Ce texte a paru dans la revue La Sœur de l’Ange,
numéro 1, print­emps 2004. Il est repris ici sans modifications.

 

« Il y a la lenteur d’un proces­sus alchimique… »
Mar­go Ohayon

 

Les poètes font par­tie des rares per­son­nes approchant cette fron­tière du monde réel où com­mence son reflet, l’inaccessible, non point infi­ni mais bien indéfi­ni parce qu’indéfinissable aux yeux des faib­less­es d’une con­science humaine. Et, le poète est, lui-même, une pos­si­bil­ité de fric­tion — la fron­tière — entre ce qu’il est en son intérieur et ce qu’il est en son extérieur. Cause et con­séquence en même temps que point médi­an, voilà le poète et sa poésie.

« Dans son corps mor­tel, l’homme est à la porte entre le temps et l’éternité », nous dit Jacob Boehme.

Ain­si, la poésie de Mar­go Ohay­on est en même temps ini­ti­atrice, ini­tiée et ini­ti­a­tion, une poésie de l’initiatique au sens grec de Téleu­taî, « faire mourir », porte poé­tique de sor­tie autant que d’entrée d’un monde vers un autre monde, dif­férents bien évidem­ment et cepen­dant telle­ment iden­tiques. Ici, la poétesse nous intro­duit, nous « ini­tie », à l’ensemble du réel, c’est à dire à l’imaginaire, notion trop sou­vent con­fon­due avec celle, cepen­dant fade à ses côtés, d’imagination.

Ici, le con­cret est un sim­ple reflet. Une sig­na­ture extérieure. Et la poésie opère une méta­mor­phose de celui qui écrit autant que de celui qui lit. Elle est cette mort à laque­lle Paul exhorte les chré­tiens, celle qui ouvre à une vie nou­velle, non pas unique­ment après la mort véri­ta­ble mais bien dès les morts, celles de la vie. Les morts assumées, ini­tiées, au long de l’existence apparem­ment pro­vi­soire de l’Être matéri­al­isé et devenu chair. Et la poétesse pro­pose une expéri­ence qui oblige le lecteur à une plongée en lui-même. L’expérience de la lib­erté qui ne saurait être celle du « libre-arbi­tre » des nihilistes ou autres matéri­al­istes mais bien une libéra­tion de l’Être par et pour l’Être. Une trans­mu­ta­tion alchim­ique pour laque­lle la poésie est un sup­port. Une spi­rale, à l’image de ces labyrinthes de roches que l’on décou­vre sur tous les rivages du monde comme en de nom­breuses églis­es ou cathé­drales, autres signes de réal­ités enfouies.

Alors les aigrettes jouent le rôle de l’oiseau sym­bol­ique, et relient Ciel et Terre, quand les mots du poème respirent de leur esprit, celui qui viv­i­fie, et non de leur let­tre inan­imée. Elles énon­cent le lan­gage de la con­nais­sance spir­ituelle, paroles masquées autant que per­dues, et les sons de ces mots se posent sur les branch­es de arbres du bois. Comme les images échap­pées du sac d’un écol­i­er. La poésie est ana­logue au feu agit par la chaleur, un agent vis­i­ble dont le mou­ve­ment et l’acte provi­en­nent d’un autre agent, invis­i­ble, inex­primable en mots raison­nés, indi­ci­ble autrement que poé­tique­ment ou symboliquement.

Les sons de Mar­go Ohay­on ne sauraient être réduits à leur enveloppe cor­porelle, il n’y a point là de philoso­phie ver­bale qui se pré­tendrait fin en elle-même mais bien acte d’élévation, au fil des arbres et du regard indis­cret des aigrettes. La poétesse ne fab­rique pas de lit­téra­ture, elle est la poésie et, étant cela, son lan­gage se dit lui-même, pro­duisant ain­si le réel ou plutôt par­tic­i­pant à l’acte inin­ter­rompu de créa­tion de la réal­ité. S’engageant aus­si dans cette lutte inces­sante con­tre les con­séquences de notre écrase­ment par « ce monde que notre âme a créé », aux dires de Jung.

Mais avant de se juch­er au cœur du feuil­lage de l’arbre, l’oiseau sym­bol­ique plane ou vole dans l’air, ce monde sub­til, autre inter­mé­di­aire entre le Ciel et la Terre. L’air, une autre fron­tière qui indique, à nos sens, l’existence de la vie invis­i­ble, cet air que nous ne voyons guère mais que nous sommes con­scients de pou­voir palper. Alors, dans la poésie de Mar­go Ohay­on, l’oiseau l’arbre et l’air for­ment un tout avec la tour dont l’apparition, inévitable­ment, évoque Babel, cette porte du Ciel plutôt que lieu de toutes les langues, cet axe con­stru­it de main d’homme par lequel celui-ci espérait s’élever, ou se relever, vers le séjour des dieux. La tour est un arbre de par ses sig­ni­fi­ca­tions sym­bol­iques, la cime dans les airs, les racines dans la terre, le corps entre les deux. C’est aus­si la tour de Danaé, enfer­mée là par son père, afin que ses pré­ten­dants ne puis­sent pas l’atteindre, Danaé finale­ment fécondée par Zeus et mère de Persée.

La beauté de la pluie d’or peinte par Klimt.

La poétesse, en tant que poésie, est un athanor. En son sein, les trans­for­ma­tions suiv­ent un chem­ine­ment d’éveil et d’élévation, du plomb à l’or, des lour­deurs de la chair aux volatil­ités de la spir­i­tu­al­ité aéri­enne et légère, comme une libération.

Et ain­si, « Le parole puis­sante du Verbe sou­tient l’Univers et du néant appelle à l’existence ». Et, com­ment ne point apercevoir l’arbre du monde con­tenu dans cette apos­tro­phe de Gré­goire de Nysse ?

L’arbre ici, aus­si, au cœur de la poésie.

 

Et,

« L’arbre prend la relève,

le bois vert recuit le feu.

Un rocher dure longtemps,

Les fleurs grisent la terre.

Le cail­lou se borne »

 

Car ce sont les fleurs, ces ver­tus de l’âme pour Jean de la Croix, qui exal­tent la terre. Ces fleurs qui reçoivent l’activité du Ciel, par­fois tournées vers le soleil comme le sont les tour­nesols de la poétesse. Ou les fleurs du soleil des her­métistes, couleur de la matière de l’œuvre par­v­enue au blanc.

Pourquoi hors du tout, pourquoi sor­tir du tout, sinon pour le réintégrer ?

Né de nouveau.

Quand « l’arbre prend la relève » et offre une vérité man­i­feste, celle des adeptes de l’ancienne Cybèle — pré­fig­u­ra­tion du Christ, le Krys­tos por­teur du secret des égyp­tiens — et du pin, image du corps du dieu mort et ressus­cité. Et quel « Dieu », sinon le mot élevé au rang de sym­bole pour exprimer l’indicible en mots, la réal­ité d’un cos­mos vivant en per­pétuelle généra­tion ou de la vie ver­ti­cale. Cette poésie qui met en scène l’arbre/Christ ou l’axe du monde est une poésie sacrée par essence.

Une poésie de la perte de la cécité.

Per crucem ad lucem.

L’arbre poé­tique relève l’homme de sa chute et le sacre autre, c’est à dire revenu à son état d’autrefois. L’homme qui retourne le com­pas sur l’équerre et, ain­si, (re)spiritualise la matière. L’homme du Logos, dont les deux con­sonnes présen­tent l’aspect de ce com­pas — le lamb­da — et de cette équerre — le gam­ma -, le Logos créa­teur de ce monde.

Alors, la poésie est effec­tive­ment un acte sacré, à la fois au sens de redé­cou­verte d’un chem­ine­ment per­du, d’éveil à l’existence de cette sente et de révéla­teur d’une réal­ité non pas autre mais plus présente. Une tri­ade en somme, comme l’arbre, la tour, l’oiseau, l’air ou les fleurs de la poétesse ; une tri­ade sym­bol­ique, la Grande Tri­ade absol­u­ment uni­verselle selon Guénon, qui rythme la pos­si­bil­ité de la vie.

Acte sacré, la poésie est vie.

« Ain­si l’écrivain serait-il en con­tact avec une absence, qui pour­rait être l’origine », indique Mar­go Ohay­on. Elle qui ne s’ignore point médi­atrice et moyen d’une action supérieure, la poésie, l’œuvre par la poésie.

Et, il en va de même de l’eau au sein de laque­lle flot­tent des myr­i­ades de pois­sons. L’eau conçue ici sous ses trois aspects de source de vie, de mode de purifi­ca­tion et de lieu de renais­sance. L’eau ense­mencée par la lumière du soleil, por­teuse de vie, comme l’est le Christ de Ioan, celui du chris­tian­isme prim­i­tif trahi par Pierre, l’apôtre qui renia par trois fois le Christ.

Et qui ignore que Pierre fut cru­ci­fié la tête en bas ? Que la plus belle basilique de son Église, celle de Rome, est bâtie… à l’envers, son autel tour­nant le dos à la lumière ?

La poésie est un éveil à la Tradition.

Une eau viv­i­fi­ante, une eau qui redonne la vie, une eau/esprit finalement.

 

Par la mort.

 

Par les portes d’entrée et de sor­tie, car « si le grain de blé jeté en terre ne meurt pas, il ne donne rien ; mais s’il meurt, il donne du blé en abon­dance », nous dit Ioan.

Cha­cun con­naît cette phrase du plus célèbre des Évangiles et, ain­si que l’affirmèrent tous les alchimistes, ce qui est devant les yeux est aus­si ce qui se voit le moins.

L’homme qui a accédé à une nou­velle nais­sance mul­ti­plie, affir­ment les textes sacrés de toutes les tra­di­tions, aus­si bien chré­ti­enne que musul­mane ou hermétique.

 

Et,

« Je ne peux que con­stater ce à quoi je n’ai pas accès »

 

Et,

« Encore dire que ce n’est pas moi qui écrit mais un être dont je suis détachée… »

 

Et,

« soudain c’est la vibra­tion de l’éveil total, le blanc issu des couleurs »

 

Le blanc de l’alchimiste.

Du myste de 1’antiquité.

 

Le pois­son du chris­tian­isme, aus­si bien Ichthus grec que Ioan mésopotamien, tous deux révéla­teurs. Matière pre­mière de l’œuvre autant que final­ité du proces­sus alchim­ique, à la fois par­tie et tout. Ce qui ne lui enlève point cette part ténébreuse évo­quée par la poétesse, tant « Le reflet d’un arbre baigne son ombre », le point de départ d’une œuvre née dans la nigre­do her­mé­tique. Car le prob­lème est là : le pas­sage de l’ombre à la lumière, et récipro­que­ment, ou, autrement dit par Jung et Nico­las de Cues, de l’antagonisme à la coïn­ci­dence des opposés en l’Être. La recon­nais­sance de l’archétype jungien est l’étape fon­da­trice de la renais­sance à la per­son­nal­ité réelle. Lumière et ombre sont insé­para­bles : le procès ne con­siste pas en la destruc­tion de l’un, pas plus qu’en la dom­i­na­tion de l’un sur l’autre, mais bien en la réu­nion de l’un et de l’autre en une seule chose, un seul Être, dis­sout puis coag­ulé chez les alchimistes, homme et Dieu pour les chré­tiens, les égyp­tiens ou autres anciens. D’abord homme puis Dieu dans l’Évangile de Ioan, dont la par­tic­u­lar­ité est de ne point com­mencer à la nais­sance de Jésus mais bien à celle du Christ, lorsque le pre­mier, ayant atteint l’âge de trente ans, est devenu un vais­seau pos­si­ble pour le sec­ond. Le Christ comme sym­bole arché­typ­ique des deux natures divisées de l’homme.

De l’homme réceptacle.

 

L’ombre sans laque­lle il n’est point d’arbre ; l’arbre sans lequel il n’est point d’ombre.

 

Et, qu’est la poésie de Mar­go Ohay­on sinon signe de l’éveil à cela ? Le bateau qui con­duit vers l’île ?

La poésie est à la fois le vecteur du voy­age vers l’île intérieure de l’Être et l’île elle-même, conçue ici comme cen­tre spir­ituel. Et cette poésie est-elle vrai­ment un navire ? Ne serait-elle point plutôt le « cerf-volant » de la poétesse, le mer­cure des sculp­tures de la demeure de Jacques Cœur, sym­bole de l’élévation et de l’accomplissement du grand œuvre philosophique ? Il est de ces légen­des homériques qui affir­ment que l’île n’est acces­si­ble qu’à ceux qui savent vol­er au-dessus de la mer, de ses mon­stres et de ses vagues, sur­gisse­ments soudains de l’ombre, les… immortels.

 

Et,

« Sur une goutte d’eau après l’orage courir le monde étoilé »

 

Et,

« On ne prend pas la bonne voie en écrivant, on prend une voie»

 

Et,

« je suis la voie », affirme le Christ de Ioan.

 

Mais,

« Ce qui sem­ble un fil tracé est une frac­ture, illu­soire trait masquant l’abîme »

 

Car,

« Je ne peux que con­stater ce à quoi je n’ai pas accès »

 

La pro­fondeur de l’âme de l’Être comme celle de l’âme du monde chère à Plotin.

Spir­i­tus Mundi

 

Et com­ment ne point ressen­tir dans la poésie de Mar­go Ohay­on toute la force de cette inter­pel­la­tion de Thomas dit l’apocryphe :

« Mais le Roy­aume est à l’intérieur de vous, et il est à l’extérieur de vous. Lorsque vous vous con­naîtrez, alors on vous connaîtra ».

 

« Devant l’inconnu aucun habit à sa taille ne se présente hormis les pro­por­tions qu’il façonne pour le franchir… »

Mar­go Ohayon

 

image_pdfimage_print