Matthieu Bau­mi­er me demande d’écrire sur Alain Jégou et son « ate­lier poé­tique ». Voilà bien le genre de choses auquel je rechigne : d’autres sont plus qual­i­fiés que moi, j’ai con­nu Alain sur le tard (fin 2004, quand est née l’idée de « Papy Beat Gen­er­a­tion », écrit à 3 avec Lucien Suel). Mais c’est Alain et c’est pour lui, un mec excep­tion­nel comme il en faudrait des mil­liers à cette planète de mabouls, et puis le titre « Recours au poème » a quelque chose d’impérieux, d’injonction qui sauve des bas­tringues de l’enfer marc­hand, alors OK, je m’y colle….

Alain Jégou est né un jour après moi le 7 octo­bre, mais l’année dif­fère, 1948, à Lar­mor Plage. Auteur d’une quar­an­taine d’ouvrages et de mul­ti­ples con­tri­bu­tions, fasciné par la cul­ture amérin­di­enne qu’il a côtoyée en 1995 au Nou­veau Mex­ique et en Ari­zona, il a exer­cé pen­dant 28 ans le méti­er de marin pêcheur indépen­dant sur le « Skrilh Moor » (le « gril­lon de la mer » en bre­ton, la lan­gouste en français) puis l’Ikaria, imma­triculé au quarti­er mar­itime de Lori­ent. Pour le reste, je vais le laiss­er par­ler, textes parus sur le blog qui lui est con­sacré réal­isé par la médiathèque de Quim­per­lé, et ajouter « in infinité » le texte écrit à son atten­tion le surlen­de­main de son grand départ le 8 mai 2013.

 

« Lorsque j’avais cinq ans, mes par­ents ont quit­té la ville de Lori­ent pour s’installer en bord de mer, dans cette mai­son du Fort-Blo­qué dont j’ai hérité à la mort de mon père et où je vis aujourd’hui. Comme tous les mômes de l’après-guerre, j’ai eu ce priv­ilège de pou­voir vivre et m’éclater au grand air, libre de tous mes mou­ve­ments et déplace­ments sur ces rivages sauvages, pas encore bouf­fés par le bitume et le béton.

Le fait d’être né à si peu de dis­tance de l’océan a sûre­ment influé sur mes choix exis­ten­tiels et pro­fes­sion­nels. Et puis, plus tard, toutes mes années d’enfance passées à glan­der ou courir sur le rivage, cheveux au vent et les yeux sans cesse plongés dans tout ce bleu immense, avant qu’ils bifurquent vers les roplo­p­los nais­sants et popotins jolis des petites amoureuses esti­vales, j’pouvais vrai­ment pas y échapper.

 

C’est seule­ment vers l’âge de 12–13 ans que les belles années ont mal viré, lorsque mes par­ents, lassés de mes indis­ci­plines et je‑m’en-foutisme, ont décidé de me coller en pen­sion pour me faire appren­dre les bonnes manières et le goût du tra­vail, dans un bagne tenu par des cure­tons. J’ai sacré­ment mor­flé durant les 4 ans passés dans cette taule de mani­aques en soutanes ! Qua­tre ans de sévices et puni­tions qui ont fait de moi le rebelle et l’anticlérical que je suis et demeur­erai jusqu’à la fin de mes jours… 

 

Durant mes années de lycée à Lori­ent, une fois viré de chez les cure­tons de Redon, il m’arrivait fréquem­ment d’aller boss­er au port de pêche la nuit, au débar­que­ment du pois­son et lavage de la criée, pour me faire un peu d’argent de poche. De voir tous ces rafiots et ces for­bans de matelots qui roulaient leurs mécaniques sur les quais et dans les bistrots, a dû aus­si me coller quelques idées vagabon­des en tête.
L’idée a mis du temps à mûrir, car ça n’est qu’à l’âge de 28 ans, après avoir exer­cé quelques turbins ter­riens, comme manœu­vre du bâti­ment en Suisse durant quelques mois ou chauf­feur routi­er en France durant cinq ans, que j’ai signé pour mon pre­mier embarquement. 

 

« Quelques goé­lands, instal­lés con­fort­able­ment sur l’enveloppe du Bom­bard ou agrip­pés à la ram­barde du gail­lard, tels des véli­plan­chistes à leur wish­bone, houp­pette au vent et œil per­forant la bulle d’horizon, se font véhiculer gratos. Pas de petites économies d’énergie pour ces feignass­es notoires, même pas caps de plonger et de chas­s­er eux-mêmes pour se rem­plir la panse. Plus fas­toche de cueil­lir les boy­aux et les rejets de cap­tures hors taille, les déchets d’après virage, étri­page et triage, que de se mouiller le plumage pour cours­er les bancs de sprats, de sar­dines ou d’anchois, comme le font ces « abrutis » de fous de Bas­san, de macareux, de guille­mots ou de cor­morans. »

 

J’ai tou­jours été un môme bar­ré, rêveur, idéal­iste, à fleur de tripes, tares sans doute dues aux fées bre­tonnes un peu pom­pettes penchées sur mon berceau le jour de ma nais­sance. Déjà tout jeunot, j’ai tou­jours eu un faible pour les mar­gin­aux, les aven­turi­ers, tous ces êtres qui ont mené leur vie hors des clous, sans cal­culs, ni jamais se souci­er de la « nor­mal­ité. Qu’ils soient por­teurs d’une œuvre ou pas, ce sont ceux-là qui m’ont tou­jours paru les plus dignes d’intérêt. »
C’est au lycée que j’ai décou­vert Ker­ouac et les poètes de la Beat. « On the road », la grande beigne dans le bulbe ! J’avais eu la révéla­tion, c’était « beat­nik » que je voulais faire quand j’serais grand ! Après Rim­baud, Cor­bière, Cen­drars… un fran­gin de plus m’accompagnerait tout au long de mon chemin d’humain. Ces écrivains ont boulever­sé mon exis­tence, mais y’avait sans doute déjà quelque chose, une espèce de virus chopé à la nais­sance. J’ai trou­vé dans leurs œuvres matière à encour­ager et attis­er la petite flamme qui cra­mait déjà en moi. »

 

C’est Guy Benoît qui m’a per­mis de pub­li­er en revue pour la pre­mière fois. C’était en 1972, je crois. Il dirigeait la revue « Périmètre », pub­liée par Mil­las Mar­tin. J’avais adressé un man­u­scrit à Mil­las Mar­tin pour le prix François-Vil­lon, un long poème sur Artaud. « Vivi­sec­tion », ça s’appelait. Tout un pro­gramme ! C’était ma péri­ode « méchante déglingue ». Faut dire que je venais tout juste de débar­quer de Papeete et Mururoa quand j’ai écrit ça. La poésie, c’est de l’émotion pure et dure, tout un fatras de sen­ti­ments qui te remon­tent de la tripe, t’envahissent et te lâchent plus, ne te lais­sent aucun moment de répit tant que tu n’es pas par­venu à les étaler sur ta feuille de papi­er. Du sang, du foutre, de la sueur et des larmes, tout ce flux furib­ard de toi que tu ne maîtris­es pas, ce bouil­lon­nement intérieur qui fait vibr­er et mor­fler ton cœur d’humain ordinaire.
 

« Blasés branchouilles
Affalés dans le gris flétri
De leur ciel bouffi
Ancrés à une espèce
De sub­terfuge vital
Un paraître équivoque
Qui les ras­sure en sorte
Barbe de huit jours
Cato­gan désinvolte
Liquette nég­ligée
Large­ment ouverte
Sur un torse bombé
Et pour acces­soires notoires
Un 4 x 4 super maousse
Une gerce super sexy
Des gniards super chiants
Un clébard super connard
Une rési­dence super classe
Et tout le staff matériel
Qui posi­tionne son homme
Au sein d’une société
Qui crève d’iniquité »

 

Un foutu pro­gramme pour un furieux tem­po que tu t’efforces de retran­scrire avec tes mots. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes textes : vider mon sac à émo­tions en m’efforçant de trou­ver les tonal­ités et voca­bles appro­priés. Je pense que mes lec­tures de « L’ombilic des Limbes » et du « Pèse-Nerfs » d’Artaud, ain­si que celles de « Juke­box­es » et « Tatouages men­tholés et Car­touch­es d’aube » de Claude Pélieu, ont été pour beau­coup dans cette façon de déballer débrail­lé. Claude Pélieu est et restera à jamais le poète qui m’a le plus mar­qué et influ­encé. Sans lui, sans la décou­verte de ses bouquins, mon écri­t­ure aurait cer­taine­ment été toute dif­férente de ce qu’elle est aujourd’hui, Sans oubli­er les longues heures d’écoute des enreg­istrements de Thelo­nious Monk, Char­lie Park­er, Miles Davis, Chet Bak­er… ou de Jimi Hen­drix, Janis Joplin, Jim Mor­ri­son, Bob Dylan, Frank Zap­pa et bien d’autres. L’écriture s’est faite au fil des expéri­ences, mais aus­si des con­nivences et partages essen­tiels. Ce « style sim­ple, direct et totale­ment déjan­té », s’est imposé tout naturelle­ment, sans doute en réac­tion con­tre tous les dis­cours et ouvrages gon­flants imposés à mon jeune ciboulot en pleine ébul­li­tion, mais surtout pour affirmer, revendi­quer, mes aspi­ra­tions et affinités, avec la même force que mes rejets et exaspérations. 

Aujourd’hui, ça ron­ronne et minaude du voca­ble dans la plu­part des revues que je reçois. Le poé­tique­ment cor­rect, j’adhère vrai­ment pas. Au risque de pass­er pour un vieux con nos­tal­gique, je con­state qu’il y avait quand même bien plus de hargne, d’insolence et d’audace dans les revues de poésie des années 60–70 que dans tout ce qu’on peut lire aujourd’hui. A quelques rares excep­tions, c’est plus que bran­lettes de bulbe et gamahuchages d’ego. Rien à voir avec les gueu­lantes et barouds de mots qui s’étalaient sur les feuil­lets à l’époque. C’est tout mou dans le con-texte actuel et ça ne con-teste plus. Fla­grant signe des temps, même la poésie s’englue dans le dis­cours gon­flant. Le petit con-fort, la petite renom­mée, les petites con-nivences, suff­isent désor­mais au bon­heur des poètes du vingt et unième siè­cle débu­tant. Plutôt tris­tounet, tout ça, non ? »

 

 « La manne attend dans les fonds endormis. Dès les pre­mières leurs de l’aube, les pre­miers rayons suff­isam­ment fringants pour pénétr­er et per­for­er l’onde jusqu’au tré­fonds, elle sor­ti­ra de sa léthargie, s’extirpant de l’ombre rocheuse ou de la gangue de vase, pour se dégour­dir les pinces, la cara­pace ou les écailles, aller goûter aux joies du jog­ging sous marin et se pay­er ensuite une copieuse tranche de planc­ton en guise de petit déj. »

 

Extraits de «Passe Ouest / Ikaria LO686070 » (le nom du bateau d’Alain suivi de son numéro d’imatriculation au port de Lori­ent), et « Une meur­trière dans l’éternité / Bou­caille », d’Alain Jégou

 

” HELLO BROTHER CAPTAIN ALAIN”

 

Hel­lo broth­er cap­tain Alain
T’es par­ti pour de bon à ce qu’on dit
La mer au milieu
La terre dessus
Le ciel  dessous
Odeur de pois­caille et de nitroglycérine
Pour faire péter les vieux codes qui nous ont menés là
Fumet rock n’roll
Bas­tringue de peau sur la passe ouest
La poésie partout
Pein­tures nava­jos sur la langue
Trop belle ta langue
….

Que blab­later sur ta mort ?
Que tu m’as fait renaître à l’écriture
Que chaque fois à tes côtés c’était le mariage gai
Que l’esprit sain vaut mieux que le saint esprit bien que rien ne soit irréconciliable
Que faire ensem­ble « Papy beat gen­er­a­tion » m’a redonné goût à cette putain de vie
Que qui n’a pas lu « Ikaria LO », « Comme du vivant d’écume » ou ton last but not least « Une meur­trière dans l’éternité / Bou­caille » ferait bien de se grouiller, on peut crev­er à tout moment
Que j’ai mangé chez toi et Marie Paule les meilleures lan­goustines de la création
Que c’était indi­ci­ble de ser­rer dans mes bras ton corps amaigri la dernière fois qu’on s’est vus
Que DSK et Guéant ne savent même pas qui tu es, la honte !
Que tu joues les pois­sons-volant là haut, aux côtés de Char­lie l’Oiseau Parker
Que cette chimio de merde que tu as endurée pen­dant des mois sans moufter sur tes douleurs n’a servi à rien
Que Claude Pélieu te salue bien haut
Que Jack, Lawrence, Bill, Bob, Neal, Charles, plus tous les doux dingues anonymes qui ont eu le blaze de te con­naître te salu­ent bien haut
Que Lu, Karine, Pam, Joëlle, et toutes autres gonzess­es remar­quables te salu­ent bien haut
Que la flot­tille d’éditeurs qui t’ont pub­lié te salue bien haut
Que j’essaie de ne pas chialer mais que j’ai du mal
Que t’étais mon grand frère d’armes, et que nos armes fai­saient l’amour avec les mots et pas la guerre, même si ça fait rire au cré­pus­cule des crétins
Que je vais laiss­er là « Love is every­where » qui te bot­tait bien et sur lequel tu n’as pas eu le temps de boss­er en pri­ant la dive bouteille que les textes soient à la hau­teur, parce qu’y a rien à faire d’autre
Que bais­er la plus belle fille du monde en ton hon­neur ne chang­erait rien à l’affaire
Qu’il ne faut pas con­fon­dre le gril­lon de la mer avec celui du foyer
Qu’à part mon père et mon fils, ce qui est paraît-il bien nor­mal, je n’ai pas adoubé tant d’hommes que ça
Que mal­gré le dra­peau noir plan­té dans le cœur, je n’ai pas de haine car tu m’as écrit un jour que tu étais con­tent de me connaître
Qu’on ne t’oubliera pas, que tu étais un vrai poète, que tu étais un homme libre, qu’on don­nera ton nom à une rue de Lori­ent, et toutes ces con­ner­ies con­v­enues des hom­mages de crevaille
Que je vais fumer un gros joint en écoutant les Doors,  parce que j’ai besoin de notre musique plus que de filles faciles
Que tu étais l’initié par­fait qui sait la sim­plic­ité des grands mystères
Que sans le savoir tu m’as aidé à pay­er ma dette à quelques vieux elfes déjan­tés au nom secret qui roupil­laient dans mon ventre
Que le con­gre de ser­vice dit tou­jours ouigre
Que t’avais le cœur en bouil­l­abaisse d’espèces nobles et que le mien passe de méd­i­na en confettis
Que je pense à ta compagne
Que je n’en ai pas fini avec toi
Que ça va chi­er dans les filets
Hel­lo broth­er captain
T’en as bavé sur la fin
Mais pen­dant longtemps
La pêche a été bonne

Jean Azarel / 8/5/2013

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