Com­ment répon­dre à la demande qui m’est faite d’évoquer mon expéri­ence de tra­duc­tion des Nove­nari ? « Expéri­ence » : voilà pré­cisé­ment ce qu’il con­vient d’entendre, et dont il faut mesur­er la teneur bien plus éthique que « littéraire ».

Un pre­mier point tout d’abord, qui n’aura que l’apparence d’un para­doxe. Je n’aime pas traduire de la poésie ; sans doute parce que je ne la com­prends vrai­ment que si je la traduis — et que cette com­préhen­sion est exigeante, elle ne va pas sans trou­ble… Il est plus sim­ple de laiss­er le poème au stade de la lec­ture, qui indéfin­i­ment s’agrège à d’autres, ce qui fait un mur­mure inces­sant dont la con­ti­nu­ité dis­pense d’interroger le détail : car il faudrait alors décou­vrir la vasti­tude de ce qui s’arrête enfin, de ce qui tient et hante de son écho presque éper­du un lieu intime que le sim­ple cours de la vie refuse, et pour son bien, de vis­iter trop sou­vent. Traduire m’attire et m’inquiète. On ne sort pas indemne de l’opération, et cela suf­fit à s’en dis­penser le plus pos­si­ble, avant qu’insiste à nou­veau une parole qui ne se con­fond avec aucune langue par­ti­c­ulière : prenant forme, bien sûr, dans celle par laque­lle on a soi-même accédé au lan­gage, mais qui est telle cepen­dant que toute réal­i­sa­tion dans sa pro­pre langue som­bre dans l’oubli sitôt qu’elle existe, et ne fait aucune force, aucune cer­ti­tude. En un sens, ne sert à rien. Et l’on est à nou­veau les mains vides. (Ou faudrait-il dire qu’on traduit parce qu’on ne par­le jamais vrai­ment que sa langue, et que cette langue, on ne cesse de la chercher ?)

Quel repos, à l’inverse, de traduire des choses moins essen­tielles, que l’on veut sim­ple­ment faire con­naître à d’autres pour l’usage tout instru­men­tal qu’on en eut soi-même, ou pour le seul plaisir de la lec­ture ! Cela ne va pas sans fécon­dité, qui est, met­tons, d’enseignement et de con­ver­sa­tion, par quoi un com­merce se pour­suit. Sans le sen­ti­ment heureux, aus­si, d’une sorte de maîtrise du tra­duc­teur dans sa pro­pre langue, comme est celle d’un vio­loniste, pour repren­dre les mots de Proust à Madame Strauss, qui réus­sit à « se faire son son » : alors, même s’il s’agit d’une tra­duc­tion de hasard et d’un ser­vice en effet mineur, ou plutôt parce qu’il s’agit de cela, c’est encore l’allure et le rythme pro­pres d’une langue intérieure qui se don­nent à percevoir, le lecteur y serait-il peu sen­si­ble parce que les vies dif­fèrent, et, avec elles, la capac­ité à enten­dre — et à désir­er savoir ce que vivre veut dire.

 

*

 

Ce repos, je l’ai éprou­vé en traduisant d’autres poèmes de Remo Fasani que les Nové­naires. Aus­si bien n’est-ce pas la « poésie » qui est véri­ta­ble­ment en cause. Car il est tout à fait indif­férent de traduire la plu­part des textes — sans par­ler de cette inces­sante vari­a­tion que fait naître dans l’esprit toute tra­duc­tion réal­isée (il m’est arrivé de traduire plusieurs fois la même chose, ain­si avec Fasani, pré­cisé­ment : je veux dire de ne pas me sou­venir que j’avais déjà traduit tel poème, et de le décou­vrir à nou­veau, en lecteur, avec l’impression intacte de quelque chose qui demandait à pren­dre place dans ma langue — et plus encore dans la forme imprimée que je voulais lui don­ner. Inutile de dire qu’au moment où le sou­venir reve­nait — tar­di­ve­ment par­fois —, les résul­tats que j’avais sous les yeux étaient très dif­férents l’un de l’autre. Mais à chaque fois, anankè stanai : voilà un état, qui pour­rait être tout autre, on le sait à chaque instant. Et cet état fait curieuse­ment mesur­er sa com­plé­tude à l’ampleur des pos­si­bil­ités intactes qu’il laisse devin­er.) Traduire peut ren­dre ser­vice, comme on dit d’ordinaire ; ou que l’on vient, ce faisant, combler un oubli, ajouter ce qui man­quait au réper­toire d’une langue pour que celle-ci pénètre dans on ne sait quel pan­théon des grandes œuvres, où nul n’habite. (Mais jamais per­son­ne, en vérité, n’avait rien oublié, la ques­tion ne se pose pas en ces ter­mes ; toutes les sig­ni­fi­ca­tions ne sauraient appa­raître en même temps, indépen­dam­ment de la teneur des exis­tences. L’histoire et la durée les ren­dent incom­pat­i­bles dans l’espace d’une vie et même de plusieurs généra­tions, et nul ne saurait repli­er le livre sur lui-même, comme les anges de l’Apocalypse.) Si je lis la tra­duc­tion d’une œuvre écrite dans une langue que je ne con­nais pas (et bien sûr, de ces langues, j’ignore la qua­si-total­ité), il me suf­fit d’y savour­er la mienne en son usage à la fois noble et com­mun. La justesse ne s’établit que dans le son qu’on entend ; et celui dont on rêve pos­sède, on le sait bien, exacte­ment la même tonal­ité. Quant à savoir quel abîme sépare et unit tout ensem­ble la langue qu’on ignore et celle que l’on con­naît, que m’importe en ce cas ? Je vois vivre pour un temps, qui suf­fit à ma mesure, ce qui m’était inac­ces­si­ble, ce dont je n’avais même aucune idée, et qui se met à exis­ter sous la seule forme que je puisse percevoir : mais à con­di­tion que cette forme soit, pré­cisé­ment, française, et comme un ajout incal­cu­la­ble : l’évidence, quoi qu’on fasse, que quelque chose aura existé. Une autre langue prête un nom d’occasion à une région très som­bre que l’on igno­rait encore. De loin en loin, c’est une autre guise d’être qui paraît, avant que les choses à com­pren­dre et à éprou­ver ne retrou­vent leur éti­age de patience et d’oubli. En ce sens, on traduit pour ren­dre le présent très ancien ; pour que se fasse en lui comme un creuse­ment, et que la res­pi­ra­tion s’y déploie, plus pro­fonde et plus libre que l’aujourd’hui. À moins, nulle « expéri­ence de la tra­duc­tion », et nulle fécon­dité de son rap­port à la vie.

 

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Oui, une res­pi­ra­tion, une allure, un air. C’est cela qu’il me sem­blait trou­ver chez Remo Fasani plus que chez tout autre, et que je ren­con­trai comme ce bien essen­tiel dont j’avais eu le pressen­ti­ment en traduisant le Pétrar­que latin ou la prose du Cala­man­drei de l’Inven­taire d’une mai­son de cam­pagne, dis­crète et allu­sive comme un soupir (un pressen­ti­ment qui se véri­fi­ait même, par­fois, lorsque des ser­mons inédits d’Augustin pre­naient à cette table forme française, dans le sou­venir du livre XI des Con­fes­sions ou du dernier de la Cité de Dieu). Dans chaque cas, c’est bien « entre deux mon­des », tra due mon­di, que l’on se trou­ve. Sit­u­a­tion diverse­ment thé­ma­tisée chez ces auteurs, et cepen­dant tou­jours la même en son principe comme en ses effets — ce souf­fle étageant, libérant l’existence. Inutile de dire com­bi­en cette sit­u­a­tion pou­vait à elle seule désign­er la tâche du traducteur.

Ici venaient con­courir les élé­ments en apparence les plus dis­parates, comme sem­blent au pre­mier regard les strates d’une vie. Il y avait eu un voy­age dans le Val Bre­gaglia, à Soglio, à Bor­gono­vo, à Stam­pa, où les traces de Rilke comp­taient moins que celles de Jou­ve et de Gia­comet­ti, face aux « dents dif­formes du mal­heur » à quoi le poète voulait faire ressem­bler la chaîne du Badile, puis — il ne s’en fal­lait que de pass­er le ver­rou des lacs — à Sils-Maria bruis­sant de présences et de vent. S’ajouta la lec­ture d’A Sils-Maria nel mon­do et d’autres recueils de Remo Fasani, dont des tra­duc­tions paraî­traient par la suite. Mais il y avait surtout, issue à la fois des livres et des lieux, mon­tagnes et val­lées tout ensem­ble, la per­sis­tance d’une inter­ro­ga­tion sur cette sit­u­a­tion inter­mé­di­aire, à quoi, tra­vail­lant alors sur Pétrar­que, il me sem­blait que l’œuvre, toute œuvre équiv­alait, non seule­ment en sa déf­i­ni­tion phénoménologique telle qu’un Husserl la pro­po­sait dans ses Ideen, mais en son essence même, si prob­lé­ma­tique et invéri­fi­able. Les mots célèbres de Pétrar­que dans ses Mémorables (velut in con­finio duo­rum pop­u­lo­rum con­sti­tu­tus ac simul ante retroque prospiciens), l’hésitation inter­val­laire si fréquem­ment répétée dans ses let­tres (ancip­i­ti in biv­io sum) se con­juguaient à des rêves anciens, comme ceux que les Dis­ticha Cato­nis avaient bien du mal à réduire à une sagesse pra­tique : Illum imitare deum, partem qui spec­tat utramque, « imite ce dieu qui regarde l’un et l’autre côté », sou­venir et désir, passé et avenir d’un Janus devenu chré­tien, tout autant que domaine de l’esprit et domaine du monde. Sous cette lumière, l’utraque for­tu­na de Pétrar­que com­plé­tant, récrivant Sénèque, se met­tait à sig­ni­fi­er à la fois l’existence humaine en son état d’inquiétude aspi­rant à un peu prob­a­ble équili­bre, cette impos­si­bil­ité pour­tant réal­isée d’un état non sta­ble, d’une incon­stance con­sti­tu­ante, le creuse­ment du présent habité par les autres temps (ain­si exem­plaire­ment chez l’auteur du Can­zoniere, chez Baude­laire, chez Proust, et bien sûr chez Dante…), la mag­nif­i­cence du monde mais aus­si son mou­ve­ment et sa dis­pari­tion, et le sus­pens de l’œuvre « entre deux mon­des », en effet, ce « l’un et l’autre », utrumque, tou­jours à for­muler, à vivre autant que pos­si­ble, ne fût-ce qu’au prix d’une œuvre elle-même tou­jours à repren­dre, et seule dimen­sion où cette dou­ble pos­tu­la­tion puisse se fig­ur­er à défaut de s’étreindre ; ain­si, de Lac­tance à Pétrar­que, à Fasani — avec en lui ce sup­plé­ment d’un sourire intérieur venu d’Orient —, à Bon­nefoy aus­si bien, cette rêver­ie sur l’Y pythagoricien (« Une nou­velle let­tre qui n’est pas essen­tielle pour l’écriture, mais essen­tielle pour la vie », écrivait Pétrar­que), Her­cules in biv­io, ce car­refour où il fau­dra bien choisir, alors que toute langue, peut-être, et tout désir même apaisé, sait dire uni­ment les deux chemins. Il y avait un flot­te­ment, un vague essen­tiels, ren­dus plus néces­saires encore en un temps de quan­tifi­ca­tion bru­tale, de pré­ci­sion tech­nique ou clinique.

 

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Or cet air, cette allure ou cette lib­erté ten­ant pour ain­si dire « l’un et l’autre » dans la même main — et qui ont dans les mots écrits leur équiv­a­lent tout ensem­ble con­cret et sym­bol­ique, comme l’aura de Pétrar­que, comme celle de Fasani à Sils-Maria, qui est sus­pens entre deux mon­des ; ain­si encore des Nové­naires : E io, sospe­so fra due mon­di (…), Ché una ed anche altra è sem­pre / la sorte stes­sa del poeta (…), Oh potes­si io pure ind­uar­mi / e andare per l’una e per l’altra —, tout cela n’était pas sans par­en­té avec l’activité de tra­duc­tion, qui me les fai­sait goûter tout autrement, et de façon plus déci­sive que n’eût été le seul souci du com­men­taire ou de l’écriture seconde.

J’aimais assuré­ment, quand ils par­laient de tra­duc­tion, les mots d’Horace, de Cicéron ou de Jérôme, d’une si grande général­ité qu’elle con­fi­nait, en sa clarté, à l’énigme. Mais man­quait en eux l’évidence d’une lib­erté, que je voy­ais admirable­ment dite par Pétrar­que lorsqu’il évo­quait l’idée qu’il se fai­sait de l’imitation — celle qu’il reprochait ailleurs à Mac­robe de n’avoir pas conçue lorsque l’auteur des Sat­ur­nales repre­nait à son compte la let­tre de Sénèque sur le tra­vail des abeilles com­paré à celui de la lec­ture et de l’écriture :

 

Curan­dum imi­ta­tori ut quod scrib­it sim­i­le non idem sit, eamque simil­i­tudinem talem esse oportere, non qualis est imag­i­nis ad eum cuius ima­go est, (…) sed qualis fil­ii ad patrem. In quibus cum magna sepe diver­si­tas sit mem­bro­rum, umbra quedam et quem pic­tores nos­tri aerem vocant, qui in vul­tu inque oculis maxime cer­ni­tur, simil­i­tudinem illam fac­it, que sta­tim viso fil­io, patris in memo­ri­am nos red­u­cat, cum tamen si res ad men­su­ram redeat, omnia sint diver­sa ; sed est ibi nescio quid occul­tum quod hanc habeat vim. Sic et nobis prov­i­den­dum ut cum sim­i­le aliq­uid sit, mul­ta sint dis­si­m­il­ia, et id ipsum sim­i­le lateat ne dep­re­hen­di pos­sit nisi taci­ta men­tis indagine, ut intel­li­gi sim­i­le queat potiusquam dici,

 

« l’imitateur doit veiller à ce que, dans ses écrits, la ressem­blance ne soit pas iden­tité ; que cette ressem­blance ne soit pas comme celle d’une image à celui dont elle est l’image (…), mais comme celle d’un fils à son père. Même s’il y a sou­vent une grande dif­férence d’allure de l’un à l’autre, une sorte d’ombre et ce que nos pein­tres appel­lent un air, qui se dis­tingue surtout dans le vis­age et les yeux, font une ressem­blance impérieuse, qui nous rap­pelle le père dès que nous avons vu le fils. Et pour­tant, à l’examen, tout est dif­férent ; mais il y a je ne sais quoi de caché qui a ce car­ac­tère. De même pour nous : faisons en sorte, quand il existe une ressem­blance, de main­tenir toutes sortes de dis­sem­blances, et de cacher cette ressem­blance même afin qu’on ne puisse la décou­vrir que par une recherche silen­cieuse de l’esprit : et la ressem­blance, alors, se donne à com­pren­dre plus qu’elle ne se laisse dire » (Fam. XXIII, 19, 11–13, à Boccace).

 

Oui, la ressem­blance, « l’air » étaient décisifs, et, ma foi, l’éloignement que le texte célèbre de Wal­ter Ben­jamin sur la tra­duc­tion man­i­fes­tait à l’égard du pre­mier con­cept me parais­sait bien étrange. Et plus que le mot qui venait à Paul Ricœur pour évo­quer ce qu’est une tra­duc­tion, « une équiv­a­lence sans iden­tité », j’appréciais l’intuition de Pétrar­que d’une « ressem­blance sans iden­tité », un air en effet, d’emblée capa­ble d’espace et de temps, de lieu en lieu, de paysage en paysage, de généra­tion en généra­tion. Quelque chose que l’on retrou­vait à mots cou­verts dans le traité pour­tant très strict de Leonar­do Bruni, De inter­pre­ta­tione rec­ta, lorsqu’il avait cette ful­gu­rance d’associer dans la tâche du tra­duc­teur l’ora­tio­nis effi­gies (quel mer­veilleux con­cept !) à la ver­bo­rum pro­pri­etas. Mais cette « effigie », ce por­trait d’une manière de dire, ne se laisse pas plus aisé­ment décrire que l’air dont par­lait Pétrar­que. Impérieuse­ment présents, en effet, mais impérieuse­ment libres.

 

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Les Nové­naires ont cette sou­veraine lib­erté ; et celle-ci les rend par­ents, avant même qu’il soit ques­tion de les tourn­er en une autre langue, de la tra­duc­tion soumise à ressem­blance et trou­vant en sa soumis­sion l’air où respir­er une forme de fil­i­a­tion. Il serait trop long de dire ici ce que cette notion de ressem­blance doit à son aînée théologique, telle qu’Augustin par exem­ple la décrit dans son com­men­taire de la Genèse. Nous y trou­ve­ri­ons, du reste, la même évi­dence impérieuse et non cir­con­scrite : par quoi j’entends cette ressem­blance à un Dieu qu’il est impos­si­ble de définir, d’où suit que l’homme porte en lui-même ce signe de l’indéfinissable qu’en son ordre la var­iété des langues ne cesse d’affirmer : aus­si indéfiniss­able, donc, que celui à qui il ressem­ble en cela même. — Mais restons sur ce plan de la lib­erté que j’évoquais (il n’est pas si éloigné du pre­mier) : quelle chose étrange — mais bien con­nue… — que de la voir sour­dre de l’extrême con­trainte, celle de 99 poèmes de 9 vers de 9 syl­labes, qui cepen­dant emprunte l’allure d’une sorte de jour­nal, où nous sommes indéfin­i­ment au cœur, dans le nom­bre et hors du nom­bre, de même que le jour­nal est dans le temps et cepen­dant, dans sa tem­po­ral­ité même, « immo­bile e col­ore dell’eterno », comme le dit le poème « Alle date » des Dediche ; de même aus­si que l’énoncé d’une forme, en sa descrip­tion tech­nique, ne saurait prévoir les fig­ures d’absence et de présence qu’elle ne cesse de porter en elle, tels ces nuages et ces brumes où le monde, chez Fasani, se fait et se défait. Rien ici qui se resserre : la brièveté des textes fait au con­traire enten­dre comme une mélopée de l’un à l’autre, un chant indéfi­ni à quoi il est dif­fi­cile de ne pas associ­er une allure de la vie, non sans impli­ca­tions éthiques. Et, entre l’un et l’autre, comme des aires où le regard peut se repos­er ; une sorte de sfu­ma­to qui en vérité est de l’ordre de la plus grande pré­ci­sion, comme il l’est en pein­ture. Il n’y a pas, chez Remo Fasani, de nugae canorae, pour repren­dre le mot d’Horace ; mais quelque chose au con­traire de très adhérent au monde, où l’on respire la pléni­tude de la réal­ité — cela même dont l’oubli par le présent fait par­fois vers­er le poème, très légitime­ment, dans la dimen­sion cri­tique de la dénon­ci­a­tion. Et cepen­dant c’est la per­cep­tion du monde la plus pré­cise et la plus adhérente qui invente l’œuvre comme déhis­cence, comme dis­cré­tion, afin qu’il y ait en ce monde un ordre libre et inas­sim­i­l­able à tout autre. Et cela crée cette per­cep­tion si pré­cieuse, ce flot­te­ment qui prend le lecteur, comme une ape­san­teur, un efface­ment de la dual­ité de l’intérieur et de l’extérieur, ou l’on ne sait quelle magie ressem­blant à ce que l’on éprou­vait, enfant, sur les mon­tagnes d’une fête foraine, ici et ailleurs tout à la fois.

 

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J’employais le terme d’éthique (et le car­refour, l’Y, en furent tou­jours la fig­u­ra­tion, à la croisée des chemins), car il est sûr que des choix formels, qui sont essen­tielle­ment des choix de mesure, en tous les sens du terme, empor­tent avec eux une sub­stance morale déci­sive : comme est le choix de con­tem­pler plutôt que de saisir, d’accueillir plutôt que de crier, de s’effacer plutôt que de s’imposer, afin que la lib­erté soit sauve. Rien de rare ni de forcené qui risque de crev­er le tis­su des jours. L’essentiel nous est tou­jours com­mun. Ce qui implique aus­si des choix de langue. Se (…) c’è una lin­gua in cui si deve far poe­sia, ques­ta è la lin­gua di tut­ti, non quel­la dei pochi ; la lin­gua del­la comu­nità, non quel­la del­la tribù, écrit Fasani pour s’opposer à la mode des dialectes, mais, tout autant, au repli sur soi comme à tout esprit de pos­ses­sion. Les Nové­naires rap­pel­lent ce souci dans l’un des poèmes, le tren­tième. Au demeu­rant, l’excès dans la langue se révèlerait vite défaut dans l’ordre même qu’il pour­suit, man­quant au com­bat, au tra­vail véri­ta­bles : Quel­li che, dici, han­no lot­ta­to / furiosa­mente con la lin­gua. / E io dico : Ma sen­za grazia. / Non è, la loro, la tremen­da / lot­ta d’un ange­lo e d’un uomo. Remo Fasani s’est tou­jours opposé au « sper­i­men­tal­is­mo delle ultime avan­guardie, che è tale anz­i­tut­to per la vio­len­za fat­ta al mez­zo espres­si­vo : in let­ter­atu­ra, alla lin­gua ; nelle arti, alle forme, ai col­ori, ai suoni. Ciò sig­nifi­ca rispec­chiare la vio­len­za di cui tra­boc­ca il nos­tro tem­po. Niente di male finché si vuole denun­cia­r­la : il pec­ca­to è più grave, quan­do si finisce per incre­men­tar­la. E che ciò sia accadu­to, qua­si ogni roman­zo del nos­tro tem­po lo dimostra. Si è entrati in un cir­co­lo vizioso, da cui si esce solo se alla vio­len­za si antepone, o si sa anteporre, l’armonia. L’alimento di cui oggi il mon­do ha più fame », c’est-à-dire, aus­si bien, de poésie, si la poésie, ten­ant « l’un et l’autre », accom­plit ain­si le sens du mot har­monie en son éty­molo­gie même, cette union, cet appariement.

 

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Et voilà qui est aus­si leçon de tra­duc­tion. C’est peut-être cela qui m’attire le plus, cette allure générale de l’existence ; bien plus en tout cas que toute espèce de con­sid­éra­tion tech­nique sur une manière de traduire — et laque­lle au juste, si elle procède de tant d’autres plans ? Si je songe, traduisant, au priv­ilège accordé à l’octosyllabe, qui se coule si aisé­ment dans l’oreille française, mais aus­si à des vers plus longs par­fois, pairs encore, ou plus courts, sou­vent, et se débrouil­lant plus ou moins bien avec la var­iété d’accent de l’original au sein d’une même mesure, parce que la brièveté est rythme en soi, pourvu que l’évidence de la phrase garde sa sim­plic­ité, et parce que quelque chose en effet — cela soit dit sans assur­ance, sans preuve — donne à la nat­u­ral­ité de l’allure comme un mètre sans nom­bre, la tra­duc­tion reste sans démon­stra­tion, de même que la négo­ci­a­tion entre tra­duc­teur et auteur est faite de plus de secrets que de cer­ti­tudes. Mais tout cela importe peu : ces élé­ments ne comptent pas vrai­ment. Ain­si de ce qui demeure tech­nique, méti­er ou habi­tude. En revanche, ce qui revêt la plus haute impor­tance, c’est ce qui relève de l’ordre éthique, qui prend ici la forme de la respon­s­abil­ité : non seule­ment parce que toute ressem­blance sup­pose réponse et engage­ment, par quoi se sig­nale le fait de vivre à son tour, et de vivre dans la con­science de ce qui précède comme de la fin pour­suiv­ie, mais parce qu’un lecteur est respon­s­able de ce qu’il lit, comme un auteur de ce qu’il écrit et un tra­duc­teur de ce qu’il traduit ; et que dans cette manière d’être présent au monde et à autrui paraît la dig­nité ou l’indignité de ce qu’ils don­nent à ce qui les entoure : l’harmonie qu’ils lui pro­curent, ou la désunion où ils le pré­cip­i­tent. Le silence de Fasani, sa dis­cré­tion, le peu de rumeur de ses textes où bruis­sent pour­tant les régions si vastes qu’ouvre l’attention, voilà ce qu’il s’agit de traduire ; et voilà aus­si pourquoi la tra­duc­tion, l’« inter­pré­ta­tion », pour repren­dre le mot tout aus­si juste que les Latins don­naient à la pre­mière, s’étendent à la plus large man­i­fes­ta­tion pos­si­ble de cette forme de vie : traduire, c’est-à-dire aus­si veiller au pas­sage d’une œuvre, donc d’un ens imag­i­nar­i­um, à l’univers matériel auquel il lui fau­dra appartenir, et tenir ensem­ble l’une et l’autre de ces don­nées ; répon­dre en effet, et de la langue où ne cesse de se percevoir le mur­mure intérieur, et de la tra­duc­tion matérielle qui en sera faite : la total­ité d’un livre, son papi­er, son for­mat, son car­ac­tère, sa mise en page, sa fac­ture, le monde humain qu’il con­voque pour sim­ple­ment exis­ter à son tour. Je n’imagine guère la tra­duc­tion sans ce devoir, sans le fait d’inventer aus­si l’instrument de sa per­cep­tion, dans les ter­mes qui lui don­neront sa justesse, et qui m’ont fait choisir d’éditer des livres et de les com­pren­dre ain­si, car ain­si seule­ment aurai-je traduit. J’aime Proud­hon, j’aime Balzac pour cette rai­son — oui, parce qu’ils furent aus­si des imprimeurs ; ou Descartes, qui sur­veil­lait, inven­tait matérielle­ment tous ses livres ; ou Pétrar­que encore, évo­quant la blessure que lui fit le heurt d’un gros vol­ume de Cicéron, qu’il recopiera bien­tôt de sa main. Inter­pres, le mot latin du tra­duc­teur, est sans doute le plus juste à cet égard : car l’enjeu de la tra­duc­tion, pour qui en effet traduit, et non pour le lecteur qui n’en sait finale­ment rien, est beau­coup plus risqué que celui du com­men­taire, de la cri­tique, ou de ce qu’on appelle d’ordinaire inter­pré­ta­tion ; et il est bon de mesur­er l’ampleur de ce risque en le faisant sor­tir de l’abîme intérieur : en sachant imprimer, en con­ver­sant avec les con­duc­teurs de machines, en pub­liant pour des amis con­nus ou incon­nus, en mesurant la beauté des livres mais aus­si la coû­teuse pré­car­ité du com­merce auquel ils appar­ti­en­nent. L’un et l’autre. Peut-être n’y a‑t-il pas d’inter­pre­ta­tio sans cet engagement.

 

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Voilà pourquoi je ne cite pas ici ma tra­duc­tion des Nove­nari ; non que je veuille en faire mys­tère, ni, en vérité, que j’en conçoive des craintes. Mais elle ne se sépare pas d’un livre à venir — je veux dire de ce peu de chose d’expérience, qui nous rap­pelle que nul ne peut faire l’économie des lieux et des temps. Sans cela, la tra­duc­tion demeure ce qu’elle est trop sou­vent, je ne sais quelle occu­pa­tion de let­tré rebap­tisé « passeur », avec bien sûr sa part de ver­tige qui ne va pas sans délec­ta­tion, et son écho de col­lo­ques en procé­dures d’autorité. Non, il y a comme une con­vo­ca­tion, fût-ce au plus hum­ble et au plus mod­este, et c’est à elle qu’on accepte ou non de répon­dre — libre de choisir de plus bruyants pres­tiges. Et puis il con­vient aus­si de rester fidèle à un moment tout par­ti­c­uli­er que je garde bien vivant à l’esprit : celui d’une vis­ite à Grono, il y a quelques mois, soucieux de voir celui que j’avais déjà traduit sans le con­naître, et dont je m’apprêtais à pub­li­er la ver­sion française de quelques poèmes précédés des let­tres que Cristi­na Cam­po lui avait écrites. Deux amis m’accompagnaient, et c’est à eux aus­si que je songe ; l’un d’eux tra­vaille lui aus­si aux livres, l’autre est pein­tre et vient à l’instant de ren­tr­er d’un séjour dans les lieux de Sils et de la Mesol­ci­na, qu’il a dess­inés par hom­mage. Je garde de cette ren­con­tre le sou­venir d’un prodigieux allége­ment : oui, d’une sorte de légèreté intense, d’une infinie déli­catesse de parole et d’être. Je repar­ti­rais avec un texte que je n’avais jamais lu, les Nove­nari : et je perçus alors, dans ces pages encore muettes, tout ce qu’elles traduisaient.

 

 

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