Can­ti XI et Can­ti XVIII de Léopardi

Can­ti XI et Can­ti XVIII de Léopardi

Can­ti XI et Can­ti XVIII de Léopardi

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L’équipe de recherche CIRCE, dont les lecteurs de Recours au Poème con­nais­sent les choix d’une autre poésie ital­i­enne, ani­me aus­si divers autres ate­liers tra­duc­tifs alliant réflex­ion théorique et tra­vail d’écriture pra­tique (inter­textuelle en l’occurrence) ; ceux-ci se réu­nis­sent par­al­lèle­ment au sémi­naire com­mun de l’équipe. L’un d’eux est engagé depuis un an dans la (re)traduction com­plète des Can­ti de Leop­ar­di (1845).
Les pre­miers résul­tats de ces travaux ont paru en revue(s) : par exem­ple sur Gio­van­ni Pas­coli, immense poète qua­si­ment incon­nu en France (Po&sie, ou ‘Mou­ve­ment tran­si­tions’ : La beauté), sur Loren­zo Calogero (inédits pour le site ‘Vil­lanuc­cia’ L. C.), et bien enten­du sur Gia­co­mo Leop­ar­di. Ce dernier chantier, avancé en accord avec le Cen­tre nation­al d’études léopar­di­ennes (CNSL, Reca­nati) auquel CIRCE — Paris 3 est d’ailleurs lié par con­ven­tion, a trou­vé aus­si des modes de dif­fu­sion – surtout en ligne – , çà et là. Le site de l’équipe CIRCE peut fournir à ce pro­pos de plus amples détails.
Nous présen­tons ici deux des dernières tra­duc­tions effec­tuées, comme d’habitude après un “pre­mier jet” pro­posé par trois ou qua­tre d’entre nous, au cours de quelques séances  com­munes, suiv­ies de plusieurs ajuste­ments et repen­tirs tardifs, échangés par mél et dis­cutés point par point (y com­pris à tra­vers skype). Ain­si que nous l’avons exposé plus d’une fois, notre recherche allie exégèse des textes, effort de théori­sa­tion sur la tra­duc­tion et ce que sig­ni­fie le pas­sage entre langues proches (it. du XIXe s. / fr. du XXIe  s. en l’occurrence) – ce que nous représen­tons sou­vent comme presque-même –, et aus­si con­nais­sance des phénomènes de récep­tion (nous tenons tou­jours compte de l’édition française disponible, en l’espèce le livre de poche procuré par M. Orcel, chez GF-Flam­mar­i­on), avec leurs dis­tor­sions éventuelles entre langue orig­i­naire (LO) et langue des­ti­nataire (LD – cf. notre D’écrire la tra­duc­tion, PSN 1996). Pour mémoire, on rap­pelle que le motif de l’oiseau soli­taire a lui-même une longue tra­di­tion, en par­ti­c­uli­er, pour les lecteurs ital­iens ou ital­ian­isants, allant des Psaumes à Pétrar­que, à Leop­ar­di, à Pas­coli et bien sûr à Mon­tale (Annette). Quant à « sa dame », Leop­ar­di écrivait lui-même dans une note à sa pre­mière édi­tion (de ce qui était alors de sim­ples Can­zoni) qu’à la fin, “elle n’existe pas ”.

Ont par­ticipé à ces ver­sions français­es : Lucrezia Chinel­la­to, Emilio Scia­r­ri­no, Ada Tosat­ti, J.-Charles Veg­liante et Sarah Ventimiglia.

[pour CIRCE : JcV]

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• Il passero solitario
                                                                                          (Can­ti XI)

Le passereau solitaire

Du som­met le plus haut de la vieille tour,
passereau soli­taire, vers la campagne
tu chantes jusqu’à ce que meure le jour ;
et l’harmonie erre ici par la vallée.
Alen­tour le printemps
brille dans l’air, et par­mi les champs exulte,
si bien qu’à l’admirer le cœur s’attendrit.
Tu entends trou­peaux bêler, mugir des bœufs ;
les autres oiseaux, jouant joyeusement,
font mille tours ensem­ble dans le ciel libre,
célébrant ain­si le meilleur de leur âge.
Seul, dans tes pen­sées, tout cela tu contemples ;
sans com­pagnons, sans vols,
sans allé­gresse, tu évites les jeux ;
tu chantes : passe ainsi
de l’an et de ta vie la plus belle fleur.

Hélas, com­bi­en ressemblent
à tes mœurs les miennes. Ni amusements,
ni rires, doux fam­i­liers de l’âge tendre,
ni toi, frère de la jeunesse, oh amour,
soupir acerbe des vieux jours, ne m’importent,
et je ne sais pourquoi ; au con­traire loin
d’eux presque je m’enfuis;
reclus presque, étranger
à mon lieu de naissance,
je passe le print­emps de mon existence.
En ce jour qui désor­mais incline au soir
l’usage dans notre bourg c’est d’être en fête.
Par le ciel sere­in s’entend un son de cloche,
sou­vent on entend des coups de feu tonner,
reten­tir au loin de mai­son en maison.
Toute en fête parée
la jeunesse du lieu
sort des demeures, se répand dans les rues;
elle admire, on l’admire, la joie au cœur.
Moi soli­taire en ce
coin reculé de cam­pagne je m’éloigne
et remets à plus tard
tout plaisir et jeu : cepen­dant, mon regard
per­du dans l’air brûlant,
le soleil me blesse qui par­mi les monts,
après un jour serein,
descen­dant s’évanouit, et sem­ble dire
que l’heureuse jeunesse s’en va aussi.

Toi, soli­taire oiseau, quand vien­dra le soir
de la vie que les étoiles t’ont donnée,
tu ne pleur­eras pas
ta con­duite, car la nature a créé
cha­cun de vos plaisirs.
Mais moi, si je ne prie
pour éviter le seuil
haï de l’âge, quand
au cœur d’un autre ces yeux seront muets,
quand pour eux le monde sera vide, quand
demain sera plus triste et noir qu’aujourd’hui,
qu’en sera-t-il alors
de ce désir, de mes années, de moi-même ?
Je les regretterai,
las ! regar­dant en arrière inconsolé.

* * *

• Alla sua donna

       (Can­ti XVIII)

À la dame de ses pensées

Chère beauté, amour
tu m’inspires, loin ou cachant ton visage ;
en rêve, ombre divine,
tu ébran­les mon cœur,
ou dans les champs quand brillent
mieux le jour, et le rire de la nature ;
as-tu donc réjoui
le siè­cle inno­cent qui de l’or a le nom :
et à présent tu voles,
âme par­mi les hommes ? Le sort avare
te sous­trait-il à nous, en vue du futur ?

Nul espoir ne me reste
de t’admirer vivante ;
même si mon esprit, seul et dénudé,
par­ve­nait à quelque demeure étrangère
par un nou­veau chemin. Dès le pre­mier seuil
de ma journée rem­brunie et incertaine,
je te pen­sai ma com­pagne dans ce sol
aride. Mais il n’existe aucune chose
sur terre qui te ressem­ble ; et si visage,
gestes ou paroles d’autrui t’égalaient,
ils seraient, bien que pareils, beau­coup moins beaux.

Mal­gré tant de douleur
qu’à notre âge d’homme impose le destin,
si telle, aus­si vraie que te peint ma pensée,
quelqu’un t’aimait sur terre, encore ce vivre
lui sem­blerait heureux ;
et je vois bien claire­ment que ton amour
comme dans mes jeunes années me ferait
suiv­re louange et valeur. Or n’apportèrent
les cieux aucun récon­fort à nos souffrances ;
et la mortelle vie près de toi serait
sem­blable à celle qui dans le ciel endieue.

Par les vaux, où résonne
du paysan à son tra­vail la chanson,
et, assis, je me plains
d’être déserté par l’erreur juvénile ;
par les coteaux, où je me sou­viens et pleure
les désirs per­dus et le per­du espoir
de mes jours ; en pal­pi­tant, à ta pensée
je m’éveille. Si je pou­vais seulement
dans ce siè­cle obscur et dans cet air infâme,
garder ta haute image ! du simulacre,
puisque le vrai m’est ravi, je suis comblé. 

Des idées éternelles
si tu es l’une, à qui l’éternel esprit
n’accorde de revêtir forme sensible,
ni, caduque dépouille,
d’éprouver l’ahan d’une funeste vie ;
ou si une autre terre aux ultimes cercles
t’accueille par­mi des mon­des innombrables,
et près du Soleil une plus belle étoile
t’éclaire et qu’un air plus béné­fique souffle ;
d’ici où nos années sont tristes et brèves
reçois cet hymne d’un amant inconnu. 

 

                 © CIRCE, 2013

 

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