Écrire de la poésie paraît dérisoire, parfois.
Suivi d’une lec­ture des livres de Nathanael Fla­mant, François Jacob, Gérard Mordil­lat, Gio­van­ni Fontana, Rena­to Ser­ra, Guy Debord.

Les tueries de jan­vi­er et novem­bre 2015 m’ont affligé mais ne m’ont pas sur­pris. Nous sommes nom­breux à penser que les choix diplo­ma­tiques des deux derniers prési­dents français ont fait pro­gress­er les ter­ror­istes en Lybie et en Syrie. Mal­gré l’ampleur de la réac­tion « citoyenne », à laque­lle j’ai par­ticipé sans hésiter, com­ment ne pas percevoir de nom­breux signes d’aveuglement volon­taire, à com­mencer par l’hostilité aux con­stats d’Emmanuel Todd, et dernière­ment la mise en accu­sa­tion par le pre­mier min­istre des travaux des soci­o­logues. L’intelligence, le courage de dire, la lucid­ité feraient-ils peur ? Comme si l’état d’urgence avait pénétré dans les esprits.

Elle a repris une sacrée vigueur, la vieille oppo­si­tion entre eux et nous, naguère ban­nie du dis­cours des intel­lectuels. Et enfin, com­ment ne pas être atter­ré par l’excitation qui règne sur les chaînes d’information, cette frénésie à faire de l’esprit, cette ambiance sur­voltée de l’arrière.

Com­plé­ment au désas­tre : dimanche 22 novem­bre 2015, alors que la France pleure ses morts, une présen­ta­trice (je ne veux pas salir le mot de jour­nal­iste) de France musique dit en hom­mage aux morts et aux blessés : « on vous envoie des quin­taux de bisous, on ne se lais­sera pas priv­er des nuits sans fin et des apéros avec les amis ». Suit une chan­son dont les paroles imi­tent les gémisse­ments d’une femme qui jouit. Cela à l’heure du petit déje­uner. La veille au soir, « un col­lec­tif d’artistes » appelait tous les Français à sor­tir avec leurs instru­ments ou n’importe quoi qui fait « du bruit et de la lumière ».

Voici qui me ramène une ving­taine d’années en arrière : alors que ces notions étaient dûment enseignées au col­lège et au lycée, j’avais remar­qué que les « lib­ertés publiques » se lim­i­taient, dans les rédac­tions d’élèves presque majeurs, à pou­voir sor­tir le same­di soir, à avoir plein d’amis ou bien écouter la musique de son choix où on veut et quand on veut. Grâce aux semaines de trente-cinq heures, à l’uranium du Niger mais encore aux petites mains expertes et dociles de Fox­conn Tech­nol­o­gy, le rêve s’est réal­isé. Est-ce cette image qui rend l’Europe si envi­able aux yeux du monde ?

Il n’est pour­tant pas besoin d’occuper une chaire de soci­olo­gie pour observ­er que cette vie douce et libre ne con­cerne qu’une même caté­gorie de gens dans les mêmes lieux et qu’en silence un pour­cent­age non nég­lige­able de nos conci­toyens ne sor­tent jamais, faute de moyens, mais pas seulement.

*

À côté, la man­i­fes­ta­tion organ­isée par la bib­lio­thèque Sainte-Barbe a pu pass­er pour une réac­tion plus intel­li­gente et sen­si­ble que de faire du bruit.

La revue Recours au poème avait été sol­lic­itée par Mme Sor­det, l’organisatrice de cette man­i­fes­ta­tion et, à l’unanimité de sa rédac­tion, a décliné l’invitation. Le mot d’indécence m’est venu à l’esprit en voy­ant l’intitulé du pro­jet chang­er à mesure des comp­tages de la pré­fec­ture de police, pas­sant de 129 poèmes pour 129 vic­times à 130 poèmes pour 130 vic­times. Dans sa réponse, Gwen Gar­nier Duguy a par­lé du côté dérisoire de s’avancer face à l’inouïe bru­tal­ité avec pour seul attrib­ut un poème.

Cepen­dant n’allez pas croire que ce choix nous a lais­sé en paix. Des poètes que nous appré­cions ont écrit quelque chose pour cette occa­sion. Tous, nous tan­guons entre les émo­tions, le dépit et la rai­son étour­die. Dans cet échange de mails, furent cités les Feuil­lets d’Hypnos, ces notes (qui) n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nou­velle, à la maxime ou au roman. Mais encore le retrait, le pas­sage à une autre forme d’action par quoi Matthieu Bau­mi­er a expliqué l’arrêt défini­tif de la mai­son d’édition Recours au poème.

Il est vrai que cette idée de s’avancer son papi­er à la main, de deman­der « par­don, par­don » en se glis­sant entre deux pom­piers ; non je ne pou­vais pas. Certes, je n’ai pas la trempe de guer­ri­er de Char (il faut revoir les por­traits que son ami Serge Assier a fait de lui !), je suis du genre à chialer quand Brel chante « Quand on a que l’amour ».

Mais pourquoi Quand on n’a qu’un poème, ça ne passe pas ?

La dif­fi­culté, c’est que l’Amour, ce n’est pas un poème. C’est à la fois plus grand et moins pal­pa­ble. Un poème ce sont quelques vers ou quelques phras­es, c’est plus con­cret, c’est écrit sur une feuille, et porté par une voix. Oui, en ces jours, c’était bien dérisoire, un poème.

— Et le Con­grès des écrivains de 1935 pour la défense de la culture ?

— Mais regardez ce qu’est devenu ce mot de cul­ture qui habille désor­mais toute sorte de pra­tiques fes­tives ou thérapeu­tiques… Poésie séda­tive. Prenez moi ces vers matin et soir et revenez dans huit jours. Rien de nou­veau sous le soleil ! Tra­di­tion­nelle­ment le poème accom­pa­gne la célébra­tion d’un mariage (épi­thal­ame), d’une liturgie (psaume, hymne — n.f.), d’un défilé mil­i­taire (hymne — n.m.)…

— Il n’est pas rare qu’on célèbre les poètes qui accom­pa­g­nent les révo­lu­tions, les com­bats, pour­ris­sent en prison et par­fois devi­en­nent ministres.

— En démoc­ra­tie, la lib­erté d’expression a l’air d’aller de soi, l’État garan­tit même, paraît-il, le « droit de blas­phémer ». Mais les représen­tants du même État aban­don­nent l’enseignement des langues anci­ennes et peu­vent se présen­ter devant un prix Nobel de lit­téra­ture sans avoir lu une seule de ses phras­es. Pas d’hostilité déclarée, même M. Sarkozy demande par­don pour cer­tain malen­ten­du touchant Mme de Lafayette. Mais au fond quelle désinvolture !

Nous pour­rions par­ler de la fonc­tion du poème jusqu’au bout de la nuit, en sirotant des pasta­gas, et nous auri­ons du mal à nous met­tre d’accord.

Du coup, je sai­sis ce qui me répugne dans cette man­i­fes­ta­tion où les poètes ont dû mon­tr­er leurs papiers (sic) à l’entrée de la bib­lio­thèque Sainte-Barbe, c’est le rêve fre­laté du poète tout-puis­sant, c’est ce men­songe roman­tique. Il suf­fit d’habiles flat­ter­ies et du tin­te­ment d’une petite bourse pour en faire des servi­teurs. Qui lit les con­trats qu’il signe ? On a telle­ment mieux à faire ! Pour­tant le con­trat des bours­es Stend­hal de l’Institut français (Min­istère des affaires étrangères, j’en ai signé un en 2011) place le récip­i­endaire en posi­tion de con­tribuer au ray­on­nement de la France. Qu’est-ce que cela veut dire quand la France n’est plus qu’une par­tie de l’OTAN ? Hein­er Müller, après la destruc­tion du mur de Berlin, alors qu’un fol­lic­u­laire de l’Ouest lui reprochait d’avoir col­laboré à l’État com­mu­niste est-alle­mand (il ne pou­vait se pré­val­oir du « pres­tige des exilés » !), eut ces mots : sait-on jamais qui l’on sert ?

 

Alors ?

Eh bien, com­mençons par lire les contrats !

Georges Mon­ti a juste­ment pub­lié les con­trats que Guy Debord a signé avec Gérard Lebovi­ci pour la réal­i­sa­tion de ses films. Ces con­trats sont devenu un livre de Guy Debord. Livre qui incite à touch­er cet objet textuel si com­mun et, au fond, si étrange. Exp­ri­mant une sorte de traité de paix, pas aus­si symétrique et équili­bré qu’on le croit, un traité de paix des orig­ines, bien avant la sagesse, bien avant la moral­ité. Rap­pelant que la pat­te du loup pal­pite encore dans la poignée de main qui vient con­clure l’accord.

C’est moins d’idées neuves que nous avons besoin que de démarch­es courageuses.

°

 

Pub­lié voici plus d’un an, aux édi­tions de (l’excellente) revue Con­férence, c’est un livre écrit en 1915 qui m’a don­né l’éclairage le plus stim­u­lant sur notre nou­veau siè­cle : l’Exa­m­en de con­science d’un homme de let­tres de Rena­to Ser­ra. 1915, l’Italie venait de ren­tr­er, au terme de trac­ta­tions et de promess­es ter­ri­to­ri­ales, en guerre con­tre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

Il serait vain de résumer ce texte assez court qui, comme l’indique le titre, agite la pen­sée au lieu de don­ner des répons­es. Ce livre vaut pour la façon de con­duire la pen­sée dans une sit­u­a­tion cri­tique, pen­sée rigoureuse et sans aucune raideur. Je me con­tenterai d’une page, mais sans les coupures (qu’on fait sou­vent pour aller plus vite au but) :

Je crois avoir dit, entre autres choses, que la lit­téra­ture me dégoû­tait, « en ce moment » ; et de toute façon, si je ne l’ai pas dit, j’ai fait comme ceux qui le dis­ent (et, si je l’ai dit, j’ai dit la vérité).

Mais il est inutile  que je m’amuse main­tenant à iro­nis­er sur le sujet, ce serait facile. Du reste, cette his­toire de notre « par­tic­i­pa­tion per­son­nelle à la guerre », ces derniers mois, avec toutes ses équiv­o­ques faites d’illusions et de naïvetés, avec ses nuances de ridicule, cha­cun peut la repass­er en soi, s’il le veut ; la mienne n’est pas plus intéres­sante que celle des autres.

Pour l’heure, ce qui m’intéresse est la con­clu­sion. Elle a beau être évi­dente et rebattue, je veux me la répéter ; je l’apprendrai.

La guerre ne me con­cerne pas. La guerre que d’autres font, la guerre que nous auri­ons pu faire… Je suis bien le pre­mier à le savoir.

C’est une vieille leçon ! La guerre est un fait, comme tant d’autres dans le monde ; il est énorme, mais il n’est que cela ; à côté des autres qui ont été et qui seront : il n’y ajoute, ni enlève rien. Il ne change absol­u­ment rien au monde.

Pas même la littérature.

Je veux la nom­mer aus­si, parce qu’elle est la chose qui me touche per­son­nelle­ment le moins, peut-être ; en marge de ma vie, comme une ami­tié d’occasion, à l’égard de laque­lle j’ai encore moins le droit d’être injuste.

Et puis je ne dois pas oubli­er que j’ai quelque chose de com­mun — je me serais révolté, si on me l’avait dit ; mais c’était vrai aus­si — avec tous ces braves gens, pleins de sérieux ; ils procla­ment depuis longtemps qu’il est temps d’en finir avec elle, avec ses futil­ités et ses potins lit­téraires, et même qu’elle est finie ; enfin ! la sai­son de l’extravagance et de la déca­dence passée, l’esprit for­mé à des soucis et des ent­hou­si­asmes plus sains, nous atten­dons en silence l’aurore d’une lit­téra­ture nou­velle, héroïque, grande, digne du drame his­torique, à tra­vers laque­lle l’humanité se retrempe par le sac­ri­fice et le sang.

Répé­tons-le donc, avec toute la sim­plic­ité pos­si­ble. La lit­téra­ture ne change pas. Elle pour­ra con­naître des inter­rup­tions, des paus­es, dans l’ordre tem­porel : mais comme con­quête spir­ituelle, comme exi­gence et con­science intimes, elle reste au point où l’avait menée le tra­vail des dernières généra­tion ; et, quelque soit la part qui en survit, c’est de là seule­ment qu’elle repren­dra, qu’elle se pour­suiv­ra. Il est inutile d’attendre des trans­for­ma­tions ou des renou­velle­ments de la guerre, qui est autre chose ; comme il est inutile d’espérer que les hommes de let­tres revien­dront changés, améliorés, inspirés par la guerre. (…)

Une autre manière de bien con­duire sa pen­sée et sa langue : Gide.

Depuis jan­vi­er 2015, je lis, à rai­son de quelques lignes chaque jour, le jour­nal qu’il a écrit en 1943. Je viens de tomber sur ceci : Je ne puis croire que l’art de demain se com­plaise dans le raf­fine­ment, la sub­til­ité et la com­pli­ca­tion. Cette guerre aura sans doute pour effet d’arracher l’art au réal­isme. Le reportage, qu’on exig­era le plus doc­u­men­taire pos­si­ble, délivr­era la lit­téra­ture, de même que la pho­togra­phie a pu délivr­er la pein­ture, par une sorte de « catharsis ».

Je ne dirai rien des pré­dic­tions — plutôt justes —, et ne garderai, là encore, que la leçon de pen­sée très pra­tique, cette façon de s’interroger, de s’engager par la pensée.

C’est en apparence sim­ple et mod­este comme forme d’art. Je crois que c’en est fini de l’image de la fleur brandie face aux fusils. Il n’y a plus de front, ni d’avant-garde, ni d’arrière-garde. Notons au pas­sage que les mil­i­taires et les stratèges doivent bien rigol­er de la survie, dans le domaine des let­tres, de tels mots pour eux obsolètes !

Un autre lan­gage vien­dra, — et là je me rends bien compte qu’il me manque la vaste intel­li­gence de Gide ! —, et tout ce que je sais, c’est qu’il ne se déclar­era pas « poésie » ni « littérature ».

Néces­sité.

Ou un livre amer, d’une immen­su­rable amer­tume, comme celui que Jean reçoit de Dieu et dévore à Patmos.

°

 

 

Il y a assuré­ment de cette amer­tume plus qu’humaine dans le livre de Nathanaël Fla­mant, Coma, paru chez Le grand souffle.

Je crois qu’il s’agit du coma de notre bel Occi­dent qui croit s’acheter une ver­tu en met­tant hyp­ocrite­ment Lautréa­mont au pro­gramme du bac. Poème en prose au long cours, ça com­mence comme un réc­it de rêve qui, ma foi, n’a rien d’anxieux, — ni le flot­te­ment peu dis­ert de ceux de Leiris, ni le ressasse­ment de ceux de Borel. Moins un rêve qu’un songe à l’heure où la réal­ité sem­ble vac­iller sous l’assaut pseu­do intu­itif du tech­no-cap­i­tal­isme où l’image tri­om­phe sur toute autre forme de représen­ta­tion : « … des images se sont dépliées, dans lesquelles mon regard mar­chait. Et je n’étais que mon regard. Et mon regard était moi ». Style ironique puisque cette musique de Genèse ne sert que le cer­cle étroit de l’ego.

Plus loin, les pre­mières atteintes franch­es sont portées : « Vous êtes devant vos images, écrans vis­i­ble­ment invis­i­bles qui ne font que vous refléter. La prison de glace. Vous ne voy­agez pas. Non. Ca ne m’intéresserait pas. Voy­ager dans le temps ne change pas la vie. Lorsqu’on relit les mots, il n’y a que l’espace entre les mots qui change. Qui puisse chang­er. C’est une frac­ture dans l’œil ». Vis­i­ble­ment invis­i­bles, car il s’agit bien de faire sen­tir, à soi-même d’abord — car ce texte n’a pu être écrit sans souf­france et arrache­ment —, puis au lecteur, la fine couche de réal­ité insup­port­able que la machine à rêve lamine de tout son pou­voir non-dit, don­nant à l’arrivée une feuille d’invisibilité vis­i­ble où tout le vrai s’est retrou­vé com­pressé, hyper tox­ique et explosif.

Des pen­sées qui sont autant de fusées, un cœur mis à nu, un chemin spir­ituel mais qui ne s’intéresse qu’au mys­tère, puisque l’image surabon­dante de réal­ité est une impos­ture (là, la réal­i­sa­tion de la pré­dic­tion de Gide est bel et bien dépassée !). Avant quelques son­nets dont je repro­duis le dernier :

Au com­mence­ment de l’existence sans fin ni
Début de pen­sée, la parole recom­pose l’homme
Décom­posé, dans le véri­ta­ble interdit :
Le mer­veilleux d’évidence, qu’aucun mot ne nomme.

Un vis­age ouvert au grand œil de neige repose
Sur un hori­zon d’oxygène, son man­teau. Vague
La braise de ce souf­fle, vague d’orfèvre au poumon rose,
Trans­parence d’une larme infinie, sans astre, ni bague.

Il vit de silence ultra­ra­pi­de. Il respire
Indi­vis mou­ve­ment dans l’intime d’un seul éclair
Fleurisse­ment nu de la vie incon­nue sur terre.

Vis­age, feu le vis­age de l’image feue, forme
Sans monde, joie impos­si­ble au nom des choses, dépli
De l’acte pur que rien ne tran­scende ni ne nie,

Pour dernier com­men­taire de ce livre immense, je crois très juste cet usage soutenu du rejet. Quelques pages plus loin : Voir sera tou­jours pour moi impuis­sant devant le mys­tère d’être là, ou pas là.

°

Quelques autres livres récents peu­vent nous aider à con­tin­uer notre réflex­ion ? Voici com­ment j’avais com­mencé cet arti­cle, le 10 novem­bre dernier : Elle a mau­vaise presse la poésie poli­tique en langue française sur le ter­ri­toire mét­ro­pol­i­tain ! La décoloni­sa­tion, la fin de la guerre froide et, depuis, une nou­velle forme de Prov­i­dence ont-ils exclu du génome-type de l’écriture poé­tique le lyrisme appliqué aux idées militantes.

La biogra­phie de Voltaire par François Jacob.

Ce livre plein d’alacrité vient rap­pel­er que Voltaire a d’abord été un grand ver­sifi­ca­teur. Mais il nous mon­tre surtout que son engage­ment loin d’être inscrit dans ses gènes de poète, s’est con­stru­it. Sa car­rière com­mence par le théâtre, mode d’écriture le plus légitime de ce temps. Il faut s’imaginer Voltaire lisant, s’impliquant physique­ment dans ses dia­logues en vers, allant à la ren­con­tre, un peu comme Sartre (dont la postérité tend pareille­ment à effac­er le genre où il s’est en vérité le mieux illus­tré, dix­it Fran­cis Hus­ter). On croise des fig­ures pas tout à fait oubliées comme Mon­crif, on suit Voltaire dans une vie d’artiste qui requiert de bonnes dents voire des crocs. Le dix-huitième, sous la plume de François Jacob, mon­tre une réal­ité de la con­di­tion lit­téraire faite d’incessantes négo­ci­a­tions entre l’intellectuel et le pou­voir. Entre prince et poète l’admiration et la méfi­ance se côtoient et se con­juguent. Exaltée, la vie du grand écrivain n’est jamais soli­taire, comme sur cette gouache de Jean Huber repro­duite dans l’intéressant dossier icono­graphique couleur : on voit Voltaire à son lever en train d’enfiler son pan­talon en même temps qu’il dicte à son secré­taire. On sent que la pen­sée poli­tique et la poésie médi­ta­tive, la philoso­phie et la sci­ence cherchent à dire et con­quérir le monde tout à la fois. Ain­si, p 198, pou­vons-nous lire après une forte cita­tion du Poème sur le désas­tre de Lisbonne :

      « Ce mal­heur, dites-vous, est le bien d’un autre être. »
      De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;
      Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts,
      Le beau soulage­ment d’être mangé des vers !
Voltaire fait précéder la pub­li­ca­tion du Poème d’une pré­face dans laque­lle il prend, en des ter­mes qui pour­raient sur­pren­dre, la défense de Pope. Il dit penser comme lui « sur presque tous les points » et souhaite s’élever con­tre les abus qu’on peut faire de cet ancien axiome : tout est bien ». En effet, le « mot tout est bien pris dans un sens absolu, et sans l’espérance d’un avenir, n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie ». L’espérance devient pré­cisé­ment, après quelques hési­ta­tions, le dernier mot du Poème.

Loin des car­i­ca­tures, il faut le répéter, le poète engagé n’est pas mon­tré comme un bous­culeur de la total­ité des représen­ta­tions ; il a crû dans un ter­ri­toire et une épistèmê, à laque­lle, par son oppo­si­tion-même, il a contribué.

 

°

 

Som­bres lumières du désir de Gérard Mordillat

 

Le flot du pire

Sous le flot du pire
C’est l’heure de savoir
L’heure de réfléchir…

Ils sont nés sans mémoire
Dans la nuit fasciste
Ils vivent d’autodafés
Sous la loi de Lynch
Ils schlinguent
L’ordre brun du capital
S’enorgueillissent
De leur puanteurs
Une haine merdeuse et pleine
Qui les ravit

L’écriture de Gérard Mordil­lat vise moins des per­son­nes ou des groupes que les ten­dances, des ten­dances crim­inelles con­tenues dans nos façons de penser. Aus­si fait-il réson­ner entre eux les divers Aligne­ments, comme peu­vent être mis en cor­re­spon­dance les films d’action hol­ly­woo­d­i­ens et les vidéos des semeurs de terreur :

Aligne­ments des cimetières
Aligne­ments des stocks
… et des auto­mo­biles, des idées, des faits.

Exer­ci­ce de lucid­ité en ces temps qui s’annoncent bien cav­erneux, la poésie de Mordil­lat est directe, — quelque chose de l’élan de Diderot la pousse —, elle invite à l’intelligence en acte, elle ne demande pas pro­tec­tion, ne se drape pas de couleurs, elle s’engage :

Quoi ?
Pein­dre le feu sans y met­tre la main ?
Non !
(…)
Pein­dre la folie sans tutoy­er les fous ?
Allons !
Fini de rire,
Vouloir écrire
Sans con­naître le pre­mier mot
Que mon ancêtre simiesque
Articula ?

Dénonçant que le pre­mier chien venu pré­tende être Dieu, Gérard Mordil­lat se place délibéré­ment du côté de l’homme :
 

Chan­son
Les oiseaux
Les enfants
D’un même geste
(…)
Arrachent aux dieux
La nuit
Le temps…

En ces temps de tran­shu­man­isme et de ter­ror­isme (que je crois par­ticiper du même vieux socle d’idéalisme et de toute puis­sance), il est bon de lire :

J’ai trop appris à me taire
Pour d’un mot soign­er tes blessures
D’un rire cautéris­er tes plaies
Mais mon silence n’est pas sans tendresse
Il est le doux des phrases
Inex­primées dans l’être (…)

°

 

Déchets de Gio­van­ni Fontana

Tra­vail sur la langue, langue qui tra­vaille, grince et me rap­pelle la frêle embar­ca­tion où nous sommes quand nous parlons.

« Le poème com­mence par Voilà. Des propo­si­tions obscènes suc­cè­dent à des abjec­tions (…) soudain la poésie (qui) fait un clin d’œil au réveil de la rai­son ». Ain­si Serge Pey dans sa pré­face définit-il cet opus de Gio­van­ni Fontana.
Je repro­duis une page, avec les moyens typographique limités :

 

Au-delà de la différence. Au-delà du

temps et du lieu.

Des jeux reclassés en

massacres.

Ce sont des jeux qui représen­tent ce qu’on veut déplac­er et sup­primer.

Qui représen­tent ce qui est habituelle­ment déplacé et supprimé.

Qu’est-ce que tu veux ?

Tu veux sup­primer ce qui fait

mal.

Promouvoir ce qui semble vrai.

Qui sait. Qu’on sait. Ce qui se tient. Qui est bien tenu ».

— Je dirais que les banques.

Des vis­cères aus­si. Elles sont bien étudiées.

                Elles étu­di­ent bien la façon de recy­cler. Recy­cler la plu­part du non digéré.

 

C’est un livre mais aus­si un tableau, une vaste van­ité con­sti­tuée de coupures, de mots vers lesquels la main armée d’une paire de ciseaux s’est ten­due. Dans la per­for­mance qu’il a faite à Limo­ges le 20 mars dernier, il tail­lait dans le cor­pus de la presse du jour des ban­des faites de deux ou trois mots qu’il col­lait sur le blanc d’une muraille. La main de l’écrivain trace moins qu’elle ne retranche des éclats au con­tin­u­um des phras­es et des exper­tis­es ; c’est à chaque fois une ren­con­tre de l’œil en éveil et de ces tables sat­urées de lois et de slo­gans (cauchemar borgésien), c’est un exer­ci­ce d’attention, peut-être bien de renais­sance. On peut penser aux pre­miers mots de Bernard Noël, eux qui par­taient du blanc de la page assez sem­blable­ment que ceux de Fontana sont libérés de leur gangue d’évidence sourde et sat­urée. Ain­si, nous, lecteurs qui sommes poten­tielle­ment les déchets de ce rêve d’homme aug­men­té que les nou­veaux maîtres intro­duisent dans la tête du dormeur goyesque, — roseaux pen­sants écrasés par le fatal­isme et le rouleau com­presseur des dis­cours —, ren­con­trons-nous au fond de la poubelle ces mots, ces pau­vres mots que le moloch n’a même pas lu, ils devi­en­nent non de nou­veaux dis­cours, mais bien des clins d’œil au réveil de la raison.

 

image_pdfimage_print