Dans la cohue jour­nal­ière des mul­ti­plic­ités, on peut choisir délibéré­ment de rap­procher et non de dis­ten­dre ou de sépar­er. Il ne s’agit pas alors d’une recherche effrénée et  arti­fi­cielle de liens comme on pour­rait en trou­ver dans tout dog­ma­tisme. Non il s’agit de se met­tre à l’écoute des courants d’énergie et de recon­nais­sance qui se met­tent en place et qui sont présents partout dans notre monde, même là où on ne regarde plus, ou alors très vite, comme on sait le faire aujourd’hui…. À l’heure des com­pé­tences de vitesse et de précipitation.
Or pour ces courants silen­cieux mais puis­sants qui bat­tent nos vies comme des ressacs venus d’ailleurs, comme des neiges sécu­laires, aux­quelles nous sommes habitués et dont nous ne savons plus voir la pure blancheur d’effacement et de renou­veau, il y a des lieux ou plutôt des espaces, des éner­gies, des puis­sances qui se décla­ment et se dis­ent à mots cou­verts, à mots cachés, par la force des sym­bol­es et des pos­tures, par le jeu des famil­iar­ités et des élé­gances, des appels et des références, des pas­sages choi­sis, des routes inat­ten­dues, des rup­tures qui évi­dent le quo­ti­di­en pour lui restituer enfin son pur vis­age d’étrangeté…. Dans lequel nous sommes en purs… étrangers.
Le poète est ce maître de désig­na­tion, celui qui saisit au vol les signes de cette autre mesure du monde. Il décèle, (dé-cèle), il excelle (ex-cèle) et cèle – selle d’autres mon­tures sur lesquelles la pas­sion et l’amour de vivre se déchaînent.
En Algérie, autre pays des silences, le poète est celui qui sait éviter d’abord les lieux com­muns, les écueils des dits et red­its sco­laires à pro­pos de la poésie. Il sait sur­pren­dre et rudoy­er cette attente de trans­parence qui tue tous les pos­si­bles d’être. Quelle que soit l’Histoire qui habite nos fresques et frasques au quo­ti­di­en, il sait dénouer les cer­ti­tudes, habiter les doutes et en pro­jeter les ombres, il sait gliss­er dans l’arène et ménag­er le dou­ble émer­veille­ment de l’ambigüité et de la droi­ture. Il apporte la géométrie des portes ouvertes et la lumière des quêtes, renon­ce­ments aux certitudes.
Ain­si en est–il de Mohammed Dib, dont la parole mul­ti­ple et sin­gulière reste incon­nue en son pays. Et pour­tant,  la puis­sance des mots les porte au voy­age, voy­age intérieur surtout, à la ren­con­tre des éner­gies cor­re­spon­dantes : soufisme, sagesse et chants pop­u­laires, her­métismes voy­ants, illu­mi­na­tions incom­préhen­si­bles mais ressen­ties et admis­es, cryp­togra­phies ludiques comme celles que l’enfance invente et fait vivre dans le chant et le délire lucide qui l’habite ; toutes ces pra­tiques poé­tiques creusent infin­i­ment le texte vu/lu vers le texte dit, joué, ouvert aux mul­ti­plic­ités qui accom­pa­g­nent l’Histoire du Maghreb et de l’Algérie.
Ain­si dans Frac­tures

Cœur à cris.
Gril­lons d’ennui.

Attente.
Qui vive ?
Qui ne se quitte pas ?

Les étoiles dis­posent en vain leurs signes.

De main en main que de caress­es déprises.

Mur­mure le secret étranger à toute rive.

Le monde s’écrit et se parsème autour d’un secret, les signes sont sa langue, mais ceux anciens qui restent ouverts et savent impos­er les brèch­es, les entailles dans le mur ras­sur­ant des con­struc­tions acquis­es. Il s’agit de savoir qui vit, qui est là, qui existe, tout en sachant qu’on ne saura pas, que cette ques­tion venue avec nous, par­ti­ra avec nous et con­tin­uera de se déclin­er avec l’humanité…. Et ne s’épuisera sans doute pas.
Ain­si en est-il dans le recueil Omnéros où le poète déclame/enferme une vision à la fois hal­lu­cinée et pour­tant réfléchie d’un monde porté par la loi secrète de la trans­for­ma­tion qui gruge les apparences et les fait éclater ; au cœur de cette dis­po­si­tion est Eros, puis­sance de vie , alter­na­tive et tra­ver­sante, qui devient Eros mer, Eros terre, Eroslude, plus eros et enfin thanatéros. Étroite­ment asso­ciée à la femme et à la mer, dans l’infinitude de leur présence, de leur tra­ver­sée et de leur mys­tère, l’Amour dépareille le monde, le rav­age mais lui rend enfin une plus pro­fonde intégrité. Le tra­vail ini­ti­a­tique et alchim­ique est au cœur de ce recueil puisqu’il s’agit de com­pren­dre le périple du ressen­ti et du vécu au cœur de l’expérience poé­tique, por­teuse, rav­ageante mais viv­i­fi­ante. Le voy­age se fait égale­ment avec en creux le jeu des langues : si l’arabe est absent et si le français est la langue d’écriture, en cette dernière langue, le regard de l’autre con­tin­ue d’être et de déporter sans cesse toute phrase, tout vers, dans l’infinie absence qu’elle désigne. Le texte est écartelé, feuil­leté par la présence silen­cieuse de ce jeu qui con­tribue à son her­métisme, ce dernier devenant la seule manière de dire dans la fidélité :
 

Clair obscur

Les oiseaux apparaissent,
S’al­lume une flamme
Et c’est la femme ;

Sans nom ni liens ni voile,

Errant les yeux clos,

La femme cou­verte de la fraîcheur de la mer.

Mais brusque­ment les oiseaux réapparaissent

Et s’al­longe cette flamme

Plus qu’en­tr’aperçue au fond de la chambre.

Et c’est la mer,

La mer aux bras endor­mants por­tant le soleil.

Ni ori­ent ni nord, ni obsta­cle ni barre, la mer ;

Rien que la mer ténébreuse et douce

Tombée des étoiles, témoin des muti­la­tions du ciel,

Soli­tude, pressen­ti­ments, chuchotis.

Rien que la mer,
Les yeux éteints.
Sans vague ni vent ni voile.

Brusque­ment les oiseaux réapparaissent ;

Et c’est la femme.

Ni étoile ni rêve, ni geyser ni roue, la femme.

Les oiseaux reviennent ;
Et rien que la mer.

Le même secret se trans­forme : altérité et étrangeté sont aus­si méta­mor­phoses, apparences et intéri­or­ités mul­ti­ples qui n’en finis­sent pas de se don­ner à voir dans le kaléi­do­scope du monde. Une des fig­ures échap­pée de ce motif de trans­for­ma­tion est la femme qui devien­dra le cen­tre du recueil Ô Vive. Bouche, œil, sexe, le Ô du titre ren­voie à la puis­sance fémi­nine de créa­tion, d’enfantement et de trans­for­ma­tion ; Vivre con­duit à recon­naitre l’exaltation de la vie. Dans ce recueil égale­ment, l’émerveillement, la stu­peur, l’adoration silen­cieuse, pro­fonde, soulig­nent la pré­car­ité du monde et de la rela­tion que nous entretenons d’abord  avec l’amour puis avec l’univers, tout en mon­trant la force silen­cieuse qu’il nous prodigue.
Au-delà de toutes les berges explorées, reste enfin le secret d’enfance, la nais­sance sans nom aux choses banales mais si forte­ment sin­gulières sous le regard neuf de l’enfant qui tou­jours veille. Car c’est de cela qu’il s’agit, l’enfant traque, se place aux cen­tres de ces courants d’énergie qui ouvrent dans le monde la circulation/l’échange, l’émerveillement, la pro­fondeur inat­ten­due que l’on décou­vre au détour de soi, de la rue, de l’ombre d’un arbre qui se pro­longe sur le mur. L’enfant est en état de vig­i­lance, écoute, décou­vre : il vit enfin là où nul ne peut lui arracher la splen­deur sim­ple et improb­a­ble  de son état.

Si c’é­tait illuminé ?

Il le savait et comment.

Mais il n’y allait pas.

Des lus­tres brillaient,
Il y avait fête là-bas.
Ici, nuit et silence.

Ici, que des soupirs
Etouf­fés par les portes.
Le garçon écoutait.

Cette mai­son doublée
Par cette autre maison
Où il y avait fête.

Nul bruit même de pas.
Mais d’i­ci on entendait :
La fête allait bon train.

Debout à la fenêtre
Il regar­da les étoiles
Vivre dans leur bassin.

À l’autre bout de cette appar­te­nance, il y a un autre poète, jeune et beau­coup moins con­nu, il s’agit de Amine Aït Hadi. Et pour­tant, il y a une sorte de résonnance.
 

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