Pre­mier abord, il ya dix ans 

“the two fun­ni­est tribes I’ve ever been around are Indi­ans and Jews, so I guess that says some­thing about the inher­ent humor of genocide”

S.Alexie, In Ten lit­tle indi­ans   

  “les deux tribus les plus drôles que j’ai fréquen­tées sont  Indi­ennes et juives,  aus­si  je pense que cela dit quelque chose de l’humour inhérent au génocide“

 

 

     Pour ceux qui n’ont jamais lu un seul poème ou roman ou nou­velle de Sher­man Alex­ie, je vais pren­dre le temps de leur expli­quer mon expéri­ence. Rien de mys­tique, je n’ai jamais adhéré aux slo­gans New –age. Je n’ai amais essayé d’emprunter aux autres ce que ma cul­ture blanche Européenne s’é­tait éver­tuée à per­dre au fil des siè­cles en voulant pro­mou­voir le culte du pro­grès, matériel s’en­tend, avec sa clique de saints, fric et autres divinités économiques … Néan­moins depuis longtemps famil­ière des livres écrits par les auteurs Native Amer­i­can… par­en­thèse fer­mée, point.

Si j’avais été plus âgée pour l’avoir vécu, j’au­rais osé cette com­para­i­son: lire Sher­man Alex­ie c’est comme avoir des bouf­fées de chaleur. Rien d’hor­mon­al dans ce phénomène pseu­do-ménopausique, mais quelque chose de mar­quant, une sacrée crise, une immense vague, une lame de fond… Je ne sais pas s’il apprécierait cette com­para­i­son Sher­man mais je la lui soumets, la lui offre,  il en fera ce qu’il veut … Il pensera que je suis une blanche hys­térique, une de plus, ou bien me ver­ra comme une représen­tante de ces “ bons blancs“ avec qui mal­gré tout, on peut s’en­ten­dre… (voir mon agent lit­téraire qui lui remet­tra, et à lui exclu­sive­ment, mes coor­don­nées per­son­nelles et men­su­ra­tions et tout et tout… ) par­en­thèse fer­mée, point.

Donc bouf­fée de chaleur non-hor­monale ou alors il fau­dra pos­er comme hypothèse et théorème que le rire est un phénomène hor­mon­al comme d’autres et j’en con­viens, je ne me sou­viens plus très bien ce qu’en dis­ent Berg­son et les sci­en­tifiques… mais crise de rire(s), aux larmes, à se faire pipi dessus, à user des boîtes et des boîtes de mou­choirs jeta­bles. Avec sueurs pro­fus­es comme une fièvre sal­va­trice. Je ne suis pas là pour juger, per­son­ne, suis tout ce qu’il y a de plus sub­jec­tive. Et il faut ajouter ceci: en matière  de moi-je il est OK Sher­man. Le show-man qu’il sait être, (je l’ai vu je suis témoin) n’est pas for­cé­ment  lucide ou fair­play. A‑t-il la bonne dis­tance? L’analyse la plus objec­tive qu’il m’ait été don­née de lire jusqu’à présent? Pour le seul plaisir de la lec­ture et du rire je dirais que cela n’est pas néces­saire… Houlàlà… Quand j’écris ça j’ai l’im­pres­sion d’avoir braqués sur moi les yeux de Joseph Bruchac, Mau­rice Ken­ny, Carter Revard, Lance Hen­son, Scott  Moma­day et John Trudell… S’ils m’ob­ser­vent, ils se dis­ent qu’en­core une fois ils sont trahis, traités rom­pus … pour­tant c’est une défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle de tra­duc­trice à vers­er au dossier côté cir­con­stances atténu­antes… Qui sait … ces yeux d’In­di­ens, que j’ai ren­con­trés, avec qui j’ai tra­vail­lé, com­ment vont-ils regarder ces mots faisant l’éloge de Sher­man… jaloux? Excédés? En colère? Méprisants? Indif­férents?… De bouf­fées de chaleur m’en voici aux fris­sons glacés dans le dos. Pas facile, je vous le dis, de fréquenter les Indi­ens. Ils sont infréquenta­bles à cer­tains égards… et je vous ren­voie aux livres de Sher­man, vous appren­drez pourquoi… (je n‘ai jamais réus­si à bien com­pren­dre toutes les inim­i­tiés qu’ils se man­i­fes­tent les uns les autres, heureuse­ment pas tou­jours, heureuse­ment beau­coup s’ap­pré­cient mais bon… par­en­thèse reste ouverte: je veux évo­quer les gueguer­res au sein de l’AIM … sor­ry John… )

C’est étrange, moi, comme ça, sans quête ni vision mais appel, et l’en­vie de ses yeux Indi­ens, là sur la piste de mes écrits .… Quoi en penser du DNA et des hor­mones, des magies qui ne sont pas sur­na­turelles mais n’en sont pas moins belles…et des mis­sions que l’on se donne con­sciem­ment ou non… Cette drôle de vie si pleine, un pied sur dos de la tortue un pied sur la  vieille Europe et le coeur en poésie.… full blood poet­ry made with all the braids and breads … all these steams and streams in my heart … mais je m’é­gare il se fait tard et les hor­mones du som­meil bien iden­ti­fiées vont me faire gliss­er dans les bras de Mor­phée. De ce côté-ci du mythe et de la cul­ture je ne pré­tends rien, je con­state souf­frir de bouf­fées de chaleur à chaque fois que je lis Sher­man Alex­ie. Dérè­gle­ment hypophy­saire ou pas, je ne sais pas ce que les hommes ou femmes medecine pour­raient faire pour moi, puisque je ne veux pas me faire soigner…Néanmoins ou nez en plus, les pre­miers temps de gon­do­le passés, j’admets au fil des livres écrits par Sher­man, repér­er le fumet de l’exagération. Mon rire désor­mais tourne au jaune… Aujourd’hui plus âgée et la chute des hor­mones aidant, me voici presque en colère.

Deux­ième abord, ça suf­fit comme ça.

 Auteur pro­lifique, Sher­man Alex­ie (Spokane/Cœur d’Alène),  est devenu l’objet de polémiques et con­tro­ver­s­es dans le petit monde lit­téraire. Au début de sa car­rière, la plu­part des cri­tiques ont acclamé ses livres, ont présen­té son tra­vail comme un témoignage de la vie actuelle sur les réserves. Du coup Alex­ie est devenu une star, l’équivalent de ce que James Bald­win est à Harlem, de ce que Dorothy Alli­son est aux deux Car­o­lines, nord et sud

Une pre­mière ques­tion à soulever serait: est-ce que parce que quelqu’un est Indi­en, ce qu’il écrit est une représen­ta­tion juste de la vie des Indi­ens ? Et sous cette ques­tion une autre : est-ce qu’être Indi­en vous accorde d’emblée les qual­ités sup­posées pro­pres aux divers­es tribus Indi­ennes ? A dis­cuter avec d’autres auteurs Indi­ens, en par­ti­c­uli­er Cheryl Sav­ageau et Mau­rice Ken­ny, il sem­blerait que la ver­sion de la vie sur la réserve écrite par Sher­man Alex­ie tire un por­trait exagéré ce celle-ci, tout en véhic­u­lant, tout en per­pé­tu­ant les stéréo­types ancrés dans les esprits, Indi­ens et non-Indi­ens tout pareillement. 

 A bien y regarder, l’écriture de Sher­man ressem­ble à un script de film. Il a le style ciné­matographique Sher­man. Il esquisse la ligne nar­ra­tive et fait jouer des per­son­nages tout au long de chapitres qui ont l’exacte dimen­sion de scènes. En tour­nant les pages, on entend presque le « action » du début et le « coupez » de la fin. Les per­son­nages eux-mêmes sont con­scients d’évoluer dans un film poten­tiel, leur vie est un ciné­ma, ils sont abreuvés de cul­ture pop­u­laire, ils s’adressent à des lecteurs abreuvés de télévi­sion, de feuil­letons. Cette stratégie lit­téraire que je sup­pose con­sciente et voulue par l’auteur, n’interroge pas le pou­voir de la par­o­die ni ne remet en ques­tion la cul­ture pop­u­laire, ce n’est que le véhicule, la façon de con­duire l’histoire d’une scène à l’autre. Son effet comique est indu­bitable, mais le désir d’être drôle jus­ti­fie-t-il les moyens? Cette façon de recon­naître que les allu­sions sont ciné­matographiques, que cer­tains dia­logues sont directe­ment emprun­tés aux films grand-pub­lic, excuse-t-elle le peu de sub­stance et de réflex­ions lais­sées disponibles après l’éclat de rire…?

 Car ce qui est prob­lé­ma­tique avec le suc­cès des livres de Sher­man, ce n’est pas tant leur appar­te­nance à la cul­ture pop­u­laire, mais que ses livres con­stituent la seule référence, la seule représen­ta­tion du monde Indi­en, la seule lit­téra­ture Indi­enne à laque­lle auront accès les lecteurs embar­qués dans le courant du tout médi­a­tique. Sher­man qu’il le veuille ou non, assume une respon­s­abil­ité vis-à-vis de sa com­mu­nauté et plus large­ment vis-à-vis de toutes les com­mu­nautés Indi­ennes. Out­re la volon­té de sol­i­dar­ité, out­re la sen­sa­tion d’appartenance et d’engagement, cette respon­s­abil­ité est liée à l’efficacité, est liée à la réal­ité de la con­ser­va­tion des valeurs tra­di­tion­nelles au sein des nations Indi­ennes. Et c’est là que le bât com­mence à bless­er. L’humour de Sher­man charge trop la mule. Par exem­ple ce per­son­nage dans Reser­va­tion Blues, qui appa­raît sans réelle néces­sité, à qui aucun nom n’est don­né, l’indien ordi­naire en somme, qui est décrit comme ayant « les pom­mettes si proémi­nentes qu’il heur­tait les gens en bougeant la tête »… Cette car­ac­téris­tique que l’on imag­ine être pro­pre aux nations Sioux ou Cheyenne ou Comanche, ou … indi­ens des plaines, flat­te le lecteur et son sens du cliché. Ce per­son­nage un peu plus loin est évo­qué comme le « crazy old Indi­an man », le pau­vre vieux fou d’Indien, pas vrai­ment humain, là encore cela flat­te le sen­ti­ment général que le « vrai Indi­en », non adap­té- non adapt­able, est une espèce en voie d’extinction, que c’est le sens de l’histoire, qu’il ne peut en être autrement. D’autre part, Sher­man qui n’est pas Sioux, emprunte une for­mule Sioux et la met dans la bouche de Thomas (qui est Spokane), « tous les miens » «  all my rel­a­tives » ou encore « mitakuye oyasin », jusque-là pourquoi pas, mais alors il devrait rêver d’une sweat­lodge, or c’est une sweath­ouse qui est décrite. La con­fu­sion des rit­uels et des tra­di­tions, l’exploitation des cul­tures Indi­ennes et l’appropriation erronée de la cul­ture des tribus voisines provo­quent, selon moi, un sérieux malaise. Les stéréo­types ont une belle vie devant eux, si un Indi­en de lui-même, con­tribue à pro­duire l’image de « l’indien générique ». Pourquoi se mon­tr­er irre­spectueux des dif­férences, pourquoi mélanger les modes de vie et les tra­di­tions ? L’approximation dans ce cas est coupable, elle con­tin­ue le tra­vail d’éradication et d’extermination des cul­tures et des peu­ples Indi­ens com­mencés il y a plus de  500 ans. Le dan­ger de cette grossière représen­ta­tion est que le lecteur moyen prenne pour argent comp­tant tout ce que Sher­man Alex­ie racon­te. Or ce qu’il racon­te se révèle ne représen­ter qu’une por­tion mar­ginale des habi­tants de la réserve. De plus elle ne met en évi­dence aucune par­tic­u­lar­ité Spokane, rien dans cette façon « pan-indi­enne » de décrire la réserve ne véri­fie son iden­tité Spokane si ce n’est l’évocation de Big Mom, dont la présence est exaltée jusqu’à une dis­pro­por­tion mythique. Ce pan-indi­an­isme devient la mesure étalon d’une cer­taine indi­an­ité reçue comme la seule exis­tante ; dans l’esprit du très large pub­lic, Spokane ou Sioux revient au même, ce principe con­duit au fait que toute tribu est sem­blable à une autre. Ce qui est his­torique­ment, eth­nologique­ment, géo­graphique­ment faux. Le résul­tat est que se per­pétue l’image floue de l’indien s’effaçant, évanoui à la sur­face du sol Améri­cain, il n’est plus qu’une ombre dans la fan­taisie et l’imagination, un arché­type stéréo­typé virtuel. Saupoudr­er de-ci de-là un peu de sweet­grass, un peu de sauge et de cèdre, évo­quer le jeu de la crosse et l‘esprit du saumon, ne suf­fit pas à nous met­tre au cœur d’une réelle com­mu­nauté Indi­enne. Faire par­ler aux per­son­nages un anglais incor­rect, utilis­er le « enit » à out­rance, faire penser que les gens se nour­ris­sent unique­ment des sub­sides de l’état, vivent dans des car­a­vanes ou dans des maisons som­maires (à loy­er mod­éré) réservées aux indi­gents, ne don­ner à voir que le dés­espoir, tout cela con­tribue à dress­er un décor de car­ton-pâte, un décor de stu­dio de ciné­ma, aucune vraie réserve indi­enne n’y peut se recon­naître. Rien à voir avec les descrip­tions qu’un autre Indi­en pour­rait faire de son envi­ron­nement : il décrirait les liens qui l’y attachent, il évo­querait avec respect les ancêtres qui y ont vécu. Pour un Indi­en tout paysage a une sig­ni­fi­ca­tion, se lit, est en rela­tion avec l’univers, abrite des esprits…  Sher­man n’est ni Moma­day ni Leslie Silko, ni Lin­da Hogan ni Joseph Bruchac, auteurs phares écrivant au nom et pour le bien d’une com­mu­nauté. De là à penser que Sher­man se la joue perso….

Cela dit, il n’empêche que cer­tains aspects de la vie sur les réserves décrits par Sher­man, son­nent juste. Et oui les dilemmes aux­quels font face les pop­u­la­tions Indi­ennes sont nom­breux. Les prob­lèmes évo­qués d’assimilation, de métis­sage, de quan­tum et d’identité Indi­enne revendiquée, sont de vrais prob­lèmes pour les habi­tants des réserves. En effet cer­tains préfèrent pass­er pour blancs, ils ne veu­lent pas porter le fardeau d’être Indi­en. Oui bien sou­vent les seuls Indi­ens  obtenant des emplois sont qua­si blancs sinon de peau mais dans la pen­sée (on les appelle les apples, rouges dehors et blancs dedans)… Parce que c’est plus sûr et plus sécurisant pour la société en son ensemble…Pourtant ils s’affirment Indi­ens. Mais ces vérités-là, celles que présen­tent Sher­man Alex­ie, à un pub­lic large­ment non Indi­en, ne sont que des car­ac­téris­tiques super­fi­cielles, ne sauraient être assim­ilées à la réal­ité « d’être Indi­en » aujourd’hui. Et Sher­man ce faisant, ne prend aucun risque vis-à-vis de la mou­vance et de l’état d’esprit actuel. Il assure son suc­cès en adop­tant lui aus­si un com­porte­ment sûr et sécurisant. Il dit comique­ment ce que les gens acceptent qu’il soit dit. Y com­pris en insis­tant sur la fig­ure de l’Indien alcoolique.

 Le prob­lème de l’alcoolisme ram­pant dans les com­mu­nautés Indi­ennes n’est pas à dénier. Mais cette réal­ité devrait être mise en per­spec­tive avec les impacts et comme une con­séquence du colo­nial­isme. Sinon là encore nous avons affaire à un stéréo­type. Le para­doxe c’est que les com­merçants (blancs) échangeaient les four­rures fournies par les Indi­ens con­tre de l’alcool, après quoi ils reprochaient aux Indi­ens de boire. Mais saouler les Indi­ens fai­sait bel et bien par­tie du proces­sus enclenché : dépos­ses­sion de leurs ter­res, de leur dig­nité et de leur sou­veraineté. Les Indi­ens se retrou­vaient intox­iqués et dépen­dants avant d’avoir com­pris la ruse ; ils buvaient comme ils auraient dan­sé ou fes­toyé à l’occasion d’une chas­se abon­dante, l’alcool alors était vu comme une « médecine », avec un pou­voir spir­ituel… Ils se ren­dront compte ensuite, trop tard, de son  pou­voir destruc­teur. Mais abusés sur tous les plans, le dés­espoir gran­dis­sant, les dépor­ta­tions, les mas­sacres, puis l’installation sur les réserves, la pau­vreté, le déman­tèle­ment du mode de vie trib­al, fer­ont de l’alcoolisme au sein des com­mu­nautés Indi­enne, un fléau récurent. Sher­man n’analyse pas, il sait que les raisons de cet alcoolisme, aux yeux de l’Américain moyen, sont irrecev­ables. Au lieu d’expliquer, Sher­man Alex­ie se sert de l’alcoolisme sur les réserves, pour en faire du sen­sa­tion­nel, pour l’exploiter à des fins comiques : « Lester est l’ivrogne le plus accom­pli de la réserve Spokane », une notoriété qui l’élève au statut de « héro trib­al », quand à Vic­tor, inca­pable d’assumer sa mise à l’écart, il se tourne vers la bouteille et pré­tend être un artiste raté. Il serait plus juste d’admettre que l’alcool est un prob­lème sous toutes les lat­i­tudes sur tous les con­ti­nents, dans toutes les pop­u­la­tions pau­vres, quel que soit leur appar­te­nance eth­nique. Ce n’est pas spé­ciale­ment Indi­en, ce n’est pas un souci d’ordre ontologique, c’est un phénomène social, sou­vent lié au sen­ti­ment de déchéance.

 De même Sher­man, tou­jours dans Reser­va­tion Blues, relève l’attitude et les remar­ques de Chess  par le qual­i­fi­catif « tra­di­tion­nelles », voilà une exagéra­tion sup­plé­men­taire. Un exem­ple : Chess émet (au nom des femmes Indi­ennes) une plainte à pro­pos des Indi­ens mâles qui trahissent leur ADN car attirés par les femmes blanch­es, ils risquent alors de faire naître des métis. Cela sig­ni­fierait que seules les femmes « de sang pur » sont con­cernées par ce prob­lème. Et que ces sangs purs seraient les seules à avoir des sen­ti­ments racistes vis-à-vis des sangs mêlés. Or les tra­di­tions Indi­ennes depuis tou­jours sont inclu­sives, elles ne regar­dent pas l’indianité sous l’angle de la géné­tique. Etre ou devenir Indi­en c’est être éduqué et accepter les modes de vie, de penser, Indi­ens, c’est vivre au milieu des Indi­ens en étant engagé par­mi et envers eux selon leurs cou­tumes. De nom­breux trappeurs, en par­ti­c­uliers Français, ont été adop­tés dans les tribus, ils étaient con­sid­érés par les Indi­ens comme « des leurs ». Ils épou­saient des Indi­ennes et leurs enfants plus clairs de peau étaient pour­tant con­sid­érés comme Indi­ens. Les Sioux, les Nava­jos ont même créé des clans qui pre­naient en compte ces réal­ités de métis­sage, les Ojib­was de même avaient un clan de métis, et les métis par­tic­i­paient à la vie des com­mu­nautés de la même façon que n’importe quel autre Indi­en. C’est le regard des blancs, leur influ­ence et leur dom­i­na­tion qui fer­ont une dif­férence, qui com­menceront à dis­sémin­er le com­porte­ment dis­crim­i­na­toire. D’autre part, tra­di­tion­nelle­ment, les divers­es pop­u­la­tions Indi­ennes pra­ti­quaient les mariages inter­trib­aux, con­scients des dan­gers des mariages con­san­guins, ils adop­taient les nou­veaux venus qui aus­sitôt se trou­vaient vivre non pas chez des étrangers mais par­mi les leurs. Le prob­lème n’est pas que Chess fassent part de ses amer­tumes, mais que dans le livre aucun con­tre­point ne soit offert, que les rela­tions entre Indi­ens et Indi­ennes ne soient pas analysées sérieuse­ment. Gar­dons en tête le mod­èle matri­ar­cal que ces cul­tures avaient adop­té et que le colo­nial­isme occi­den­tal est venu per­turber, jusqu’à le faire con­sid­ér­er par cer­tains Indi­ens eux-mêmes, comme mal­sain… D’où une crise des rôles et des gen­res dans les sociétés Indi­ennes jusqu’à aujourd’hui. D’où le sen­ti­ment « vengeur » des opprimés, les Indi­ens mâles, qui tout comme Junior con­sid­èrent et « savent que les femmes blanch­es sont des trophées pour les garçons Indi­ens. Ils s’était tou­jours fig­uré que d’avoir une femme blanche, c’était comme compter un coup ou comme vol­er des chevaux ( valeurs des Indi­ens des Plaines et non des Spokanes, je souligne !), c’était la meilleure revanche con­tre l’homme blanc ». Et Chess con­clut rapi­de­ment, naïve­ment qu’il y a pénurie d’amour dans le monde. Une sorte d’affirmation New-Age, mou­ve­ment qui a pil­lé les spir­i­tu­al­ités Indi­ennes, les livrant comme de vul­gaires recettes. Mais cette réflex­ion hâtive ne résout pas les con­flits de races et de gen­res, ni n’offre d’explication argu­men­tée. Jamais non plus le procédé d’écriture ciné­matographique adop­té par Sher­man ne nous per­met de ressen­tir un investisse­ment émo­tion­nel des per­son­nages au tra­vers de leurs rela­tions. Il s’agit d’une écri­t­ure à la troisième per­son­ne, le nar­ra­teur est un « il », Sher­man ne veut pas dire « je ».  Ce qui nous fait ressen­tir la dis­tance entre une réserve quel­conque et la véri­ta­ble réserve Spokane.

 Je ne m’attarderai pas sur le car­ac­tère inco­hérent des per­son­nages qui comme Chess se con­tre­dis­ent au cours du roman. Encore une façon de dire que ces mau­dits Indi­ens ne sont pas dignes de con­fi­ance, qu’on ne sait jamais com­ment ils vont réa­gir, si seule­ment ils veu­lent vrai­ment, ou pas, être Indi­ens. Ceci sans nul doute pro­duit des effets comiques, et la référence au trick­ster, au farceur invétéré cher aux mythes Indi­ens est claire. Pour­tant un recours abusif à la fig­ure du trick­ster, ren­force l’idée que les Indi­ens sont inca­pables d’auto-analyse, de com­men­taires éclairés sur les dilemmes soci­aux qu’ils ren­con­trent aujourd’hui. Cela niv­elle et affaib­lit les valeurs Indi­ennes grâce aux­quelles les com­mu­nautés ont survécu, valeurs suff­isam­ment fortes pour avoir per­mis que résis­tent ces cul­tures après plus de 500 ans de colo­nial­isme, de géno­cide et de mau­vais traite­ments des­tinés à les faire dis­paraître. Etre Indi­en c’est aus­si se sen­tir l’héritier de cette his­toire, de cette force de résis­tance, en être fier. Je me demande com­ment les lecteurs Indi­ens peu­vent recevoir et lire les livres de Sher­man. Com­ment dans un con­texte qui con­tin­ue d’être impéri­al­iste, com­ment reçoivent-ils ces livres qui les représen­tent et par­lent d’eux ? Et si les livres de Sher­man Alex­ie, puisqu’ils ont un suc­cès mas­sif, empêchaient le lecteur Indi­en d’avoir une vraie rela­tion avec un roman Indi­en ? Je veux dire : l’œuvre de Sher­man Alex­ie pour­rait bien être l’arbre qui cache aux Indi­ens  la forêt préservée de leurs cul­tures et de leur littérature.

Au troisième abord et dix ans plus tard, qui aurait encore envie de rire….

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