« Poésie », chez Buchet-Chas­tel. C’était une col­lec­tion de poésie en poche absol­u­ment excep­tion­nelle, de par ses choix, son ouver­ture aux poètes du monde entier, et la per­son­nal­ité de Jacques Burko, son fon­da­teur. Burko a dirigé cette col­lec­tion jusqu’à sa mort. Par cer­tains aspects, la volon­té d’être en le Poème, dans le monde entier, sans aucune lim­ite ou plutôt sans lim­ite autre que l’absence de lim­ite inhérente à l’essence même de la poésie – par ces aspects sans doute Recours au Poème s’inscrit-il un peu dans l’héritage de l’aventure menée alors par l’homme et le poète Burko. Nous ne craignons pas de le revendi­quer. Recours au Poème par­lera bien­tôt en détail de ce que fut le tra­vail admirable de cet éditeur.

De l’infidélité est une antholo­gie de la poésie tai­wanaise con­tem­po­raine. Bien enten­du, le mot sig­ni­fie que les poètes pub­liés sont vivants, la plu­part étant d’ailleurs nés après les années 70 du 20e siè­cle. Il veut aus­si dire, dans le con­texte de Tai­wan, que la poésie présen­tée est une poésie nou­velle par rap­port aux tra­di­tions poé­tiques chi­nois­es, une poésie qui s’invente en dehors de la Chine, autant sur le plan géo­graphique que lit­téraire, et qui s’inscrit dans la moder­nité poé­tique mon­di­ale. En ce sens, « con­tem­po­raine » ne sig­ni­fie pas seule­ment « actuelle » mais tout autant « nou­velle ». C’est de nou­velle poésie chi­noise dont il s’agit. Et dans ce cadre insu­laire le fait n’est pas anodin. Être chi­nois de Tai­wan et être poète chi­nois de Tai­wan, on mesure mal ce que cela sig­ni­fie depuis l’Europe – pour peu qu’un européen con­tem­po­rain ait réelle­ment con­science qu’il existe une vie lit­téraire et poé­tique dans le Paci­fique. Ce qui est loin d’être cer­tain. Il y a la rup­ture poli­tique et his­torique. L’état de guerre larvée tout au long de la deux­ième moitié du siè­cle passé. La néces­sité de con­stru­ire une iden­tité, de suiv­re les évo­lu­tions d’une langue détachée de ses racines, de créer de toutes pièces une lit­téra­ture en phase avec l’occidentalisation de l’île… Les poètes tai­wanais ont été et sont encore pris dans le mael­strom de l’histoire. La guerre froide n’a pas, là-bas, tout à fait dit son dernier mot.

L’histoire de la poésie de Tai­wan est évidem­ment insé­para­ble de l’histoire poli­tique de l’île. Elle com­mence dès les années 50 par une généra­tion de poètes qui, durant une trentaine d’années, ont d’abord tra­vail­lé à mod­erniser le man­darin et donc ce que nous appelons la poésie chi­noise. La plu­part venaient de Chine. Cette mod­erni­sa­tion dans la langue s’est accom­pa­g­née d’un jeu, d’une lib­erté prise avec le clas­si­cisme et les usages poé­tiques habituels d’une Chine anci­enne dev­enue Chine con­ti­nen­tale, alors à l’écart de la com­mu­nauté inter­na­tionale. Ces poètes sont aujourd’hui les poètes « âgés » de Tai­wan, et cette antholo­gie ne con­cerne pas leurs travaux.

L’ouvrage dirigé par Yung Man-Han s’attache à faire décou­vrir aux lecteurs occi­den­taux une généra­tion plus récente de poètes, ceux qui ne sont pas nés sur le con­ti­nent mais à Tai­wan. Ceux dont on peut dire qu’ils sont tai­wanais, peut-être même plus tai­wanais que chi­nois. Ces poètes s’inscrivent dans la lignée de leurs prédécesseurs et en même temps s’en détachent. Ils con­ser­vent les mêmes préoc­cu­pa­tions de reli­er Tai­wan au reste du monde tout en tra­vail­lant la moder­nité du man­darin. Ce qui veut aus­si dire inté­gr­er une autre manière d’être dans la pen­sée du monde, celle des con­cepts occi­den­taux. La Chine est présente dans leur ate­lier. Même si c’est par touch­es. Ils s’inscrivent cepen­dant aus­si dans la moder­nité, dans la mon­di­al­i­sa­tion en cours, par leurs inter­ro­ga­tions con­tem­po­raines et leurs ques­tion­nements du quo­ti­di­en. Ain­si, Yuguo évo­quant les dif­fi­cultés d’être jeune dans Tai­wan aujourd’hui. Un long poème dans lequel l’île n’est pas absente, comme le mon­tre ce court extrait :

 

Oui, il est, il est moi, eux aussi
Le vélo a vu, les jours ont vu, l’attente ambiguë va et vient modifie
La ligne brisée au bord de l’eau
Plus tard quelqu’un se rap­pelle par hasard et répand une pluie symbolique
Il pleut il pleut, l’ombre décon­certée s’enfuit
Ils ont les cheveux en désordre
Quand ils sont mouil­lés per­son­ne n’ose s’approcher
Comme s’il n’y avait plus de trace.

 

C’est aus­si la poésie de Hung Hung :

 

Com­ment ne pas être piégé par ce qu’on aime ?
si l’on a envie d’aimer davantage
Com­ment n’être pas piégé davantage ?
Lorsqu’on a la poche pleine d’étoiles
com­ment tomber amoureux du monde entier
et rester en pos­ses­sion de soi-même ?
on dit que dès qu’il y a la lumière
il y a aus­si l’obscurité
et dans l’obscurité
voici qu’ils nous renomment
nos bien-aimés

 

L’île. La mémoire du passé. La rup­ture en dedans de l’âme chi­noise entre deux chine (s). Et la vio­lence d’être jeune ou la vio­lence tout court, celle qui appa­raît dans un poème de Chen Jin­huo, « con­tant » l’agression, le viol, la tor­ture d’une jeune femme. Un fait divers ter­ri­fi­ant. Une poésie qui dit la vio­lence d’être un enfant de la Chine dite nation­al­iste. On lira ce poème ci après. On pensera aux travaux de poètes améri­cains autour de l’actualité, à un pan du tra­vail du poète français Gwen Gar­nier-Duguy aussi.

Com­ment fait-on pour vivre et com­ment fait-on pour écrire dans un « ailleurs » ? Un « ailleurs » dont on peut tout aus­si bien dire qu’il n’existe pas, qu’il n’a pas d’existence réelle. Bien sûr les rochers, l’écume et les vagues frap­pant l’île de Tai­wan exis­tent. Mais cela fait-il réelle­ment exis­tence ? Cette inter­ro­ga­tion, de mon point de vue, est inhérente à la poésie des douze poètes pro­posés ici. Tout tourne d’une façon ou d’une autre autour de « l’abandon », ce qui rat­tache alors Tai­wan à la Chine, l’abandon ou le Qi. Venu des pro­fondeurs de la Chine, le Qi, notion appar­tenant au mythe des Han et donc aux orig­ines his­toriques de la Chine, se pro­longe à Tai­wan sous la forme d’un Qi de l’ailleurs, et du coup devient une sorte d’expression de la folie de la lib­erté, folie qui exprime l’être de Tai­wan tout en s’exprimant dans les vers des poètes de l’île. Le Qi et cette évo­lu­tion, cela résume un peu plus de cinquante ans d’histoire. Et d’abandon.
 

 Un poète, deux poèmes

image_pdfimage_print