« …regarder le lan­gage comme action »

P. Valéry, Cahiers, XXVI, p. 446

 

Dans le début des années qua­tre-vingt-dix, quelques-uns des pre­miers lecteurs de Tête d’Or écrivent à l’auteur leur admiration.

Celle-ci, on le perçoit net­te­ment, ne va pas à ce que l’auteur appelle au même moment « l’idée du livre »[1]–le mes­sage spir­ituel ou moral qu’il porte, selon lui, mais que la plu­part de ces lecteurs, experts pour­tant, n’ont pas perçu, ou qu’ils ont perçu, cela arrive, d’une manière que l’auteur n’avait pas prévue. Elle ne va pas davan­tage à des qual­ités formelles, le plus sou­vent sen­ties et don­nées (par Mock­el, par exem­ple, ou par Rég­nier, ou par Mir­beau) comme insuff­isantes. Elle ne va pas à une struc­ture, ou, comme dit Jean Rous­set dans un livre célèbre où il est briève­ment ques­tion de Tête d’Or, à un « schème »[2]. Elle va tout entière à la force du livre. C’est en 1893, après avoir lu La Ville, que Mal­lar­mé dira : « j’admire comme cela sourd et la force du jet »[3]. Mais Maeter­linck, dès décem­bre 1890, par­le de sa lec­ture de Tête d’Or comme d’une « tem­pête », men­tionne les « coups de marteau » que le livre lui a don­nés sur la tête, invoque le mon­stre Léviathan et le comte de Lautréa­mont. Schwob évoque son « sai­sisse­ment », dit avoir sen­ti « quelque chose d’extraordinairement fort »[4]. Ver­laine loue « la forte imag­i­na­tion »[5]. Mir­beau admire « l’énorme souf­fle » et « mille détails puis­sants »[6]. Gour­mont com­pare le drame à une « eau-de-vie un peu forte pour les temps d’au­jour­d’hui »[7].

La con­ver­gence est man­i­feste ; la seule lec­ture de Tête d’Or exerce sur ces pre­miers lecteurs l’action « immé­di­ate et vio­lente » qu’Artaud (qui quelque trente-cinq ans plus tard mon­tera au théâtre Alfred Jar­ry un acte du « traître » Claudel) allait deman­der bien­tôt au théâtre[8]. On peut s’interroger sur les ressorts de ce pou­voir. Est-ce à cause du « mag­nétisme ardent des images » ? Est-ce parce que le drame mon­tre une « action poussée à bout, et extrême » ? Est-ce en rai­son de « l’athlétisme affec­tif » dont on pour­rait le créditer et parce qu’il ne craint pas « d’aller aus­si loin qu’il faut dans l’exploration de notre sen­si­bil­ité nerveuse »[9] ? Ou bien est-ce parce que, tour­nant le dos aux per­fec­tions de la forme, aux usages du méti­er, aux injonc­tions des arts d’écrire, ce drame sauvage, bar­bare (« ter­ror­iste », aurait dit Paul­han) par­faite antithèse de la « pièce bien faite », a pu sem­bler alors à quelques-uns, et spé­ciale­ment à Mir­beau, se situer là même où se situ­ait, dis­ait-on, Rim­baud : hors de la lit­téra­ture[10] ?

Il n’est pas facile de répon­dre, et cela d’autant moins que cette exal­ta­tion est tout de même retombée ; et que, me sem­ble-t-il, le juge­ment plus bal­ancé (trop bal­ancé ?) de Jean Rous­set : « belle pièce juteuse » mais drame de jeunesse encore tâton­nant et inabouti[11], ral­lierait aujourd’hui plus facile­ment les suf­frages. Michel Lioure par­le de manière com­pa­ra­ble des « bal­bu­tiements poé­tiques de l’apprenti »[12]. Claudel lui-même n’est pas le dernier à accuser la « mal­adresse » d’une pièce qu’il lui arrive de déclar­er « illis­i­ble », et qu’il refuse de laiss­er jouer : œuvre, écrit-il en 1949, « non de [son] imag­i­na­tion, mais de [son] cœur »[13]. Or, s’il est vrai (comme Claudel avait pu le lire chez Baude­laire) que « la sen­si­bil­ité du cœur n’est pas absol­u­ment favor­able au tra­vail poé­tique », et même qu’elle « peut nuire », et qu’en tout cas « la sen­si­bil­ité de l’imagination est d’une autre nature »[14], cela sig­ni­fie que Tête d’Or (en dépit de l’affection que l’auteur peut lui con­serv­er) ne peut être qu’une œuvre d’art impar­faite, loin de l’opus miran­dum qu’est par exem­ple Le Souli­er de Satin.

Ces réserves, pour­tant, n’ôtent rien de sa per­ti­nence au ques­tion­nement sur la force : bien au con­traire. Puisque tout le monde, et jusqu’à l’auteur, est d’accord pour accuser les insuff­i­sances et les défail­lances de la forme, il faut bien que la valeur (et c’est elle qui nous intéresse) soit ailleurs : dans le jus, comme dit Rous­set[15], dans le jet, comme dit Mal­lar­mé, dans le jail­lisse­ment et la puis­sance chao­tique, comme dit Gaé­tan Picon[16], dans l’éruption ou dans le soulève­ment, comme dit l’auteur[17] –c’est-à-dire, chaque fois, on le voit bien, non dans les ver­tus de la chose faite, d’une œuvre, d’un ergon, mais dans la vigueur d’une energeia, dans le déploiement d’une force. 

C’est ce que je voudrais ten­ter de préciser.

 

Force et forces

C’est dans une étude con­sacrée au livre de Rous­set, juste­ment, que Der­ri­da le notait: « com­pren­dre la force en son dedans », ce serait l’affaire du « créa­teur », en aucun cas celle du cri­tique[18]. Mélan­col­ique obser­va­tion, qui sem­ble ne nous laiss­er d’autre choix que le silence ou la recon­ver­sion… Pour ce qui est de Tête d’Or, toute­fois, le cri­tique a la pos­si­bil­ité de s’assurer que cette ques­tion de la force n’est aucune­ment extérieure à l’œuvre, aucune­ment mécon­nue par elle. L’œuvre tisse au con­traire un réseau lex­i­cal, séman­tique, extrême­ment dense autour des notions de force, d’effort, de puis­sance, et des notions et valeurs invers­es d’impouvoir, d’asthénie, de faib­lesse (224)[19], de paresse (213), d’ennui, de défail­lance. Le drame lui-même (le texte du drame) invoque con­stam­ment, et même mas­sive­ment, soit pour affirmer sa présence, soit pour lamenter son absence, cette même force dont on l’a crédité, et qui se trou­ve être ain­si à la fois le sujet de l’œuvre, son thème, ce dont elle par­le, et la qual­ité qu’on lui recon­naît : à la fois son motif et sa ver­tu.

Il faut observ­er par ailleurs que la force invo­quée dans Tête d’Or est le plus sou­vent indéter­minée : non pas la force, ni telle force, mais une force. Par exemple:

 

Je me suis cru un pou­voir plus qu’humain, une force (216)[20]

 

ou plus haut :

 

               Car une force est en moi (108)

qui reprend le pro­pos antérieur d’un des veilleurs :

 

               Mais en vérité il y a une force en lui (59)

 

Ces asser­tions ne sont pas pure­ment con­sta­tives : mais dis­crète­ment excla­ma­tives, on le voit, dis­crète­ment lyriques, elles notent une sur­prise, un émer­veille­ment devant la puis­sance dont le sujet est l’hôte. La force de la force est telle qu’elle inter­dit au lan­gage de se refer­mer exacte­ment sur elle, de l’enfermer, de la définir ; le lyrisme, l’exclamation, sig­na­lent ici que l’objet du dis­cours est un inef­fa­ble, ou en tout cas qu’il y a en lui de l’ineffable et de l’inconnaissable.

Claudel, cepen­dant, qui est là comme ailleurs le pre­mier inter­prète de Claudel (inter­prète impérieux quoique sans raideur, et dont les com­men­taires com­man­dent encore aujourd’hui depuis l’outre-tombe tant de livres, de thès­es, d’articles, qui lui sont con­sacrés) Claudel, donc, avant tout autre, a indiqué un nom pour la force à l’œuvre dans Tête d’Or. Dans sa let­tre à Mock­el de 1891, il l’a nom­mée le désir, invi­tant ain­si à lire tout le livre selon le sens moral, comme une fable sur le désir. Ce mot se lit du reste à plusieurs repris­es dans le texte de 1890 et dans celui de 1893–94. Ain­si, dans le grand dia­logue de la sec­onde par­tie avec Cébès, ce vers :

 

Un désir rapace m’entraîne en avant par ce lieu d’horreur ! (99)

 

qui invite à iden­ti­fi­er le désir avec le mou­ve­ment même du drame.

Citons encore :

 

               et je porte un désir en moi (131)

              

               j’ai été un homme de désir (211)

 

Tête d’Or […] ne por­tait plus qu’un désir inex­tin­guible (217)

 

Certes il y avait un désir en lui (242)

 

Cette dernière réplique, qui appar­tient à la Princesse, s’entend comme une reprise du : « en vérité, il y a une force en lui », déjà cité, et cette sub­sti­tu­tion, à l’heure de l’épilogue, pour­rait être tenue pour indice d’une coïn­ci­dence par­faite entre la « force » et le « désir », légiti­mant du même coup une lec­ture allé­gorique du type de celle que Claudel pro­pose dans sa let­tre à Mock­el : si la Princesse « représente toutes les idées de douceur et de suavité », si Cébès « est » l’homme ancien et la faib­lesse pitoy­able, Tête d’Or, alors, peut bien « être » ou « représen­ter » la force du désir et le drame entier peut se lire comme une allé­gorie du jeu du Désir et de la Sagesse.

Il faut cepen­dant rap­pel­er que ce Claudel qui craint si peu de « traduire » en idées ses per­son­nages est le même qui ailleurs se fait un devoir de rap­pel­er que « rien ne sig­ni­fie qu’en exclu­ant la tra­duc­tion »[21] ; le même encore qui dans une note de tra­vail rel­a­tive au sec­ond Tête d’Or estime qu’il faut qu’il « reste tou­jours quelque chose d’inconnu »[22]. Comme d’autres com­men­taires de Claudel, la let­tre à Mock­el des­sine ce que j’appellerai un schème séman­tique, c’est-à-dire un principe général d’organisation du sens, qui est évidem­ment très utile et très éclairant, mais qui, indi­quant après coup un sens déjà fait, risque par là-même de nour­rir un malen­ten­du : changeant en dit le vouloir dire, en énon­cé l’énonciation, l’élicitation[23] en expo­si­tion, et for­cé pour dire le mot de détach­er son atten­tion de l’effort ‑de « l’horrible effort » (32)- que le mot doit faire pour se dire, le com­men­ta­teur risque de se laiss­er dis­traire de cet essen­tiel qu’est le jail­lisse­ment pathé­tique du sens. Il risque, en d’autres ter­mes, de con­cen­tr­er l’attention sur le sens en tant que résul­tat, quand ce qui importe, c’est le sens comme acte, c’est-à-dire comme drame

Et il risque encore (même si Claudel a bien soin de rap­porter cha­cun de ses per­son­nages à une gerbe d’idées plutôt qu’à une mai­gre idée esseulée) de nous dis­traire du cha­toiement du sens, de son iri­sa­tion, de son trem­blé, de ses moirures.

Cette force, en effet, dont les pul­sa­tions, les temps forts ou faibles, ryth­ment le drame, n’est pas unifi­able sous un seul con­cept, elle est sus­cep­ti­ble au con­traire de recevoir, entre l’ouverture et l’épilogue, des couleurs extrême­ment divers­es, d’investir des formes mul­ti­ples : elle peut se man­i­fester comme désir, assuré­ment, ou comme « volon­té » ou encore comme « effort », mais aus­si comme espoir et comme colère, ou comme « haine », ou comme « vengeance » (153) ou comme « indig­na­tion » (104), com­man­de­ment d’avoir à « sor­tir » (213), puis­sance de sub­ver­sion, d’arrachement à « l’ennuyeuse semaine » (216), à « l’obstacle des choses » (247), rébel­lion con­tre « la Puis­sance qui main­tient les choses en place » (198), gerbe d’intensités brandie con­tre les paress­es et les iner­ties. Ailleurs, elle peut se nom­mer «nausée » (104) ou « spasme » (55), et par­fois « fureur du mâle » (34) et par­fois aus­si « esprit » (108) et ailleurs encore se don­ner comme « vie » (207) ou comme « voix ».

Le per­son­nage de Tête d’Or est évidem­ment le sup­port prin­ci­pal de cette force ; le prin­ci­pal, non le seul. Dans un drame qui se soucie en général fort peu d’individualiser le dis­cours de ses per­son­nages, le roi, ou les veilleurs, ou Cébès, ou d’autres, peu­vent ponctuelle­ment se trou­ver chargés d’une vigueur égale à celle du héros. Il est curieux d’observer que la voix du rossig­nol, qui s’entend à deux repris­es dans la deux­ième par­tie, est qual­i­fiée de la même manière exacte­ment que la voix de Tête d’Or : Cébès la salue d’une excla­ma­tion : « O voix forte » (58) qui anticipe à peine sur l’admiration du veilleur pour la voix « forte et perçante » du héros (59) puis sur la procla­ma­tion de Tête d’Or sur le point de devenir roi : « Je suis la force de la voix » (125).

Bien loin d’être l’attribut d’un ou même de plusieurs per­son­nages, ce motif : la force court ain­si comme le furet à tra­vers tout l’espace du drame, cir­cule comme une aigu­ille dans le tis­su de l’œuvre. Ce qui est en cause, en effet, ce n’est pas d’abord un sujet puis­sant ; mais une force –non définie– qui habite (momen­tané­ment) un sujet. Plusieurs épisodes met­tent d’ailleurs en scène l’afflux ou le retrait de cette force, oblig­eant ain­si à la con­cevoir indépen­dam­ment du héros, comme une puis­sance qui peut sans rai­son appar­ente l’investir ou l’abandonner. C’est par exem­ple, à la fin de la sec­onde par­tie, le moment où s’étant fait proclamer roi Tête d’Or sem­ble tout à coup s’éveiller d’un rêve ou d’une crise de som­nam­bu­lisme: « Qui suis-je ? qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ? » (148). C’est aus­si bien au début de cette même par­tie  le « réveil » de la Princesse vêtue de sa chape d’or (« je ne sais plus qui je suis en vérité », p. 67), puis le brusque dés­in­vestisse­ment qui précède sa sortie:

[…]La dame belle et illus­tre qui par­lait tout à l’heure n’est plus

Et à présent, voyez-moi, ce n’est plus que moi-même, la pau­vre fille […]. (76–7)

 

C’est encore la transe de Simon au milieu de la pre­mière partie :

 

Un esprit a souf­flé sur moi et je vibre comme un poteau !

–Cébès, une force m’a été don­née (34)

 

La référence biographique à l’illumination de Notre-Dame est prob­a­ble ; mais cela n’interdit pas de songer aus­si aux « forces supra-humaines » qui investis­sent les héros d’Eschyle (ces êtres bias­the­is, « for­cés ») et en les investis­sant don­nent du même coup aux poèmes où ils parais­sent leur dimen­sion pro­pre­ment trag­ique[24].

Les deux batailles livrées dans la sec­onde et la troisième par­ties relèvent de la même analyse, et appa­rais­sent elles aus­si comme de pures épipha­nies de la force. Pas ques­tion ici de stratégie, de manœu­vres, de hasard heureux, d’un Blüch­er qui arrive à point, etc. ; seul entre en ligne de compte le déclenche­ment irré­sistible d’une panique, d’une « peur de masse ». Les deux batailles symétriques, héroïques, qui sont aus­si deux coups de théâtre, man­i­fes­tent l’empire absolu des forces, le car­ac­tère imprévis­i­ble, sou­verain, de leur afflux et de leur retrait.

L’examen du décor peut con­duire à des con­clu­sions sim­i­laires. Le Très Grand Arbre de la pre­mière par­tie, ou le Cau­case de la dernière avec sa « ter­rasse élevée », ses « arbres colos­saux »[25] et sa « for­mi­da­ble  tranchée ver­ti­cale » définis­sent des sites sub­limes, où la force a élu domi­cile. Tout est fait pour que cette tranchée d’où mon­tent « des bruits de roues et de har­nais » ait l’air d’avoir été per­cée à tra­vers la mon­tagne par ou pour la ruée de cette Armée qu’on entend, mais qu’on ne voit pas. Cette mise en espace exem­plaire vise à ren­dre sen­si­bles depuis la salle la prox­im­ité et le jeu d’une Force qui, comme toute force, reste invisible.

« Face-à-face sépara­teur » entre la salle et la Force, aurait dit peut-être Rous­set, s’il en avait dit quelque chose. Je préfèr­erai par­ler pour ma part d’un dis­posi­tif visant l’invisible. Ce qui du reste pour­rait être une déf­i­ni­tion de Tête d’Or tout entier : dis­posi­tif visant à véri­fi­er depuis le vis­i­ble la con­sis­tance d’un invis­i­ble, lequel se donne à éprou­ver comme force.

 

Formes et forces

La ques­tion des forces, on le sait, a fasciné toute la fin du siè­cle de Schopen­hauer à Loïe Fuller en pas­sant par Niet­zsche et Alfred Fouil­lée ‑sans par­ler du jeune Valéry. Claudel ne fait pas excep­tion. Et l’exemple de Rodin, qu’il a con­nu de près, n’était pas de nature à le faire chang­er d’orientation, s’il est vrai que l’œuvre de l’amant de Camille est essen­tielle­ment une ten­ta­tive pour représen­ter l’Energie[26].

Bien sûr, ni la sculp­ture, ni la lit­téra­ture ne peu­vent se pass­er des formes ; l’invisible ne peut être appréhendé (pressen­ti) sans la médi­a­tion d’un vis­i­ble ou d’un lis­i­ble. Don­ner à percevoir des forces, cela ne peut se faire qu’en présen­tant des formes tra­vail­lées par la force. Il suit que le tra­vail que je pour­su­is ici exig­erait d’être pro­longé par une étude atten­tive des formes de la phrase claudéli­enne, de ses hyper­boles et de ses images (s’il est vrai que « la force des mots croît avec leur dis­corde »[27]) ; et aus­si par un exa­m­en des jeux de scène et de la gestuelle ; et encore par une analyse du vers, qui est sans cesse pen­sé, tout au long de la car­rière de Claudel, au moyen de la notion d’accord, sans doute, mais aus­si des notions d’obstacle, et de choc –donc de force.

Faute d’espace, je lais­serai ces tâch­es momen­tané­ment de côté pour m’attacher plus spé­ciale­ment à l’examen d’un motif qui m’intéresse tout spé­ciale­ment parce qu’il est un de ceux qui per­me­t­tent de réduire la dif­férence entre la force et la forme. Ce motif est celui du cri.

On par­le beau­coup dans Tête d’Or ; mais on crie aus­si beau­coup. (Notons en pas­sant cette coïn­ci­dence remar­quable: c’est en 1893, au moment où Claudel s’apprête à récrire Tête d’Or à Boston qu’Edvard Münch à Âsgarstrand peint Le Cri, par­a­digme de la « pein­ture de l’âme » et pre­mière grande toile de l’expressionnisme[28]). Le cri n’est pas seule­ment l’expression d’un pathos –atten­due peut-être dans un drame, mais ici sin­gulière­ment fréquente. Il est encore un « thème », un motif, un objet de dis­cours : on le racon­te, on s’en sou­vient. Cébès crie (en par­ti­c­uli­er au moment de mourir) ; le roi crie ; et plusieurs veilleurs, et Cas­sius, et le tri­bun du peu­ple et la princesse lorsque le déser­teur la cloue… Tête d’Or crie sou­vent, et même il « rugit » (207). Lorsque Cas­sius racon­te la dernière bataille, il « racon­te » le cri que le roi pousse « d’une voix épou­vantable » au moment où il reçoit la blessure:

 

Oh !

quel cri clair et aigu nous l’entendîmes pouss­er, comme la grande Pal­las quand elle se sen­tit saisie par le Satyre, 

Tel que le sou­venir en fait

Vibr­er encore nos os comme des instruments !

Et nous recon­nûmes la voix, comme la femme qui entend l’homme crier. 

Et nous criâmes aus­si et nous nous pré­cip­itâmes en avant. (197)

 

Très riche tis­su d’associations, qui sex­u­alise forte­ment et curieuse­ment l’épisode (à trois vers de dis­tance, le héros est femme puis homme à nou­veau). Le cri a évidem­ment quelque chose à voir avec ce que Jean-Claude Morisot appelle « l’exaltation de la vie et de l’énergie sans pen­sée »[29] ; c’est une man­i­fes­ta­tion sonore du Leben­skraft, de l’intensité de la vie. Rien d’étonnant par con­séquent si on l’entend de préférence soit au moment où la vie se retire, soit au moment où elle com­mence, dans cet instant (si claudélien) de la nais­sance:

 

Tu ne res­pi­rais pas alors que tu étais dans le ven­tre de ta mère, […]

Et, étant sor­ti d’elle, tu res­pi­ras et tu pous­sas un cri !

Et moi aus­si j’ai poussé un cri,

Un cri, comme un nou­veau-né, et j’ai tiré l’épée acérée et brûlante, et j’ai vu

L’humanité s’écarter devant moi comme la sépa­ra­tion des eaux ! (101)

 

Le cri est ici un équiv­a­lent de l’épée, et tout au long du drame, la force de la voix est un indi­ca­teur de la force du per­son­nage. J’ai cité déjà le pro­pos d’un des veilleurs, qui admire la voix « forte et perçante » (59) de Tête d’Or. Plus loin, « quelqu’un » observe:

 

               Il a une voix étrange et qui agit sur le cœur

               Comme une corde, et elle donne des notes (125)

 

C’est ici la voix (ailleurs le cri, on l’a vu) qui « agit sur le cœur », la voix et non l’idée, non le sens, non pas la parole. Le texte du sec­ond Tête d’Or asso­cie et oppose à plusieurs repris­es la voix et la parole. C’est Tête d’Or qui proclame, à la suite des vers que je viens de citer :

 

Je suis la force de la voix et l’énergie de la parole qui fait (125)

réu­nies donc en sa per­son­ne, et néan­moins dis­tin­guées. La même dis­tinc­tion a déjà été for­mulée plus haut (« Qu’as-tu donc avec toi ? –La voix de ma pro­pre parole ! (24)[30]) puis au début de la deux­ième par­tie, alors que tout le monde attend l’annonce du prob­a­ble désas­tre et que le rossig­nol se met à chanter. « Que dis-tu, oiseau ? », demande alors Cébès, qui poursuit :

 

Mais tu n’es qu’une voix et non pas une parole (58)

 

La voix dit-elle quelque chose ? Ici l’opposition, le mais qui sépare les deux phras­es, sug­gère que l’oiseau ne dit pas, ne dit rien, rien d’articulé, en tout cas, la voix (telle plus tard Ani­ma) refuse « son adhé­sion à toute énon­ci­a­tion dis­tincte »[31]. Il n’est pas dou­teux pour­tant qu’elle veut dire. Elle veut dire à la façon des arbres du pro­logue qui « par­lent avec un dis­cours sans mots, dou­teuse­ment » (12). La voix, le cri, par­lent ain­si, ils por­tent un sens mais « con­fus », non délié, fuyant, inar­tic­ulé, à quoi le sym­bol­isme en général (les « petites voix » de Ver­laine, « l’inexprimable » de Rim­baud, l’allusion de Mal­lar­mé) a été con­stam­ment atten­tif. Et ce qu’ils dis­ent ain­si a d’autant plus de force qu’ils le dis­ent, juste­ment, sans mots : par des signes involon­taires, non arbi­traires, non con­ven­tion­nels, des sons « accrochant la pen­sée et tirant »[32]. Le signe et la chose sig­nifiée sem­blent ici avoir été créés « en fonc­tion l’un de l’autre, comme […] s’il y eût de l’un à l’autre une espèce de con­ti­nu­ité »[33].

 

L’indiciel

La sémi­o­tique de Peirce dis­tingue, on le sait, dif­férents types de signes. Elle dis­tingue en par­ti­c­uli­er le sym­bole (tous les signes arbi­traires pro­pre­ment dits) et ce qu’elle nomme indice, par quoi elle désigne une trace sen­si­ble du phénomène : une fumée, une empreinte de pas, un soupir. Dans le lan­gage de Peirce une voix, un cri, sont des indices. La part de l’indiciel dans le texte même de Tête d’Or est con­sid­érable.

Soit ce que j’appellerai le « cat­a­logue des éten­dards », au début de la troisième par­tie. Ces éten­dards sont bien enten­du des signes ; mais des signes qui ressor­tis­sent à dif­férents régimes de sens. Les com­men­taires du cat­a­logue s’attardent d’habitude sur deux ou trois exem­ples, sou­vent les mêmes : l’image « salu­taire » de la Croix, com­prise comme sym­bole de la con­ver­sion; l’image du Soleil, où l’on recon­naît une image de l’Un, et de la saisie du Divers par l’Un. Sans doute. Mais les éten­dards ne se lais­sent pas tous déchiffr­er de cette manière:

 

D’autres encore ! et ils ne mon­trent rien de cer­tain, mais ils ressem­blent à un champ de sar­rasin en fleurs,

Ou à l’azur plein de feuilles de poiri­er qu’irise la trame des cils, ou à une irrup­tion d’abeilles, ou à la mer séduisante ! (185)

 

Signes incer­tains, donc, peu ou pas déchiffrables, si sem­blables aux choses mêmes qu’on doute s’ils peu­vent encore être des signes. Un peu plus haut, on lit ce vers (absent de la pre­mière version) :

 

D’autres dra­peaux sont verts comme les champs, et de l’herbe y est attachée, et des poils d’animaux, et des osse­ments, et des sacs de terre (184)

Le signe est ici claire­ment un indice, ou un agré­gat d’indices : frag­ments arrachés à la chose même, ter­ri­toire ou totem. On appelle coupure sémi­o­tique la dif­férence du signe et de la chose, de la carte et du ter­ri­toire. Non seule­ment le signe se situe ici en amont de la coupure sémi­o­tique, en deçà de l’arrachement pri­maire, mais ces osse­ments et ces « sacs de terre » fixés à la hampe du dra­peau man­i­fes­tent avec force le refus de cette coupure, le désir de con­tr­er l’arrachement. L’étendard, ici, n’est pas autre chose qu’un morceau prélevé sur le ter­ri­toire et que l’on emporte avec soi, jusqu’au Cau­case, s’il le faut. Pas de signe moins arbi­traire ; pas de signe plus chaud, plus archaïque aus­si, moitié signe, moitié fétiche, sat­uré de mana, de puis­sance sour­de­ment mag­ique: c’est un signe bour­ré de force, un signe, comme aimait à dire Claudel, « chargé »[34], un signe aus­si que le lan­gage ne saura jamais épuis­er, dont il ne pour­ra jamais venir à bout –mais grâce à quoi peut-être, « l’instinct muet »[35] donne à enten­dre ce qu’il veut dire.

Claudel (ce même Claudel qui plus tard ne crain­dra pas de proclamer : J’ai trou­vé le secret; je sais par­ler[36]) se définit à deux repris­es dans la let­tre à Byvanck de 1894, comme quelqu’un « qui apprend à par­ler »[37]. Le recours à l’indiciel est sol­idaire d’une nos­tal­gie du signe plein, d’une impa­tience devant les « signes d’institution »; mais sol­idaire aus­si d’un non-savoir, d’une « inhab­ileté fatale » (et salu­taire), d’un empêche­ment de la parole (qui ici, dans cette œuvre d’avant la con­ver­sion défini­tive, doit sans doute se com­pren­dre aus­si comme le manque  de la Parole). 

L’indice, écrit Peirce en effet, se soucie moins des sig­ni­fi­ca­tions que d’ « amen­er l’auditeur à partager l’expérience du locu­teur en mon­trant ce dont il par­le »[38]. Et il écrit encore : « L’indice n’asserte rien ; il se con­tente de dire : ‘‘Là !’’. Il s’empare de notre regard, et le force à se tourn­er [forcibly directs our eyes] vers un objet par­ti­c­uli­er, et s’arrête là »[39]. Le sym­bole au fond n’est qu’un rêve (« a mere dream »[40]) mais l’indice (que Peirce en anglais nomme index, et qu’il com­pare à un doigt qu’on pointe pour ori­en­ter le regard d’autrui[41]) est insé­para­ble d’une dynamique et d’une force et d’une con­trainte ; il procède par « com­pul­sion aveu­gle ». La force bien sûr peut être sol­idaire d’un sens, ne serait-ce que parce qu’elle est ori­en­tée : on la fig­ure par un vecteur, elle s’exerce dans une direc­tion. Mais de la force, et de l’indice, on attend autre chose qu’un sens : le témoignage d’une présence.

Sen­tir la force, l’éprouver, c’est sen­tir qu’il y a là, tout près, quelque chose, ou quelqu’un qui est avec moi-même dans un cer­tain rap­port. C’est sen­tir, comme dis­ait Michel de Certeau, « qu’il y a de l’autre » ; ce qui, ajoutait-il, est le « fonde­ment de la foi »[42].

 

 

 


[1] Let­tre de Claudel à A. Mock­el, CPC, I, 140.

[2] Jean Rous­set : Forme et sig­ni­fi­ca­tion, essai sur les struc­tures lit­téraires de Corneille à Claudel, Cor­ti, [1962] rééd. 1992.

[3] CPC I, 41

[4] CPC, I, 146

[5] CPC II, 273.

[6] CPC, I, 147

[7] Remy de Gour­mont : « L’auteur de Tête d’Or », Le II° Livre des Masques, Mer­cure de France, 1898.

[8] Artaud, Le théâtre et son dou­ble, Idées/Gallimard, 1968, p. 129

[9] Artaud, id, p. 195 sq., 130, 133

[10] Mir­beau estime que Tête d’Or est  « plus qu’une œuvre d’art » (CPCI, 148). On rap­prochera le juge­ment de Fénéon sur les Illu­mi­na­tions, en 1886 : «Œuvre enfin hors de toute lit­téra­ture, et prob­a­ble­ment supérieure à toute.»

[11] Jean Rous­set : Formes et sig­ni­fi­ca­tion, J. Cor­ti, [1962] rééd. 1992, Intro­duc­tion, p. xi et p. 176.

[12] M. Lioure : L’esthétique dra­ma­tique de PC, A. Col­in, 1971, p. 190.

[13] Th. I, Gal­li­mard, Pléi­ade, 1967, p. 1249.

[14] Baude­laire : « Théophile Gau­ti­er », , in OC, Gal­li­mard, Pléi­ade, II, p. 116.

[15] « Jus de la vie ! force et acqui­si­tion ! Ah ! toute force et sève ! » s’écrie Simon, Th. I,  p. 181.

[16] His­toire des lit­téra­tures, Gal­li­mard, Pléi­ade, vol. III, 1967, p. 1274.

[17] Th. I, p. 1249 et 1250.

[18] J. Der­ri­da : « Force et sig­ni­fi­ca­tion », L’Ecriture et la dif­férence, Points/Seuil, 1979, p. 11.

[19] Les chiffres entre par­en­thès­es ren­voient au texte de l’édition Folio, Gal­li­mard, 1973.

[20] On songe à Rim­baud, for­cé­ment: « moi qui me suis cru mage ou ange… »

[21] « Un poème de Saint-John Perse », O. en prose, Gal­li­mard, Pléi­ade, 1965, p. 620.

[22] Note de tra­vail de 1894 ( ?). Th. I, p. 1248.

[23] Claudel dans une let­tre à J.-R. Bloch, citée dans M. Lioure : op. cit. p. 47. Elic­i­ta­tion, du latin eli­cio, tir­er de, faire sor­tir ; avec sans doute (comme sou­vent chez Claudel) une con­t­a­m­i­na­tion par l’anglais to elic­it :obtenir, ou même arracher (une promesse, un aveu). Absent de la plu­part des dic­tio­n­naires français, le verbe éliciter fig­ure dans le TLF avec deux cita­tions de Claudel.

[24] V. J‑P. Ver­nant : « Ebauch­es de la volon­té », in Mythe et tragédie en Grèce anci­enne, Maspéro, 1972, p. 45 sq.

[25] Tout cela rap­pelle aus­si curieuse­ment les décors de La Walkyrie de Wagner.

[26] V. Leo Stein­berg : Le Retour de Rodin, [1972] trad. fr. Mac­u­la, 1991, et mon arti­cle « Le dur com­pagnon : Claudel et Rodin », RSH, «Claudel », automne 2005.

[27] Comme dis­ait M. de Certeau, La Fable mys­tique, 1, Gal­li­mard, « Tel », 1995, p. 174

[28] Le Cri appar­tient à une série, « La Frise de la Vie », qui com­prend égale­ment la Voix (1893) Cen­dres (1894), Anx­iété (1894).

[29] Morisot : Claudel et Rim­baud, Minard, 1976, p. 352. Ce rêve de vigueur prim­i­tive s’incarne, note-t-il, en par­ti­c­uli­er dans Tête d’Or.

[30] La 1° ver­sion dit seule­ment : « ma pro­pre parole ».

[31] « A la ren­con­tre du print­emps ». O Pr p. 938.

[32] Rim­baud, let­tre à P. Deme­ny, in OC, Gal­li­mard, Pléi­ade, 1972, p. 252

[33] P. Claudel : Au Milieu des vit­raux de l’Apoc­a­lypse Gal­li­mard 1966, p. 57.

[34] Inspiré vraisem­blable­ment par la descrip­tion des bla­sons dans Les Sept con­tre Thèbes d’Eschyle, ou dans l’Elec­tre d’Euripide, comme l’indique Espi­au de la Maëstre. Mais la com­para­i­son avec Eschyle (par exem­ple) où les bla­sons sont entière­ment déchiffrables et déchiffrés éclaire surtout par les dif­férences constatées.

[35]V. la let­tre à Mock­el de 1891, dans laque­lle Claudel définit le vers ce qui sert à « représen­ter le rap­port de l’instinct muet et du mot proféré », CPC I, p. 141.

[36] Claudel: Cinq Grandes Odes, in Oeu­vre poé­tique, Gal­li­mard, Pléi­ade, p. 231.

[37] CPC 2, p. 271.

[38] Draft of ‘Grand Log­ic’, Col­lect­ed Papers of C. S. Peirce, vol.. 4, éd. Hartshorne, Har­vard U. P., 1931, p. 56. 

[39] ‘On the alge­bra of log­ic : a con­tri­bu­tion to the phi­los­o­phy of nota­tion », The Writ­ings of C. S. Peirce. Vol. 5, ed by C. Kloe­sel et al., Bloom­ing­ton: Indi­ana U. P., 2000, p. 163.

[40] Draft of ‘Grand Log­ic’, op. cit.

[41] « I call such a sign an index, a point­ing fin­ger being the type of the class », ibid.

[42] M. de Certeau : La Fable mys­tique, op. cit. p. 269.

 

 

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