Georges et Nicole Dra­no, mari et femme, poète et poète… S’ils font poésie à part, on ne peut d’abord les évo­quer sans dire ce qui les unit pro­fondé­ment : le méti­er d’instituteur à Assérac en Loire-Atlan­tique pen­dant de longues années ; l’infatigable mil­i­tan­tisme dans lequel, côte à côte, ils défendront, par exem­ple, les marais salants de Guérande con­tre des men­aces d’installations touris­tiques  dans les années 1970, ou celui qui les con­duit de 1999 à 2007, au Burk­i­na-Faso, à œuvr­er dans des mis­sions human­i­taires et cul­turelles ; leur activ­ité inlass­able parce que pas­sion­née en faveur de la poésie, aus­si bien en tant qu’animateurs du fes­ti­val Les voix de la Méditer­ranée à Lodève, puis des Voix vives de la Méditer­ranée à Sète, qu’en tant que core­spon­s­ables et ani­ma­teurs de l’association « Human­isme et Cul­ture » grâce à laque­lle ils ont invité à ce jour plus de 200 poètes de toutes nation­al­ités dans le cadre de lec­tures-ren­con­tres en Languedoc.
Depuis 1993, Nicole et Georges Dra­no vivent à Frontignan.
Si la pas­sion pour la poésie ren­force l’unité de ce cou­ple, il n’en est pas moins vrai (et heureux) que leurs écri­t­ures sont dis­tinctes et imposent des présen­ta­tions séparées.

 

Nicole Dra­no est née dans l’Hérault, à Lodève, d’un père Occ­i­tan et d’une mère Autrichi­enne dont le nom de jeune fille four­nit la dou­ble et com­plète iden­tité de la poète : Dra­no-Stam­berg. Poète qui écrit, par exemple :

 

Je suis de la terre.
Tu es d’air.
Salut à toi hiron­delle.       Une étoile
luit dans la nuit de l’absent.

 

Toi qui écris la lune      les planètes
                            les soleils à venir
              tiens mes mains de boue
            avec tes ailes       d’ange.

 

(in Ciel !Ciel ! Des poèmes hiron­delles !, éd. Rougerie, 2006)

 

Plusieurs mots ou expres­sions restent à l’esprit quand on a lu des poèmes de Nicole Dra­no-Stam­berg. En ce qui me con­cerne, le pre­mier de ces mots est liberté.
Nicole Dra­no écrit par néces­sité, mais elle sait bien que cette néces­sité, avant de trou­ver son aboutisse­ment dans le poème désiré, envis­agé, ren­con­tre une page blanche. Cette page blanche, au con­traire de Mal­lar­mé qui y voy­ait le « vierge papi­er que sa blancheur défend », donc un mur à percer, à franchir, Nicole Dra­no sem­ble la con­cevoir comme un espace ouvert par sa sur­face même, une sorte de ter­rain d’expérimentation, voire de jeu où tout, selon l’émotion, l’humeur du moment, même la fan­taisie, est permis.
Nicole Dra­no entre  en s’élançant dans ses poèmes par la porte de la lib­erté et ils en gar­dent la mar­que une fois écrits. Je la vois comme une pianiste de jazz qui joue sur toute l’étendue du clavier une poésie le plus sou­vent syn­copée qui peut aller de la mélodie à l’éclatement en ono­matopées, de la langue française à d’autres (alle­mand, ital­ien, espag­nol, lan­gage des oiseaux !), d’un reg­istre de langue soutenu à un autre fam­i­li­er, d’une mise en page « clas­sique » à une dis­per­sion typographique du poème… Cette lib­erté toute en voltiges de la langue est d’ailleurs implicite­ment revendiquée par l’analogie que deux titres de ses livres étab­lis­sent entre les mots et les oiseaux : Oimots et Ciel ! Ciel ! Des poèmes hiron­delles ! Mais dans cette sur­prenante diver­sité, ce qui reste au pre­mier plan, c’est le lyrisme :

 

Quand la nuit de noires tendresses
Ma poitrine oppresse,
Je monte la route de Cam­podimele. J’échange des mots
Avec les résédas.
Des images de rêve
Me font avancer. Etagères de vignes. Fontaines
Cristallines.           Aspi­ra­tions            Délices,
Délices.

(in Déli­catesse et Grav­ité, éd. Rougerie, 2012)

 

Alors me vient aus­si à l’esprit, en lisant Nicole Dra­no, une expres­sion sous forme de ques­tion : « Qui vive ? ». Ques­tion que dans Nad­ja, André Bre­ton préférait au vain « Qui suis-je ? ». Ques­tion que posent les sen­tinelles, les guet­teurs avides et/ou anx­ieux de savoir ce qui va advenir quand quelque chose a été aperçu, enten­du,  pressen­ti. Serge Meitinger a d’ailleurs inti­t­ulé l’une de ses études de la poésie de Nicole Dra­no : Nicole Dra­no-Stam­berg ou la vigilance.
C’est dans cette vig­i­lance qu’on retrou­ve la néces­sité de la poésie chez elle : son hyper­sen­si­bil­ité, son rap­port ardent au monde, la con­duisent à guet­ter, capter et dévelop­per dans la flamme du poème tous les signes qui per­me­t­tent de faire sor­tir la vie de son insignifi­ance, de ses étroitesses, de ses affaisse­ments, de ses renon­ce­ments, de ses injus­tices. Ouvrir, soulever l’humanité et le monde par l’amour, par l’empathie, par la révolte, par la sève des mots, pour­raient être les mots d’ordre de celle qui écrit :

 

je cherche une réalité
sans frontière.

(in L’Employée de la poésie, éd. Rougerie, 2000)

 

Ou :

Changez boule­versez devenez un poème sans titre
une musique de mots hirondelles
nouvelle.

(in Ciel ! Ciel ! Des mots hirondelles !)

 

Voilà vers quoi nous appelle et nous pro­jette la poésie par­ti­c­ulière­ment dynamique, vivante et par­fois écorchée vive de Nicole Dra­no. Elle nous accom­pa­gne, avec sa ten­dresse, ses fragilités et sa fougue vers une réal­ité sans fron­tière, sur un chemin où, grâce à elle, on devient soi-même un poème qui a cap­turé au pas­sage les vibra­tions les plus intens­es de la vie.

 

Serveuse du Bar
appelé – NON –
j’avance par­mi les lions et les scorpions.

 

J’apporte poignées de mots
sur un plateau d’air
à mes voisins
proches         lointains
     Encore vivants.

(in L’Employée de la poésie)

 

Georges Dra­no, quant à lui, est né en 1936 en Bre­tagne, à Redon.
Depuis 1959, date de paru­tion de son pre­mier recueil (Le pain des oiseaux, aux édi­tions Sources), il con­stru­it une œuvre qui approche désor­mais la trentaine d’ouvrages. La plu­part de ses titres ont été pub­liés aux édi­tions Rougerie, et d’autres chez Edit­in­ter, à L’Atelier la Feu­graie ou aux édi­tions La Porte. Cette œuvre a évolué d’un lyrisme per­son­nel où le « je » était aux avant-postes du poème vers un lyrisme plus retenu et resser­ré dans lequel la per­son­ne du poète est apparem­ment tenue à dis­tance, comme en témoigne la qua­si dis­pari­tion de « je » au prof­it du « nous » ou du « on ».
A par­tir de 1975 et de la pub­li­ca­tion chez Rougerie du recueil Présence d’un marais, ses livres auront pour par­tic­u­lar­ité d’être presque sys­té­ma­tique­ment cen­trés sur un thème ou un motif unique, tou­jours lié à la nature, à la rural­ité : le marais, la mai­son, la porte, l’eau, les talus, les arbres, les buis­sons, la vigne, le lac, les murs de pier­res sèches…

 

Nous ne par­lions pas du mur
Nous n’y pen­sions pas

 

Il était un don
aban­don­né au bord du chemin

Il ne promet­tait rien
Il con­tin­u­ait son temps.

(in Un mur de pier­res sèch­es, éd. Ate­lier la Feu­graie, 2009)

 

Comme en témoigne ce poème, les lieux, les élé­ments sont d’abord élus pour ren­dre hom­mage à ce qui depuis longtemps (même hum­ble­ment) con­stitue les points d’ancrage de la vie et s’est péren­nisé pour la ren­dre hab­it­able : Pour habiter n’est pas pour rien le titre choisi par Georges Dra­no pour un choix de ses poèmes paru en 2006 (éd. Le dé bleu). C’est qu’habiter est, pour ce poète, une façon de s’immerger dans ce qui s’obstine à exis­ter pour mieux com­pren­dre com­ment et pourquoi nous-mêmes nous obsti­nons à vivre, et de quoi nous vivons : quels miroirs, quels appuis les paysages, les choses les plus naturelles nous offrent-ils ?

 

Le mur ne vient pas de nous
Il était là bien avant
Nous ne lui échap­per­ons pas
A ciel ouvert
il est là où nous sommes.

 

Accrochée à lui, la lumière
et à son heure, la nuit
La bonne manière de durer.

(in Un mur de pier­res sèches)

 

Habiter, pour Georges Dra­no, ce n’est pas s’arrêter, s’enclore, s’enraciner. C’est au con­traire arpen­ter les lieux, entr­er dans l’intimité et l’amitié des choses jusqu’à ce qu’elles nous offrent les pro­fondeurs, les ailleurs qui pren­nent en elles leurs sources. Pro­fondeurs qui sont cette autre réal­ité que seule la poésie peut approcher et ren­dre sen­si­ble. Alors peut se pos­er la question :

 

Sommes-nous con­stam­ment soulevés par les paysages qui nous entourent jusqu’à y voir des brèch­es par où s’annoncent les échanges ?
(in Le chemin du jour touche au chemin de la nuit, éd. Rougerie, 1978)

Con­fir­ma­tion qu’habiter n’est pas s’enfermer mais aller jusque là où se fait le con­tact avec l’ailleurs et l’autre. Ce soulève­ment par les paysages advient d’autant mieux que Georges Dra­no, habi­tant de la terre, est aus­si un habi­tant de la parole, et dans tous ses poèmes la matière de la parole et les matières des objets s’épousent, fusion­nent : les choses se char­gent ain­si de notre human­ité qu’elles ne font pas qu’entourer mais qu’elles por­tent aus­si en elles et au-delà d’elles :

 

Buis­sons à n’y pas met­tre la
main  seule­ment les mots qui
s’accrochent au bois vert et aux
racines chan­tant leur préférence
pour le corps végé­tal. Ser­rés l’un
con­tre l’autre dans la langue des
feuilles gar­dons le secret de la
demeure buissonnière.

(in Pre­mier soleil sur les buis­sons, éd. Rougerie, 2009)

 

Les poèmes de Georges Dra­no sont des frag­ments de médi­ta­tions resser­rées autour de mots soigneuse­ment pesés et posés comme pour empier­rer un chemin qui con­duit des ter­ri­toires con­nus à ceux que la poésie a pour fonc­tion d’éclairer. Ce sont des poèmes qui se sig­na­lent par leur grav­ité, leur obsti­na­tion à avancer vers un agran­disse­ment du monde. Ils ont une remar­quable capac­ité à éveiller l’émotion devant ce qui tou­jours habite secrète­ment les choses et les approfondit.

 

Alors lire Nicole et Georges Dra­no, ce n’est pas faire le grand écart, mais c’est s’ouvrir à deux manières dif­férentes de mieux dire le monde : l’une épi­der­mique, impétueuse ou ten­dre qui main­tient le poème comme saisi dans son jail­lisse­ment (Nicole), l’autre plus mûrie, con­den­sée, où l’on suit pas à pas le chem­ine­ment des mots (Georges). Dans ces deux œuvres, la néces­sité de la trans­for­ma­tion de notre rap­port à la vie par le poème est évi­dente et la même sincérité, la même exi­gence en font foi. Deux pour la poésie, pour qu’elle existe et con­tin­ue de nous appeler.

 

Quelques titres :

Nicole Dra­no-Stam­berg :
Oimots (Rougerie, 1986)
Côté gauche de l’écrit (Rougerie, 1993)
L’Employée de la poésie (Rougerie, 2000)
Ciel ! Ciel ! Des poèmes hiron­delles ! (Rougerie 2006)
Chant du bar­rage de la Sir­ba (Le Temps des Ceris­es, 2008)
Déli­catesse et grav­ité (Rougerie 2012)

 

Georges Dra­no :
La lumière sous la porte (Rougerie, 1988)
Salut talus (Rougerie, 1994)
Le col du vent (La Porte, 2003)
Tenir (Rougerie 2003)
Un mur de pier­res sèch­es (Ate­lier La Feu­graie, 2009)
A jamais le lac (Edit­in­ter, 2011)

 

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