Robert Sabati­er, un fou de poésie.

 

Robert Sabati­er était un homme frater­nel, et le suc­cès excep­tion­nel de son roman Les allumettes sué­dois­es en 1970 est encore dans toutes les mémoires. Tiré d’abord à 3 000 exem­plaires, il devait attein­dre des mil­lions  à la vente en peu d’années ! De quoi faire rêver et le men­er tout droit à l’Académie Goncourt deux ans après sa paru­tion, sans doute par un jury tout penaud et repen­tant de lui avoir refusé le Prix…
   Sans être une vieille barbe (plutôt blanche que jau­nie !), j’ai con­nu Robert Sabati­er et beau­coup appré­cié la gouaille de l’homme et le côté pince sans rire de son car­ac­tère jovial.  Certes, rien ne m’empêchera de répéter ici, ailleurs ou autre part, que je déteste le micro­cosme des poètes d’aujourd’hui qui rêvent d’éternité et se met­tent à louanger 1 000 fois plus qu’à moitié leurs con­frères quand ils vien­nent de mourir (donc de se taire) et qu’ils ne sont plus désor­mais dan­gereux et ne peu­vent plus  les remet­tre en ques­tion, dire et écrire ne pas les aimer,  bref, faire de l’ombre à leur soleil van­tard ! Oui, je sup­plie ici le cer­cle (ni large ni étroit) des amis qui acceptent de me sup­port­er encore de s’abstenir de tailler non point des vestes mais des papiers serviles et louangeurs, des nécrolo­gies ad hoc, dès qu’un poète « qui fut de leurs amis » (for­mule con­sacrée !) vient à quit­ter ce monde d’envieux et de rapaces, sou­vent assez peu poé­tique au bout des vers, des blancs, des man­ques et  des creux… En domaine de poésie, décidé­ment, je refuse les croque-morts, académiques ou non, qui espèrent soudain, en suiv­ant servile­ment le pre­mier cortège funèbre venu dans le pre­mier cimetière du con­formisme absolu, vol­er quelque peu du ray­on­nement intérieur du dernier défunt sig­nalé par Le Monde ou Le Figaro !
  Mais toutes ces réti­cences et ces dégoûts avoués ne m’empêcheront pas de répéter ici que Robert Sabati­er fut de mes cama­rades de beu­ver­ies d’antan et que ça n’est point parce qu’il créa dans sa jeunesse, en 1947 (j’avais un an !) une revue de poésie bap­tisée La Cas­sette que je per­siste à évo­quer son fantôme !
  Robert Sabati­er, avec sa pipe frater­nelle qui s’allumait pour un oui ou un non pas­sion­né, aimait d’amour la créa­tion poé­tique en général et les poét­esses en par­ti­c­uli­er. C’était un bour­geois, un petit bour­geois diraient les « Mélan­chons » grincheux d’aujourd’hui. Quant à moi, j’affirme qu’il fut surtout un anti­con­formiste et un éru­dit de la poésie d’autrui. Ain­si, même si, à force de vouloir être exhaus­tive, surtout pour le vol­ume con­sacré à notre temps, sa mon­u­men­tale His­toire de la poésie française tuait un peu trop vite cer­tains poètes bien vivants, elle gar­dait une hon­nêteté absolue quand au juge­ment cri­tique. Sabati­er n’était pas mondain pour un sou. Selon moi, il incar­nait l’antithèse d’un oppor­tuniste.  Un pas­sion­né, oui ! Un par­ti­san, oui ! Un arriv­iste rou­blard, jamais !
   Certes, Robert Sabati­er n’était pas, selon moi, et je mesure les risques de cette affir­ma­tion, un « grand » poète « mod­erne » ou « mod­erniste », un de ceux qui mar­quent une généra­tion et lui lais­sent au cœur  une empreinte durable. Sabati­er le roman­tique s’était quelque peu enlisé du côté de l’académisme pâle à la Points et Con­tre­points (c’était le titre de la très clas­sique revue de Jean Loisy qui l’accueillit très tôt dans ses vénérables colonnes !), mais il s’avéra au fil des ans  un éru­dit de la poésie d’autrui, un sub­til et métic­uleux his­to­rien, un mil­i­tant, un bril­lant essay­iste con­tre le prêt-à-penser des cri­tiques de l’obscurantisme dernier cri. Et c’est sans doute cet aspect de son tal­ent qu’il me plait de saluer avant tout. J’en tire pru­dence pour l’ici et le maintenant.
  Au bout du compte, péti­tion­ner avant même de savoir con­tre quel pro­jet exacte­ment on appose sa sig­na­ture, hurler avec les loups parce que l’ambiance poli­tique délétère a changé de cap, se croire soudain investi d’un devoir de Saint-Just sous pré­texte de change­ment de rap­port de forces, con­stituent sans aucun doute des lâchetés en séries.
    Même  en roy­aume de poésie, ceux et celles qui restent libres puisent leur indépen­dance par delà les cli­vages et les humeurs. Parce qu’André Mal­raux et Jack Lang furent des grands min­istres de la Cul­ture pour des raisons par­fois opposées, je trempe plusieurs fois ma plume dans l’encrier des péti­tions revanchardes.
   Atten­dons de voir in situ ce que nous réser­vent en France les réformes annon­cées du Cen­tre Nation­al du Livre, par exem­ple. Atten­dons non point que celles-ci soient appliquées (alors les carottes seront cuites !) mais au moins explic­itées et  mis­es sur la table, avant de mon­ter sur je ne sais quelle bar­ri­cade sous pré­texte de je ne sais quelle défense de la lib­erté et quelle envie de « se pay­er » telle ou telle tête influ­ente… Avant de jouer les bour­reaux sans en voir les moyens, assurons-nous de qui nous guillotinons !
   En cela, le regret­té Robert Sabati­er reste à mes yeux un exem­ple inou­bli­able. Il ne hurlait jamais avec les cha­cals. Il préférait allumer sa bouf­farde légendaire avant de don­ner son opin­ion, ou, éventuelle­ment, sa sig­na­ture, C’est cela même qui fai­sait sa force.
   Qu’on se le dise en ces temps sans élé­gance ni pudeur.
 

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