Entre écri­t­ure du désas­tre et poésie d’un monde déshumanisé

On décou­vri­ra, plus bas, des poèmes de cer­tains auteurs évo­qués dans cet article. 

 

Bien que la France et la Pologne aient une his­toire com­mune impor­tante, que les liens lit­téraires entre les deux pays ne soient plus à démon­tr­er, que Paris pos­sède une célèbre « librairie polon­aise » depuis 1833, le poète né à Cra­covie ne peut man­quer d’être sur­pris du peu de cas fait à la lit­téra­ture con­tem­po­raine, et par­ti­c­ulière­ment à la poésie polon­aise en France. Bien sûr, des auteurs polon­ais sont traduits, étudiés même, dans des cer­cles assez con­fi­den­tiels. Pour un lecteur « fran­coph­o­ne », pour­tant, accéder aux œuvres des prin­ci­paux poètes polon­ais du 20e siè­cle n’est pas évi­dent, en dehors des revues de poésie qui éclairent ici ou là tel ou tel auteur, ou bien de quelques recueils épars pub­liés dans l’une ou l’autre col­lec­tion, en fonc­tion des goûts des édi­teurs et / ou des tra­duc­teurs. Peu de choses récentes. Dont la belle antholo­gie du mou­ve­ment des sca­man­drites, et de sa revue, menée par Roger Legras, passeur pas­sion­né de poésie polon­aise s’il en est (Les sca­man­drites. Antholo­gie de la poésie polon­aise, L’Age d’Homme, 2004), et celle des édi­tions Folle Avoine, Ter­ra nul­lius, 70 pages parues en 2004. Je reviendrai une autre fois, en ces pages, sur l’important vol­ume con­sacré aux sca­man­drites. Pour l’instant, je souhaite pro­pos­er au lecteur d’aller vers la poésie de Pologne à tra­vers un autre ouvrage, celui dirigé par la spé­cial­iste de l’Institut d’Etudes Slaves, et pub­lié dans ce cadre, Maria Delaper­rière, par ailleurs auteur d’un autre titre de référence, Les avant-gardes polon­ais­es et la poésie européenne chez le même éditeur.

L’épais vol­ume con­sacré par Maria Delaper­rière à la poésie polon­aise du 20e siè­cle regroupe des études sur les dif­férents moments de cette poésie, des mono­gra­phies sur huit poètes et une belle antholo­gie. Le tout con­fié à des spé­cial­istes sérieux et pas­sion­nants. Il y a, notons-le, tout de même deux Nobels dans le lot des poètes présen­tés et étudiés : Czes­law Milosz et la regret­tée Wis­lawa Szym­bors­ka, qui nous a quit­té il y a peu. De cette poésie, on pour­rait dire ce que Tadeusz Rósewicz a écrit de son pro­pre travail :

J’ai vingt-qua­tre ans
Con­duit aux abattoirs
J’ai survécu

[dans Le Rescapé, 1947]

Car une des par­tic­u­lar­ités de cette poésie est d’avoir vécu, en effet, au cœur des deux prin­ci­paux total­i­tarismes du 20e siè­cle, le nazisme et le com­mu­nisme stal­in­ien, d’avoir existé et survécu sous ces deux bottes. Par le com­pro­mis par­fois, l’exil sou­vent, le silence aus­si. Si bien que le paysage poé­tique polon­ais de ce début de 21e siè­cle réu­nit des écrivains qui pub­li­aient « libre­ment » sous le régime com­mu­niste, d’autres qui ont con­stru­it leur œuvre con­tre le nazisme ou bien en face de la cat­a­stro­phe qu’ils perce­vaient être ce monde, celui de 1945 comme de 1968. S’ajoutent à eux une généra­tion nou­velle : celle des poètes qui main­tenant s’affrontent au cap­i­tal­isme déchaîné, dans un pays, il faut le remar­quer, où la poésie est d’une impor­tance cap­i­tale, impor­tance presque incom­préhen­si­ble vu de Paris. Un exem­ple : dans les cinq années qui ont suivi la chute du com­mu­nisme, près de 600 000 poètes ont pub­lié leurs travaux en Pologne. Ain­si, la poésie polon­aise du 20e siè­cle est avant tout une poésie qui a survécu aux affres de l’histoire, qui écrit avec et dans cette his­toire mais parvient à ne pas écrire seule­ment sur cette his­toire. C’est ce que mon­trent, entre autres, les deux pre­mières études de ce vol­ume, celle de Edward Bal­cerzan (Les ten­dances nova­tri­ces dans la poésie polon­aise) et de Wlodz­imierz Bolec­ki (Le mod­ernisme et la moder­nité dans la poésie polon­aise du 20e siè­cle). On y croise le groupe Sca­man­dre, fondé en 1919 par les poètes Julian Tuwim, Jaroslaw Swaszkiewicz, Antoni Slonim­s­ki, Kaz­imierz Wierzyn­s­ki et Jan Lechoń, autant que l’œuvre de Baczyńs­ki, mort durant le soulève­ment du Ghet­to de Varso­vie en 1944 :

Et moi, je ne suis plus ni un corps ni un homme
Et je ne suis pas encore un rêve

[dans Le Choix, 1943]

Bal­cerzan et Bolec­ki mon­trent cepen­dant que cette poésie ne s’écrit pas seule­ment dans le rap­port à l’histoire total­i­taire subie. Elle se con­stru­i­sait aupar­a­vant dans un rap­port à la moder­nité, ain­si en était-il avant la guerre des mou­ve­ments autour du futur­isme ou des nova­teurs de la revue Zwrot­ni­ca. À cette époque, un poète comme Peiper con­sid­ère la tech­nique et la Machine comme des vecteurs pro­duc­tifs d’art. Plus récem­ment, les poètes de la Nou­velle Vague, comme Barańczak, ou ceux de main­tenant, ain­si Swi­etlic­ki, posent la ques­tion du rap­port de l’être homme avec la société, celle de la survie de l’humain poète dans la société, dans toute société, et Swi­etlic­ki de crier :

Quelle est votre nationalité
Je suis ivrogne

Bien sûr, cette mod­este approche ne fera pas le tour d’une poésie où l’on croise aus­si les noms de Przy­boś, Slaw­in­s­ki, Milosz, Tuwim, Staff, Leśmi­an… et même Wis­lawa Szym­bors­ka. La poésie polon­aise, entre nova­tion, mod­ernisme et moder­nité est com­plexe et finale­ment diverse en ses lignes de force. C’est que, « Dès qu’on cherche à saisir un frag­ment de monde, c’est le monde entier qui fait irrup­tion en nous », comme l’écrit Witold Wirpsza.

Pen­dant le stal­in­isme, la Pologne a con­nu une courte péri­ode de « réal­isme social­iste » oblig­a­toire en poésie, sans doute de 1946 à 1956. Puis la poésie a évolué dans des sens proches de ses con­tem­po­raines d’Europe de l’Ouest dans la deux­ième moitié du 20e siè­cle, menant des recherch­es en direc­tion de la non-poésie et / ou de la non-lit­téra­ture, avec cette par­tic­u­lar­ité de ne jamais réelle­ment nier ou rejeter sa pro­pre tra­di­tion. Ce qui en fait une de ses orig­i­nal­ités. En Pologne, tra­di­tion, avant-garde et mod­ernisme coex­is­tent finale­ment, y com­pris dans l’œuvre même de nom­breux poètes comme Milosz. Bien sûr, elle est aus­si cette riposte per­ma­nente à la vie en sys­tème com­mu­niste, riposte qui con­siste à en mon­tr­er le réel, ain­si dans le célèbre M. Cog­i­to de Herbert :

Qui écriv­it nos vis­ages la var­i­ole certainement
cal­ligraphi­ant son « v » à la plume
mais à qui dois-je ce dou­ble menton
à un glou­ton quel­conque alors que toute mon âme
aspi­rait à l’ascèse pourquoi ces yeux
aus­si rap­prochés puisque c’est lui et non moi
qui obser­vait dans les buis­sons l’invasion des Vénètes
ces oreilles trop décol­lées deux coquil­lages de peau
héritage prob­a­ble d’un ancêtre qui traquait l’écho
du gron­de­ment d’une troupe de mam­mouths dans la steppe

Le front bas de rares pensées
les femmes l’or la terre ne pas se laiss­er désarçonner
le seigneur pen­sait à leur place et le vent les empor­tait par les routes
ils s’agrippaient aux murs et soudain dans un grand cri
ils tombaient dans le vide pour revenir en moi

[dans Mon­sieur Cog­i­to, 1974, tra­duc­tion de Brigitte Gautier]

Dans son étude, Quand les femmes se font poètes, l’architecte de ce fort beau vol­ume, Maria Delaper­rière, mon­tre l’importance de la place des femmes dans la poésie polon­aise du siè­cle passé, non pas au sens d’une poésie du fémin­isme mais plutôt comme une extra­or­di­naire flo­rai­son explo­rant l’ensemble des prob­lé­ma­tiques de l’humain depuis l’intériorité fémi­nine, sans pour autant être une sim­ple poésie fémi­nine. En Pologne, les femmes poètes sont surtout des poètes.

 On lira ain­si Świrszczyńska :

Je dis à mon corps :
- charogne – je lui dis
-charogne murée et clouée
aveu­gle et sourde
comme un cadenas.
 

Je devrais te bat­tre jusqu’au cri
t’affamer pen­dant quar­ante jours
te pen­dre
au-dessus du plus grand abîme du monde.
 

Et tu t’ouvrirais peut-être enfin
comme une fenêtre
à tout ce que je pressens qu’il est
à tout ce qui est fermé
devant moi
 

Je dis à mon corps :
charogne,
tu as peur de la douleur et de la faim
tu as peur du gouffre
 

Tu es sourd et aveu­gle, charogne – je dis 
et je crache dans le miroir.
 

[dans Heureuse comme la queue d’un chien, 1978]

Une autre par­tic­u­lar­ité de la poésie polon­aise du 20e siè­cle réside dans la place du chris­tian­isme. Soit qu’il s’agisse d’une poésie ouverte­ment chré­ti­enne (Jean-Paul II n’était-il pas poète ?) soit qu’il s’agisse d’une poésie en con­fronta­tion avec Dieu, dans le chris­tian­isme et depuis le chris­tian­isme. Se pose alors sou­vent une ques­tion essen­tielle, celle de l’absence appar­ente de Dieu devant les crimes de masse du siè­cle passé. On trou­vera donc autant de grands textes affir­mant une foi chré­ti­enne (Milosz,Twardowski) que d’importants poèmes du doute et de la révolte. Ce qui peut aller, avec Tadeusz  Rósewicz, jusqu’à l’expression d’une cul­pa­bil­ité du résis­tant, lui-même, ayant dû con­tribuer à l’horreur, ayant dû tuer lui aussi :

J’ai 20 ans
je suis un assassin
instru­ment
aus­si aveugle
qu’un sabre
dans la main d’un bourreau

[Lamen­ta­tion, dans Poésies choisies, 1998]

Cette révolte, c’est aus­si la force du poème de Gro­chowiak, Le coif­feur, dans lequel ce coif­feur coupe les cheveux au rasoir, appa­rais­sant peu à peu pour ce qu’il est : Dieu. Un « Dieu implaca­ble affairé seule­ment à faire pass­er les hommes de vie à tré­pas » écrit Hélène Wlo­dar­czyk dans son étude sur la Parabole chré­ti­enne et la révolte méta­physique dans la poésie polon­aise du 20e siè­cle. Cette révolte n’est pas à pro­pre­ment par­ler poli­tique : en Pologne, le drame des total­i­tarismes a enlevé toute illu­sion en ce qui con­cerne l’hypothèse d’une libéra­tion de l’homme, quelle qu’en soit la forme. On retrou­ve cette manière d’être chez Leśmi­an, Wat ou encore Her­bert. Une révolte qui est cepen­dant aus­si une atti­rance vers la tra­di­tion chrétienne.

Le vol­ume avance ensuite vers une étude con­sacrée à la nou­velle poésie polon­aise (1989–2003), de Mary­la Lau­rent, dernier état de la ques­tion disponible en langue française, une étude pas­sion­nante qui mon­tre la diver­sité et les axes de force de la poésie en Pologne aujourd’hui, ain­si que l’importance, peu après la chute du com­mu­nisme, de revues telles que BruLion, Nou­veau Cours ou Studi­um. On croise alors les poèmes de Sos­nows­ki, Sendec­ki, Bier­drzy­c­ki, Baran ou Swi­etlic­ki. Sous la plume et dans la bouche (on sam­ple beau­coup en Pologne aujourd’hui) cela donne ceci :

Mag­nifique Mon­sieur Zaga­jew­s­ki revient en ville
Chanter la beauté. Wla­dys­law Majcherek
se retourne. La Ville est très grande
Bien­tôt tous rentreront
Tout, bien sûr, est correct.
Tout baigne. Il y a les Tombeaux Royaux
Les Nobelle et Nobel. La poésie c’est donc cela
l’écrivain-résident et le créa­tive writing
Mag­nifique Mon­sieur Adam Zaga­jew­s­ki monte en belle puissance
dans le rétro­viseur de l’auto l’auteur. Et…

tant pis c’est dit.

[dans Aller]

Ici, l’auteur s’en prend à au moins trois de ses pairs, en nom­mant directe­ment un seul, les deux autres, « nobelisés » étant aisés à recon­naître. Que leur reproche-t-il ? D’avoir com­posé avec le régime com­mu­niste, par­tant au pire à quelque dis­tance de Varso­vie ou de Cra­covie. La cri­tique est-elle juste ? Peu importe. La ques­tion n’est pas ici celle de la jus­tice d’une cri­tique, elle est celle du cri d’une poésie. Aux cri­tiques internes au monde poé­tique polon­ais s’ajoute une évo­lu­tion vers une forme de poésie accor­dant plus de poids à la mélodie qu’au sens des mots (par exem­ple, le poème de Katarzy­na Fetlin­s­ka, In Absen­tia, peut aus­si se lire avec cette grille de lec­ture]. Cette poésie est sou­vent impos­si­ble à traduire. Elle est, selon Anna Podeza­szy, le réc­it en elle-même de son pro­pre poème. On ver­ra dans cette sit­u­a­tion de la poésie polon­aise en 2012, « réc­it en elle-même de son pro­pre poème », une sit­u­a­tion pes­simiste. Peut-être. Il y a sans doute là aus­si, et peut-être plus, une espérance pro­fonde, celle du com­bat intérieur mené con­tre la folie extérieure, laque­lle n’a pas cessé avec les total­i­tarismes du 20e siècle.

[texte traduit du polon­ais par l’auteur et revu par Sophie d’Alençon]

Maria Delaper­rière (dir.), La poésie polon­aise du 20e siè­cle. Voix et vis­ages, Insti­tut d’Etudes Slaves, 2004, 416 pages, 32 euros.

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