Il neige. Bien au chaud dans l’abribus ali­men­té par les pan­neaux solaires, une vieille dame attend. Elle attend, assise, que les vingt min­utes indiquées sur l’écran devant elle s’écoulent rapi­de­ment. Mais le temps sem­ble arrêté, sus­pendu à l’hésitation dansante des flocons.
La neige. La vieille dame s’est tou­jours sen­tie en adéqua­tion avec elle. La chute des flo­cons a quelque chose d’hypnotique. Elle nous entraîne avec elle. Nous tombons comme le flo­con sur le bitume. Mais nous ne fon­dons pas (1). Encore aujourd’hui, elle se sou­vient des pre­miers vers d’un poème de Yves Bonnefoy :

 

J’avance dans la neige, j’ai fermé
Les yeux, mais la lumière sait franchir
Les paupières poreuses, et je perçois
Que dans mes mots c’est encore la neige
Qui tour­bil­lonne, se resserre, se déchire. (2)

 

Aujourd’hui, à la regarder blanchir la rue déserte, elle pense à la page encore vierge et le poème qui reste à écrire. Der­rière la vit­re, la danse des flo­cons lui évoque celle des abeilles, puis celle des mots qu’il faut appren­dre à écouter. Elle voudrait tant revoir les abeilles, mais à moins de se ren­dre au Muséum des insectes, elle sait que depuis vingt ans les butineuses ont dis­paru des champs, que la pollini­sa­tion se fait de manière arti­fi­cielle et que le « vrai » miel est devenu aus­si rare et cher que le caviar.

Le monde a changé, mais la neige est tou­jours là. Comme le poème.

 

Elle n’a pas été sur­prise de voir dis­paraître cer­tains métiers : le fac­teur rem­placé depuis longtemps par l’Internet, l’infirmière par des robots sophis­tiqués ou encore le pro­fesseur qui, après une phase pro­lifique de cours par visio­con­férence devant des mil­liers d’élèves, s’est vu remer­cié et relayé par un holo­gramme bien plus ludique. De l’Antiquité, il ne reste en vérité que la pros­ti­tuée pour « le besoin du corps » et le poète, pour « le besoin de l’imaginaire et de la pen­sée ». Bien sûr, cer­tains pour­raient rétor­quer que ce ne sont pas des métiers… Soit ! Vivre en poésie est un choix, une manière autre de voir la vie. La vieille dame en sait quelque chose. Cela fait cinquante ans qu’elle se con­sacre corps et âme au poème.

Com­ment vivre de poésie ? On ne peut pas. La pré­po­si­tion est impor­tante. Vivre de poésie relève de l’utopie : on vit d’ateliers, de lec­tures, de bours­es, de sub­ven­tions… pas du poème, car il est libre. Aujourd’hui, l’Etat ne peut plus soutenir les poètes. Ni per­son­ne d’ailleurs. En 2032, le sys­tème des retraites s’est effon­dré, et à moins d’avoir épargné toute sa vie, le salarié doit tra­vailler jusqu’à sa mort… alors le poète… La vieille dame se sou­vient de ces années dif­fi­ciles : sans enfant, elle fut oblig­ée de deman­der à ses neveux de l’aider en lui ver­sant une petite pen­sion men­su­elle, tout en con­tin­u­ant ses ate­liers d’écriture. Jusqu’à ce jour heureux où elle reçut d’une société privée – célèbre pour être un « grand mécène  pour les écrivains », une pen­sion à vie con­fort­able. C’était là une recon­nais­sance pour cette vie d’écriture et de rencontres.

 

Aujourd’hui, elle con­tin­ue d’écrire, mais n’intervient plus dans les espaces cul­turels : les ren­con­tres avec les lecteurs se font plus rares. Elle est fatiguée et malade. Un peu isolée, elle ne voit plus beau­coup ses amis. Il lui arrive encore de répon­dre à des let­tres virtuelles de jeunes poètes qui lui deman­dent des con­seils ou un regard cri­tique sur leurs textes. Pour­tant, comme elle aimait les ren­con­tres ! La pre­mière fois qu’elle vit Andrée Che­did invitée pour une lec­ture à la Mai­son de la poésie de Saint Quentin-en-Yve­lines, son cœur avait fait un bond joyeux dans sa poitrine. Et com­ment ne pas songer à l’amitié chaleureuse de Salah Al Ham­dani, la douceur de Cécile Oumhani, la gen­til­lesse de Gabrielle Althen… et Gérard Noiret qui, le pre­mier, lui mon­tra le chemin du poème…  Elle se sou­vient aus­si de ses pre­mières décou­vertes quand elle était étu­di­ante, L’ombre la neige de Max­imine avec qui elle devint amie quelques années plus tard et Comme un château défait de Lionel Ray qui mar­qua sa poésie à jamais… Elle s’illumine au sou­venir de cette journée mémorable où Lionel Ray lui avait don­né ren­dez-vous au Café Ros­tand, près du Jardin du Lux­em­bourg à Paris, pour sign­er leur petit livre com­mun. Un bel après-midi de jan­vi­er autour d’un choco­lat chaud. Par­ler de poésie, des poètes, des hasards mer­veilleux de la vie…

 

Voici tou­jours plus haut
ciel d’avant nuit cet envol
ces éclats tran­chants du jour
ces flammes vivantes.

Ce sont mots chauf­fés à blanc
qui ne con­nais­sent ni la rouille féroce
ni le som­meil épais d’un temps improbable
mais le souf­fle men­tal du ciel intérieur.

Comme on va de proche en proche
dans un pays sans lim­ite une mer inconnue
je te salue mon langage
ruche ouverte à toutes rives. (
3)

 

Un bruit de moteur la fait sor­tir de sa bulle. Elle lève la tête et le bus est à l’arrêt. La porte automa­tique coulis­sante s’ouvre devant elle. Souri­ante, la vieille dame recon­naît un con­duc­teur androïde ami :
« Bon­soir William.
— Bon­soir Madame Padellec »

Der­rière  la vit­re du bus, les flo­cons pour­suiv­ent leur danse de l’infini comme une mul­ti­tude d’abeilles. Le monde a changé. La neige est tou­jours là. Le poème aussi.

 

Paris, le 11 févri­er 2013/ 2053

***

 

1.extrait de Sur les lèvres rouges des Saisons de Lydia Padel­lec (édi­tions de l’Amandier, 2012)
2.extrait d’un poème de Début et fin de la neige de Yves Bon­nefoy (Poésie/Gallimard, 1995)
3.extrait d’Au miroir des mots de Lionel Ray, avec les pein­tures de Lydia Padel­lec (édi­tions de la Lune bleue, 2012). 
 

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