Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

Par |2025-11-06T16:14:48+01:00 6 novembre 2025|Catégories : Ara Alexandre Shishmanian, Critiques|

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur
et les puits de l’inconscient se dressent 
avec leur per­plex­ité pleine de bitume

Ce nou­v­el ouvrage d’Ara Shish­man­ian est en réal­ité une sélec­tion mise à la dis­po­si­tion des lecteurs fran­coph­o­nes dans une tra­duc­tion de Dana Shish­man­ian révisée par l’auteur, des trois recueils en roumain du cycle Onirice entamé en 2022. On y retrou­vera les mêmes élans dans l’inconnaissable, les mêmes audaces de lan­gage que dans La Létale de la lune(2024). Si les rêves ou plutôt les « rêver­ies », ces rêves éveil­lés, sont en effet un matéri­au courant pour les écrivains, par­fois revendiqué comme chez Rousseau ou Gérard de Ner­val, il est des poètes – Rim­baud, Lautréa­mont, les Sur­réal­istes – capa­bles de s’affranchir de toute logique et de tran­scen­der la réal­ité (celle suiv­ant laque­lle, par exem­ple, un chat miaule et n’aboie jamais). 

L’exercice est bien sûr dif­fi­cile, le risque de tomber dans l’abscons, dans l’absurde, le pur non-sens est lui, bien réel, mais quand il est réus­si comme chez les auteurs préc­ités leurs écrits oblig­ent le lecteur à sor­tir de sa rou­tine, accepter un univers où tout est per­ver­ti : ce n’est pas seule­ment en effet, comme dans la lit­téra­ture fan­tas­tique, qu’on y racon­te des his­toires certes incroy­ables mais con­ser­vant une logique interne, c’est qu’il n’y a même plus d’histoire ni de logique, seule­ment des images qui défient le sens com­mun et qui néan­moins – si l’exercice est réus­si – « font sens ». Ara Shish­man­ian, qui préfère pour sa part à « rêver­ie » les néol­o­gismes « arrêve » ou « urrêve », est orfèvre en la matière.        

Ver­ba­tim :

  • et à nou­veau ces regards sem­blables à des cordes qui nouent mes chevilles • mon index me brûle – et la glace fait fon­dre le hurlement que j’essaie de mon­tr­er • et le couteau se trans­forme en sourire • et ma grotte attire tous les fruits qui me répug­nent • et le vide me guide tel un mort recon­nais­sant • car le monde n’est que l’entrepôt où se fut empilé tout ce qui m’est dû – tous les objets volés et les vies que je n’ai pu vivre • ou ce zéro-miroir où sont rassem­blés tous mes mal­heurs • et ce chien non négo­cia­ble dont le fidèle désas­tre m’a tou­jours accompagné •

Ara Alexan­dre Shish­man­ian, Oniriques, tra­duc­tion du roumain par Dana Shish­man­ian et Ara Alexan­dre Shish­man­ian, Paris, PHOS (ΦΩΣ), 2025, 156 p., 12 €.

Le texte se présente ain­si, comme une suite de qua­tre-vingt-dix para­graphes titrés et numérotés scan­dés par des « • », sans majus­cules, avec de nom­breux « – », con­stru­isant un long poème de vers libres (où l’on préfér­era peut-être voir plutôt de la prose poé­tique). Un homme que l’on devine âgé dresse une sorte de bilan de sa vie, dans l’attente de la fin : oh ! mort, tu me hanterais comme un arbre invis­i­ble

Une telle dérélic­tion s’accompagne de la con­vic­tion chez le poète que, si bien entouré qu’il soit cha­cun d’entre nous est irrémé­di­a­ble­ment pris dans la corde vio­lacée de la soli­tude, […] écho de l’âme pro­fonde, sachant par ailleurs que son pes­simisme rad­i­cal (je prophé­tise mon angoisse per­due dans le bor­del des oub­lis)  englobe l’humanité entière (• toute cette frange tox­ique de l’autre •) et que l’amour y tient peu de place.

voici la fille absurde avec ses seins blêmes • peut-être morte déjà – émergeant d’un miroir étranger • avec ses seins blêmes et durs – des prunes bizarres que l’on peut mâch­er sans fin • et dans l’éclat obscur – le néant brisé où l’oubli avec son mirage trou­ble sem­blait me racon­ter son obscénité timide comme le reste d’un fan­tasme • et peut-être un sol­dat – ou deux ou trois – sor­taient d’elle avec leurs uni­formes rouges de sang • telles des croûtes de pain mâchées par une ultime guerre • des croûtes de pain ou des tablettes de choco­lat déflorées •

De rares entractes, d’autant plus pré­cieux, vien­nent éclair­er un univers si sombre :

  • une bar­que pas­sait à tra­vers ma fenêtre en bat­tant lente­ment des ailes – qu’elle était douce cette folie d’un sourire • plus douce – bien plus douce qu’un pot de con­fi­ture

On admire, au pas­sage, la triv­i­al­ité inat­ten­due de la métaphore « pot de con­fi­ture » qui clôt le para­graphe 47 (« le cha­peau plein les yeux »), à la mi-temps du livre.

Le poète, il est vrai, n’a pas peur des mots et ne recule pas devant les mots crus (bor­del, ci dessus), les images directe­ment sex­uelles (la fel­la­tion des ténèbres ; l’érection de la mer ; la mas­tur­ba­tion fémin­iste des tombeaux ; des rivages de sperme ; mon éjac­u­la­tion, sperme atom­ique ou enfer échoué ; les hos­pices m’envoient des folles en robe blanche pour les bais­er), les pré­ci­sions anatomiques (eury­dice [sans majus­cule] au vagin de lys blanc). Mais il ne s’agit là que de rares nota­tions des­tinées à prou­ver que rien n’est inter­dit pour qui entend brûler la poésie avec des vers.

 Si une telle poésie est par essence source d’infinies énigmes, cer­taines for­mu­la­tions se réfèrent à la sci­ence la plus actuelle, telle : • voici une route déchi­quetée d’où émer­gent les franges d’une femme quan­tique • ou les traces équiv­o­ques du chat de Schrödinger • À cet égard, on se référ­era utile­ment à la pré­face de Dana Shish­man­ian qui révèle la philoso­phie sous-jacente du recueil, une « méon­tolo­gie » témoignant d’un monde où rien n’embrasse le com­mence­ment de nulle part sur le coussin nos­tal­gique de jamais.

Le lecteur de La Létale de la lune retrou­vera ici des obses­sions chères au poète, ce titre  réap­pa­rais­sant d’ailleurs au pas­sage : • la fix­ité de cristal de la panique – de l’étrangère – la létale de la lune qui me regarde avec des yeux de sibylle saccagée • Le mot « lune » revient à maintes repris­es, jusqu’à la fin : • hos­tile s’effondre la lune longue­ment atten­due en féroce soli­tude

De même l’adjectif « létal » ou le sub­stan­tif cor­re­spon­dant : – un men­songe à la létal­ité gelée • Cepen­dant, comme dans l’ouvrage précé­dent, c’est le qual­i­fi­catif « bleu » qui revient avec le plus d’insistance, au détri­ment des autres couleurs. Je suis malade de soli­taire et de bleu […] • et à nou­veau le bleu pleure sur mon vis­age. Il serait sans nul doute intéres­sant de percer le mys­tère d’une telle fas­ci­na­tion pour le bleu (qui n’est pas que le bleu de l’âme), si cher à Jean-Michel Maulpoix (Une his­toire de bleu, L’Instinct de ciel).

Et toi poète, sculp­teur de cernes, héraut des dés, pan­tin onirique […] qui aspire notre chair des mys­tères, si tu crains peut-être le néant, c’est que tu ne fais pas suff­isam­ment con­fi­ance aux livres qui ne sont pas, comme tu le crois, des sources asséchées où nous ne pour­rions plus boire que les épis de la sécher­esse

  • le man­nequin du poète veille sur l’agonie des syl­labes

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la fac­ulté de langues romanes, clas­siques et ori­en­tales, avec une thèse sur le Sac­ri­fice védique, opposant au régime com­mu­niste, Ara Alexan­dre Shish­man­ian a quit­té défini­tive­ment la Roumanie en 1983. Poète et his­to­rien des reli­gions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des pub­li­ca­tions de spé­cial­ité en Bel­gique, France, Ital­ie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du col­loque « Psy­chan­odia » qu’il a organ­isé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Cou­liano, dis­ci­ple de Mircea Eli­ade : Ascen­sion et hypostases ini­ti­a­tiques de l’âme. Mys­tique et escha­tolo­gie à tra­vers les tra­di­tions religieuses, 2006, et le pre­mier numéro d’une pub­li­ca­tion péri­odique : Les cahiers Psy­chan­odia, I, 2011 ; ces deux pub­li­ca­tions sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Cou­liano » qu’il a créée en 2005).

Il est égale­ment l’auteur de 18 vol­umes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochi­ul Orb / L’oeil aveu­gle, Tirezi­a­da / La tirési­ade, regroupés dans Trip­tic / Trip­tyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I‑VI (2003–2017), le cycle Absenţe / Absences, I‑IV (2008–2011), et enfin Neştiute / Mécon­nues, I‑V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux vol­umes de poèmes traduits en français par Dana Shish­man­ian sont parus aux édi­tions L’Harmattan, dans la col­lec­tion Accent tonique : Fenêtre avec esseule­ment (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recen­sés dans des revues lit­téraires français­es (dont Recours au poème).

Autres lec­tures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

His­to­rien des reli­gions, auteur de plusieurs études sur l’Inde Védique et la Gnose, Ara Shish­man­ian a égale­ment organ­isé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d’un col­loque sur la mys­tique escha­tologique à tra­vers les reli­gions mais aus­si de 14 vol­umes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s’ag­it, à pre­mière vue, d’un livre dif­fi­cile, éru­dit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kaf­ka, Novalis, Rilke… Ce d’au­tant que nous sommes face à […]

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Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

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Michel Herland

Michel Her­land est pro­fesseur des uni­ver­sités. En dehors de ses ouvrages et arti­cles pro­fes­sion­nels en sci­ences économiques, il est l’auteur d’un essai, Let­tres sur la jus­tice sociale à un ami de l’humanité (2006), de deux romans, L’Esclave (2014) et La Mutine (2018), de trois recueils de poésies, Haïkus-Mar­tinique (2018) et Tropiques suivi de Mis­erere (2020, éd. bilingue français-roumain), L’Homme qui voulait pein­dre des fresques (Ander­sen, 2023), de nou­velles, d’un mono­logue, Le Dépar­leur, qu’il inter­prète lui-même au théâtre et de nom­breuses pub­li­ca­tions en revues.

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