comme les plus jeunes les attribuent volon­tiers à leurs par­ents ; pour moi point seule­ment par fierté et amour : vous vous êtes effec­tive­ment retiré (« nous effac­er », écrivez-vous dans Coudri­er) dans les pro­fondeurs inat­ten­dues du lan­gage que vous avez osé pénétrer.

             Et bien sûr, face à mes pro­pres défis intérieurs, qui exi­gent du courage et leur pesant de douleur, et aux­quels je sais devoir me con­fron­ter si c’est à tra­vers des mots, je sol­licite votre présence.

            D’abord seul et par­fois dému­ni avant mon épreuve, je red­oute de ne point finale­ment par­venir à faire jail­lir une vérité nou­velle du gouf­fre qui me fascine et me domine. Les appuis, je les cherche der­rière moi, les yeux d’abord aveu­gles. Mais rien : je suis seul, je dois l’être. Il n’y a pas d’autre zone d’échange avec votre force que vos poèmes eux-mêmes, qui sont inté­grale­ment aux pris­es avec leurs pro­pres inter­ro­ga­tions – vio­lentes con­vul­sions gestatoires.

            Il me faut endur­er cet état néces­saire de soli­tude dans l’acte d’écrire. Votre sou­tien ne me vien­dra pas de paroles per­son­nelles qui pour­raient paraître récon­for­t­antes ; votre silence me ren­voie au con­traire à la pre­mière et la plus haute exi­gence du poète : celle de trou­ver le courage d’affronter nu l’inconnu en soi pour qu’il émerge dans sa langue. Et je crois cette exi­gence pro­fondé­ment morale.

             Vous vous man­i­festez en ne vous man­i­fes­tant pas ; la forme de trans­mis­sion que je peux recevoir de votre per­son­ne ne trou­ve sa source que dans l’absence.

             Je par­lais de la chère storgè grecque. Le sens si prég­nant pour moi de votre absence doit bien être une telle bien­veil­lance, une telle respon­s­abil­ité envers l’autre. Le pro­pre du père qui veille à préserv­er les choses les plus impor­tantes : la parole et l’insoumission, dont nous pour­rons hérit­er ; le père qui veille sur les con­di­tions de vie plutôt que directe­ment sur les vies elles-mêmes, même si cela doit nous coûter et lui coûter peut-être, l’affection.

             De cela, Mon­sieur, je souhaite vous remercier.

            Car nos vies et le monde, présents et à venir, récla­ment que nous con­tinuions à faire advenir une langue qui autorise la poésie. Mais ce tracé des mots qui est notre devoir, vous le dites depuis tou­jours et je le rap­pelais, ne se fera pas sans ali­menter une force qui sera autant destruc­trice que créa­trice. Et alors bien sûr la fig­ure du par­ri­cide représente par excel­lence la con­di­tion de toute fon­da­tion. Je trem­ble ain­si qu’un jour quelqu’un ou quelque chose de plus fort que je ne le suis aujourd’hui soit amené à vous tuer à votre tour. Avec une lame lumineuse, de miel – mais un miel amer et som­bre, comme celui de châtaigniers.

 

décem­bre 2007
(1ere paru­tion dans Arpa, n°98, avril 2010)

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